Le meilleur des meilleurs films !
Toutes les photos sont de © Frédéric Noy / Cosmos

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Culture

Le meilleur des meilleurs films !

Un réalisateur ougandais attaque Hollywood avec un film d'action à microbudget.

Fin 2011, Manhattan, East Village. Alan Hofmanis s'installe à la table d'un bar face à un vieux pote. Deux jours plus tôt, sa petite amie l'a quitté juste au moment où il lui offrait une bague de fiançailles. Hofmanis, 41 ans, a déjà dédié plus de la moitié de sa vie au cinéma, sans n'avoir vraiment suivi d'autre chemin que celui de se jeter à corps perdu dans celui-ci, via la direction artistique et le montage son. À 17 ans, il était stagiaire assistant sur une émission de télévision, et dormait dans le métro new-yorkais. Quelques années plus tard, il a vécu un mois dans sa voiture juste pour participer au festival Lake Placid Film, à Adirondacks, dont il a fini par intégrer l'organisation – avant de déserter. Aujourd'hui, il n'a pas de perspective de carrière et peu d'expérience pratique des technologies cinématographiques digitales – et plus de copine.

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Espérant remonter le moral de Hofmanis, son ami, qui a passé pas mal de temps en Ouganda à bosser pour une ONG, dégaine son smartphone et lui montre le trailer d'un film nommé Who Killed Captain Alex. Produit avec environ 200 euros par Isaac Nabwana, fondateur de la première société de films d'action en Ouganda, la Ramon Film Productions (RFP), le film raconte une histoire invraisemblable où des commandos s'attaquent à un impitoyable gang de dealers, la Mafia Tiger, adeptes des arts martiaux et de toutes sortes de munitions lourdes. Quand ils sont touchés, les personnages crachent des bouffées de sang générées par ordinateur. En voyant ça, Hofmanis pense à Buster Keaton, qui tournait aussi des films en Afrique.

Le trailer de 'Who Killed Captain Alex'

Après 50 secondes de trailer, il décide d'aller en Ouganda. Il a déjà économisé 15 000 euros en vue du mariage et de la lune de miel. En plus, il a accumulé des miles via ses précédents voyages, de même que plusieurs jours de congé. Cette nuit-là, il achète un billet à 1 300 euros pour Kampala, capitale de l'Ouganda.

Lors de son premier jour à Kampala – une ville congestionnée de 1,2 million d'habitants –, Hofmanis va flâner sur le marché d'Owino, un vaste bazar abrité du soleil par de larges parasols, où les touristes occidentaux ne vont jamais. Son idée est de trouver Nabwana, mais il n'a aucune idée d'où il vit et n'est même pas sûr qu'il accepte de le rencontrer si d'aventure il lui mettait la main dessus.

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Tout à coup, parmi la foule, il aperçoit au loin un vendeur de DVDs avec un t-shirt de la Ramon Film Productions. Il s'élance entre les étalages pour atteindre le mystérieux personnage, qui – pressentant qu'un mzungu (un Blanc en luganda, la langue locale) chargeant de la sorte ne peut être qu'annonciateur d'ennuis – s'échappe dans la direction opposée.

Hofmanis coince le type, et, après s'être donné des gages d'assurance mutuels, (il ne vend pas de DVDs pirates ; Hofmanis n'est pas un agent d'Interpol), le vendeur admet savoir où vit Nabwana. Tous deux prennent place dans un boda-boda, un taxi d'appoint qui fonce à travers le trafic de Kampala.

Hofmanis atteint la demeure de Nabwana et l'appelle par la porte d'entrée, ouverte. « Salut, je m'appelle Alan, je viens de New York et j'aimerais vous parler ! » Nabwana, un chic type de 38 ans, l'accueille de sa voix calme et le gratifie d'une poignée de main, comme si des mzungus se pointaient tous les jours devant chez lui.

En fait, il se trouve que c'est le cas. Hofmanis découvre en effet que deux documentaristes français l'ont devancé de quelques minutes (ils travaillaient sur un film au sujet du cinéma africain). Au cours d'une discussion avec eux, Hofmanis s'agace que les Français emploient systématiquement le terme de « film indigène » pour qualifier le travail de Nabwana – comme si Captain Alex n'était envisagé que d'un point de vue anthropologique et non cinématographique.

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Une fois ces messieurs partis, Hofmanis et Nabwana parlent cinéma. Hofmanis le mitraille de questions au sujet de son matériel, de son esthétique et de ses influences. Il est surpris d'apprendre que Captain Alex n'est qu'un film parmi la vingtaine que Nabwana a produit (il en a perdu certains, ne disposant pas de logiciel de stockage). C'est à ce moment que Hofmanis réalise que RFP, l'entité derrière Captain Alex, est un vrai studio.

Depuis 2005, date de création de la société, les films de Nabwana ont été vus par des centaines de milliers de spectateurs africains. Même si son film n'est pas distribué en dehors de l'Ouganda, le trailer Youtube de Captain Alex a été visionné plus de deux millions de fois. Réaliser des films grand public avec un budget minuscule a forcé Nabwana à développer un bon sens de l'économie. Par exemple, lors de ses dix premiers films d'action, il a utilisé du sang de vache pour ses scènes de mort. Lorsque ses acteurs se sont plaints de haut-le-cœur, il a opté pour du colorant alimentaire. L'un d'entre eux a alors développé une brucellose, une infection bactériologique zoonotique qui l'a contraint à passer une semaine à l'hôpital.

Les deux hommes ont discuté cinq heures durant. À un moment, Nabwana a confié à Hofmanis une idée de film où le président Obama, en visite en Ouganda, se ferait kidnapper par des cannibales. Le projet est dans la continuité des autres productions RFP, mais il témoigne des ambitions grandissantes de Nabwana : il nécessiterait en effet la location d'un hélicoptère, et ce même si le coût d'une heure de vol est supérieur au budget du film.

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« Tu sais, lui dit Hofmanis : Coppola aussi a connu des difficultés avec les hélicoptères dans Apocalypse Now. » Nabwana sourit et demande : « Qui est Coppola ? »

En novembre dernier, je suis allé en Ouganda voir Nabwana. Wakaliga, le quartier de Kampala où il vit et travaille. Celui-ci est traversé par la route Sir Albert Cook, une artère majeure embouteillée de mini-vans, de camions et de bodas-bodas. L'odeur du diesel pique le nez. Dans la rue sans nom qui conduit à RFP, les effluves des pots d'échappements laissent place aux parfums des bidonvilles, ou slums : fumée, détritus, eaux usées. Une tranchée ouverte court le long de la route.

Sa maison se situe sur l'un des points les plus bas de Wakaliga. Nabwana a lui-même construit le bâtiment principal avec des briques qu'il a cuites et façonnées à la main (le terrain est un héritage de son grand-père). Au niveau de la porte de derrière, il y a une cuisine extérieure. Nabwana et sa femme, Harriet, se partagent une chambre avec leurs trois plus jeunes enfants. La belle famille, locataire de la demeure, occupe les chambres restantes. La maison ne dispose pas d'eau courante.

À l'arrière de la maison, une petite parcelle de terre regroupe espace de répétition, studio d'enregistrement, quatre chambres à louer et une petite cabane abritant des chutes de métaux. Cette étendue s'apparente à une décharge – jonchée de cadavres d'animaux et de couches sales – où un parterre de feuilles de manioc vertes contraste avec les couleurs rouge et marron qui dominent le slum. Au-delà, à bonne distance, se trouve la colline de Mutundwe, un quartier aisé dont la rumeur dit qu'elle abriterait la demeure d'un prince ougandais.

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Nabwana m'a accueilli chez lui, dans sa maison couleur brun-roux, comme la poussière environnante. Après plusieurs minutes à l'écouter parler, j'ai compris que cet homme avait puisé sa force dans un puits de confiance sans fond. Même ses habits le présentent comme un infatigable ambassadeur de sa personne. Nabwana revêt en effet chaque jour son fringuant polo RFP bleu et blanc. Le slogan du studio – « Le meilleur des meilleurs films ! » – donne un bon aperçu de son entrain.

Nous passons le pas de la porte de sa maison pour fuir le torride soleil équatorial. Il n'y a plus de courant depuis quelques jours, et mes yeux ont eu besoin d'un petit temps d'adaptation à la pénombre. Il accueille les coupures d'électricité avec philosophie. « Il y a d'autres difficultés, me dit-il. De nos jours au moins, l'électricité est stabilisée. On peut l'avoir pendant une semaine ! »

La pagaille de son studio m'interpelle. Plusieurs canapés délabrés font face à des bureaux submergés de composants d'ordinateurs, de livres, de disques durs et d'objets qui n'ont d'autre fonction que de finir en tant qu'accessoire dans ses films. Il semble ne rester assez de place que pour son ordinateur. Les fenêtres de la maison sont renforcées par des barreaux et Nabwana dort toujours avec sa caméra et son PC sous son lit. « La journée, il n'y a pas de problème. C'est la nuit qu'ils viennent. »

Sur une pile de papier à proximité de l'ordinateur, je remarque un faux fusil d'assaut encore emballé dans un plastique où est écrite la mention RAPID GUN. C'est un cadeau offert par un inconnu. Souvent, des gens lui offrent des jouets pouvant faire office de flingues pour ses films. Il ne les utilise plus tels quels aujourd'hui ; il les alourdit.

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« Nous les rendons plus lourds, car c'est ensuite plus facile pour les acteurs de montrer que ce sont des vrais, explique Nabwana. C'est pour ça qu'aujourd'hui nous n'utilisons plus ceux en plastique. On les achète pour avoir un modèle ; ensuite on les copie et les modifie. »

Nabwana a grandi sous le régime d'Idi Amin Dada, qui dirigea le pays de 1971 à 1979. Au cours de cette période, entre 100 000 et 500 000 Ougandais furent assassinés. Lorsque le gouvernement britannique a rompu toute relation diplomatique avec le pays, le dictateur ajouta la mention « CEB » à ses titres, pour « Conquérant de l'empire britannique ». Le grand-père de Nabawana, alors fermier propriétaire des terres où opèrent RFP aujourd'hui, fut heureusement épargné par la boucherie.

À dire vrai, l'initiation de Nabwana aux arts militaires est plutôt venue des séries américaines. Petit, il s'est imprégné d'Hawaï police d'état, qu'il regardait en famille la nuit, une fois passé le pic de consommation électrique du quartier. Adolescent, il se prenait pour Chuck Norris – acteur qu'il ne connaissait qu'à travers une fresque murale peinte juste à côté de chez lui. Le premier film à avoir impacté son imagination fut Les oies sauvages, un film d'action britannique de 1978 relatant les aventures d'une équipe de vieux mercenaires perdus en Afrique. Pourtant, il n'a jamais vu le film. Il m'a raconté qu'il écoutait ses frères rejouer l'intrigue encore et encore, si bien qu'il la connaissait par cœur.

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Après l'éviction d'Amin Dada en 1979, le président Obote revint au pouvoir, huit ans après sa désaffection. Son second mandat déboucha sur une guerre civile sanglante, financée par Yoweri Museveni. En 1986, celui-ci fomenta un coup d'état et s'installa au pouvoir. Il y est toujours aujourd'hui. Même si la famille de Nabwana fut une nouvelle fois épargnée par les violences, son grand-père fut accusé d'avoir soutenu les rebelles et sa famille frôla la banqueroute. De fait, Nabwana dut pelleter du sable pour payer ses frais d'inscriptions à l'école. Pendant ces années de vaches maigres, il assista au spectacle des troupes gouvernementales patrouillant dans Kampala, prenant la pose et imitant Arnold Schwarzenegger – avec de vraies armes, néanmoins.

Après son mariage et son premier enfant, Nabwana en est venu à envisager le cinéma comme une double opportunité, à la fois artistique et financière. Il n'a pas connu d'épiphanie. Il a simplement saisi l'avantage de sa position. D'abord, il avait toutes les ressources mentales requises pour diriger un film. Ensuite, loin de l'ombre de Nollywood, l'industrie du cinéma nigériane, il y avait un marché ougandais à conquérir, spécialement dans les secteurs de l'action et de l'horreur. « Je vous le dis, affirme Nabwana. Tous les Ougandais veulent jouer dans un film d'action. »

Nabwana a passé sa trentaine à participer à différentes productions de films et de clips musicaux. En 2009, n'en pouvant davantage, il a entrepris de réaliser son premier film d'action avec des acteurs recrutés grâce au bouche-à-oreille. La nouvelle de la production s'est répandue jusque dans les villes voisines de Kampala et parmi différentes tribus.

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Pour Who Killed Captain Alex, les acteurs ont eux-mêmes acheté leur costume. Une nouvelle fois, Nabwana s'est servi de son esprit d'improvisation. Pour remplacer les boissons alcoolisées, il a utilisé de la peinture. Pour le trépied de sa caméra, il a bidouillé le cric de sa voiture. Lorsqu'il lui manquait des gens pour une scène, genre un assaut, il masquait l'un des acteurs et lui faisait jouer un autre personnage. Le film fut entièrement tourné et édité courant janvier 2014.

Dans Captain Alex – comme dans tous les films de Nabwaba –, la violence armée possède une vocation humoristique. N'importe quel spectateur occidental peut saisir cela en quelques minutes. Bien qu'il fasse occasionnellement référence à des scènes militaires aperçues dans son adolescence, ses influences cinématographiques sont plus à chercher dans les films d'action occidentaux et les films d'arts martiaux asiatiques.

Peu de gens parmi son audience comprendront les allusions à la guerre civile. L'âge moyen en Ouganda est de 15 ans et demi et Nabwana cible particulièrement les jeunes. La majorité des Ougandais (et tous ses acteurs, à l'exception d'un seul) n'ont jamais connu la guerre, ni les violences perpétrées par Amin Dada.

Au moment de ma visite, Nabwana et Hofmanis se dépêchaient de finir une version anglophone remastérisée de Captain Alex pour la faire coïncider avec une campagne de crowdfunding dont ils ont désespérément besoin. La campagne vise à récolter 150 euros, le montant nécessaire pour produire Tebaatusasula : Ebola, le prochain projet de Nabwana. Mais cette maigre somme relève d'un double stratagème. C'est à la fois une façon intelligente de leur faire de la pub et également le point de départ d'une autre campagne autrement plus ambitieuse ; en effet, ils espèrent trouver 250 000 euros afin de développer les studios, acquérir du matériel et plusieurs véhicules. Cela fait partie du plan de Nabwana : transformer RFP en une multinationale dont Hofmanis serait « l'ambassadeur en Amérique ».

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Le truc, c'est qu'une semaine plus tard, l'électricité était toujours coupée. Nabwana n'avait pas pu avancer sur sa version anglophone de Captain Alex. Inondées par les pluies torrentielles, les routes menant à RFP étaient parsemées d'énormes flaques indissociables des eaux usées. J'étais venu voir un studio de film d'action en ébullition et au lieu de ça, j'assistais à des scènes de la vie domestique : les gamins jouaient, la mère les grondait et le père était dans le salon.

« Quand il y a de l'électricité, on se sent invincible », m'a dit Hofmanis depuis l'un des espaces de stockage, à l'arrière de la maison de Nabwana. La pièce, sans courant, était sombre, et sentait l'un homme n'ayant pas pu se doucher depuis quelque temps. La nuit, on y trouve souvent des rats.

Hofmanis a perdu 20 kg depuis son premier voyage en Ouganda il y a trois ans. Il a les cheveux d'un scientifique fou, des vêtements chiffonnés et l'allure d'un mec échoué sur une île déserte. Ça fait longtemps qu'il a dilapidé ses économies. Lors de ma visite, il ne lui restait même plus assez de liquide pour s'offrir une bouteille de Coca.

Après avoir rechargé son laptop dans un salon de coiffure, il m'a montré ce sur quoi il travaillait. Il venait d'ajouter une VJ track à la version anglophone de Captain Alex. Tous les doutes que j'avais quant aux intentions humoristiques du film furent réactivés. En Ouganda, VJ est l'acronyme de « vidéo jokers », un concept originaire des salles de cinéma ougandaises, ou plus exactement des huttes, où le public se retrouve pour regarder des films et du foot sur des téléviseurs de taille modeste. Beaucoup de salles possèdent leur propre vidéo joker qui, à l'aide d'un micro, couvre la piste audio principale et parle par-dessus les films en anglais. Le VJ est à la fois traducteur, MC, ambianceur et guide touristique. Hofmanis compare les VJ tracks aux cartons des films muets du début du cinéma.

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Sur Captain Alex, le video joker désigné est Emmie Bbatte. Sa voix interrompt la bande audio du film à la manière d'un commentateur sportif. Dans les scènes lentes, Bbatte lâche : « l'action arrive, je vous le promets ! », « c'est un putain de film ! » ou encore « maintenant attendez-vous à l'inattendu ! » Lorsque l'action est en cours, il exulte : « guerrier ! », « commando ! », « action ! action ! action ! »

Pendant cinq minutes, Bbatte improvise les dialogues intérieurs des différents personnages. Après s'être moqué d'une reporter faisant du charme à un policier, Bbatte prend sa voix de flic : « hé là, je préfère les mecs ! » Hofmanis m'a dit qu'ils hésitaient à enlever cette blague. Pendant ma visite, une nouvelle loi, qui criminaliserait bientôt toute apologie de pratiques sexuelles « non naturelles » sur le sol ougandais, était en préparation. Et la blague de Bbatte pourrait être perçue comme une apologie de l'homosexualité.

Le rejet de Captain Alex par de nombreux festivals de cinéma américain a choqué Hofmanis. Il pense bien sûr que le studio a besoin de s'inscrire aux côtés de la communauté internationale, qui dénonce la politique anti-gay de l'Ouganda. Aussi, le fait que le film fasse une certaine promotion de la violence en Afrique de l'Est n'a pas aidé à sa diffusion. Hofmanis a recontacté un programmateur de festival, lui suggérant de faire de Captain Alex « un nouveau Voleur de Bicyclette. » Sans succès.

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Tout du long de mon séjour, j'ai eu du mal à saisir le rôle exact d'Hofmanis au sein de RFP. Comme Nabwana, il porte de nombreuses casquettes. Par moments, il apparaît comme la tête de pont vers l'Occident, et à d'autres, il semble demeurer l'éternel associé de Nabwana. Lorsque Nabwana commence une phrase par : « je te le dis à toi », Hofmanis le reprend – « je te le dis ». L'impression générale qu'il donne correspond au cliché archétypal du visiteur occidental. Il a beau être habillé comme un travailleur humanitaire, quand il parle, il a tout du missionnaire.

Au cours des deux dernières années, Hofmanis a fait six allées et retours entre New York et Kampala. Lors de l'un d'eux, attablé avec son laptop à un café, il a engagé la conversation avec un étudiant de l'université de Columbia qui lisait un livre sur l'histoire de l'Afrique. « Tu veux connaître l'histoire de l'Afrique ? » lui demande Hofmanis en lui montrant le trailer de Captain Alex. L'étudiant visionne le clip et s'étonne : « comment arrivez-vous à dormir le soir ? »

Le jeune homme sous-entendait que le trailer glorifiait la violence en Afrique. Pourtant, alors que les cinq pays voisins ont tous connu leur période d'atrocités – notamment deux génocides en autant de décennies –, l'Ouganda est politiquement stable depuis 1986. Même les saccages de Joseph Kony et de ses enfants soldats ont été limités aux villes du Nord et à l'arrière-pays. Presque tous les acteurs des films de Nabwana ont grandi en sécurité, composant avec des crises économiques et non militaires. C'est peut-être pourquoi les films de RFP sont si populaires – le pays souhaite rire de la violence parce que, pour la première fois de son histoire, elle lui est étrangère.

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Àun moment, comme par miracle, l'électricité est revenue. Je me suis assis sur le porche de l'entrée et ai discuté de la distribution avec Harriet, la femme de Nabwana. Son mari a beau s'éreinter à développer ses projets, Harriet n'a pas l'air perturbée par les problèmes de Wakaliga. Toutes les fois où je l'ai vue, elle était élégamment habillée et prompte à rire à mes blagues. En plus d'élever trois enfants et d'assumer autant de tâches secondaires que possible relatives aux montages des films, Harriet s'occupe de la comptabilité.

Comme tous les aspects des films de Nabwana, la distribution de RFP est faite maison. Aucun cinéma n'a projeté ses films et ce sont les acteurs qui assurent eux-mêmes la distribution en vendant les DVDs à la criée. Chaque film se négocie entre 2 000 et 3 000 shillings (50 et 70 centimes), en fonction du lieu de vente et du profil de l'acquéreur. La marge dégagée est de 12 centimes par disque.

Lorsqu'un film s'écoule à 10 000 exemplaires, ce qui est courant, le profit total du studio s'élève à 1 200 euros. Rescue Team, sorti en 2011, a fait 8 000 ventes le premier mois de sa sortie et Who Killed Captain Alex, 10 000 (dix fois plus si l'on compte les versions piratées). Mais ce bénéfice doit bien sûr couvrir les frais de production et les pertes liées aux invendus.

Le studio prend également en charge les frais de déplacement des vendeurs lorsqu'ils vont « dans le pays », ce qui signifie à l'Ouest ou à l'Est, mais jamais au Nord, où les locaux y parlent swahili – tous les acteurs jouant en luganda. Ces derniers jouent les VRP l'espace d'une semaine, vendent leurs disques de la main à la main, et renvoient l'argent à RFP via Mobile Money, un service de transaction bancaire. Harriet garde ainsi l'inventaire à jour, et grave de nouveaux DVD si besoin est.

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À cause des DVDs piratés – un problème rampant en Ouganda – les nouveaux films de RFP ont une fenêtre de vente d'une semaine. Certains contrebandiers vendent même simplement des disques vierges dans des jaquettes RFP. Depuis peu, des copies de films nigérians et occidentaux fleurissent, et sont vendues 500 shillings (environ 15 centimes), ce qui est un mystère – les DVDs vierges valent 800 shillings pièce et les économies d'échelle n'offrent pas aux faussaires ougandais des réductions d'achats de gros significatives. Ils doivent les acheter sur leur capital propre et dégager de maigres marges, comme tous les marchands. La RFP a fini par forger sa propre théorie sur le sujet : les salariés locaux des ONG travailleraient main dans la main avec les fabricants de DVD piratés, lesquels paieraient les gravages de disques en même temps que les spots d'informations sur le VIH.

Aussi, certains marchés se sont révélés trop fermés pour accueillir le cinéma de Nabwana. À Tororo, une ville à l'extrême est du pays, les habitants, qui parlent tous swahili, ont protesté : jamais ils ne paieraient 60 centimes pour un film en luganda. Dans un autre village, des résidents exaspérés ont carrément chassé les vendeurs. Il n'y avait plus d'électricité chez eux depuis un bon mois.

Les jours suivants et malgré le retour du courant, il n'a pas été possible de filmer – temps exécrable. La plupart des membres du staff n'ont pas pu faire le déplacement. Ce n'était pas franchement la crise pour autant ; Nabwana demeurait concentré sur sa campagne Kickstarter et les scènes qu'il avait prévu de tourner l'étaient seulement à des fins promotionnelles. Je me suis assis dans son studio tandis qu'il scrutait son écran d'ordinateur pour affiner l'esthétique d'une fausse explosion de voiture. Le fracas du pare-brise a aussi été utilisé dans la nouvelle vidéo de présentation RFP, un vrai petit film à lui tout seul. Dans la séquence, un hélicoptère dépose dans Times Square, à New York, plusieurs commandos ougandais, avant de lâcher un missile détruisant, sans trop qu'on comprenne pourquoi, Katz's Delicatessen, pourtant situé à l'est de Houston – « à trois kilomètres de là » dans le film.

Dans cette séquence, le passage de l'hélicoptère appartient au registre de la comédie, mais la destruction du restaurant-traiteur est plutôt réaliste. Les effets spéciaux de Nabwana ne sont pas plus mauvais que ceux qu'on voit sur la chaîne SyFy. Surpris qu'un réalisateur local soit capable de produire de telles images, plusieurs Ougandais lui ont passé des coups de fil, l'accusant d'être un sorcier.

Nabwana retravaillait le premier tir de l'hélicoptère quand l'une de ses filles est entrée dans la pièce en pleurnichant. Elle a attendu de recevoir la pleine attention de son père pour éclater en sanglots. Il a l'habitude de travailler dans ces conditions. Son studio n'a pas de porte et l'entrée de sa maison est ouverte à toute heure de la journée. Une fois, une poule s'y est égarée et a pondu un œuf sur sa chaise. Il accueille ces interruptions avec amusement. « Monter un film peut être très monotone », dit-il en souriant.

Les jours suivants, Hofmanis a pris dix ans. Je l'ai vu travailler des nuits entières, juste pour ajuster les multiples pistes audio de Captain Alex – la version finale du même film qui l'avait poussé à se rendre en Afrique –, bataillant sur chaque nouveau mini-problème. Dois-je faire un fondu ou un drop ? Les polices des caractères de l'intro sont-elles OK ? Hofmanis hésitait même à intégrer son nom aux crédits du film, pour ne pas remettre en question le statut pleinement « ougandais » du film. Il leur restait deux semaines avant de parvenir à la deadline qu'ils s'étaient fixée pour le lancement de la campagne, mais avec les problèmes d'électricité, leur objectif devenait de plus en plus improbable. Lors d'une pause, nous avons discuté de tous les défis qui attendaient le studio si jamais la campagne s'avérait fructueuse. Si Nabwana recevait un soutien conséquent, comment réagirait-il aux deadlines, aux remarques, ou à une redistribution des pouvoirs au sein d'une véritable équipe de production ? Ses films, taillés pour un public ougandais urbain, soit des gens qui veulent voir leur vie à l'écran, sur n'importe quel écran, pouvaient-ils toucher un public étranger ?

Peu importe l'aboutissement, l'opération aurait de toute façon un impact. Les finances du studio seraient rendues publiques. Et dans cette usine à rumeurs qu'est le slum ougandais, un ou deux zéros seraient ajoutés à la vraie somme. Nabwana et sa famille pourraient devenir des cibles. Si le studio atteignait ses ambitions de financements – et achetait, par exemple, une parcelle de terrain en dehors de Wakaliga pour y construire de vrais studios – seraient-ils encore en sécurité ?

Et puis, il y a d'autres choses qui donnent à réfléchir. Nabwana a 42 ans, et l'espérance de vie moyenne en Ouganda est de 58 ans. Il a l'air en bonne santé, et sa grand-mère (à qui Captain Alex est dédicacé) a vécu plus de 90 ans. Mais dans un pays où les hommes d'âge moyen ne passent pas d'examen de la prostate, ni de contrôle du cholestérol, il n'est pas réaliste de s'attendre à vivre plusieurs décennies au-dessus de la moyenne. Quelqu'un pourrait-il reprendre RFP une fois Nabwana à la retraite ? Bien qu'Hofmanis apprécie son rôle de majordome, il ne réalisera pas de film ougandais à proprement parler. Il restera toujours un mzungu – un outsider.

Hofmanis regardait une nouvelle fois la scène. « La charge de travail qu'il nous reste est immense », soupira-t-il.

Dimanche, le temps était clair et les équipements prêts. On m'a appelé pour participer à une scène d'assassinat sur fond vert pour une vidéo promotionnelle. J'ai protesté – comme quelqu'un qui ne sait pas s'il doit le faire ou non mais qui, secrètement, en a envie. Le fond vert en question était constitué d'une longue toile de feutre, tendue à côté de la maison de Nabwana et déroulée en deux tapis. Les gamins du quartier n'avaient pas l'air de comprendre ce qu'il se tramait. Phillo, six ans, fit une roulade et laissa des empreintes de boue sur le revêtement vert immaculé. Cinq minutes plus tard, il remarqua sa bavure et gronda ses petits camarades. Le tonnerre grondait. J'allais mourir.

Quand l'heure est arrivée, j'ai fait de mon mieux pour partir avec élégance. Après plusieurs prises, on m'a demandé d'interpréter aussi un rôle de tueur. J'étais vraisemblablement le seul mec sur le plateau inquiet à l'idée d'être un Blanc américain abattant sans pitié un homme noir désarmé. Armé d'un « maria » – un flingue à gaz, réplique de celui de Prédator –, je trucidai mon ami Apollo (puis m'excusai platement juste après).

Ils avaient besoin d'une dernière scène, cette fois avec un squib, un petit dispositif explosif utilisé pour imiter les tirs. Nabwana est un habitué de la Croix-Rouge locale, où il collecte des préservatifs (il en fait par ailleurs la promotion dans le slum). Pour ses films, il les remplit de colorant alimentaire rouge, les attache à une ligne de pêche puis les colle sur l'abdomen de ses acteurs avant les scènes de mort.

Nabwana cria : « action ! » Je fus touché. Mon t-shirt explosa, laissant apparaître de nombreux minuscules éclats de liquide gluant. Tout le monde a ri et applaudi. Puis, quelqu'un a suggéré que je ne voudrais peut-être pas d'un t-shirt maculé de sang dans ma valise pour mon voyage retour.