Mauvais sang : l'histoire de l'homosexuel accusé à tort d’avoir propagé le sida
Photo de couverture : Un patient atteint du sida vu par Michael Ward, via Getty Images

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Société

Mauvais sang : l'histoire de l'homosexuel accusé à tort d’avoir propagé le sida

Gaëtan Dugas aura souffert jusqu'à sa mort de l'hystérie entourant les malades au début des années 1980.

Une étude publiée en octobre dernier dans le magazine Nature a enfin disculpé Gaëtan Dugas, connu sous le nom de « patient zéro ». Ce steward canadien était accusé par certains d'avoir propagé le sida aux États-Unis. « Personnellement, je n'utiliserais pas le mot "disculpé"» , m'a dit Michael Worobey, l'auteur de l'étude, « tout simplement parce que je n'aime pas l'idée selon laquelle une personne serait à blâmer dans cette affaire ».

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Cela fait de nombreuses années que Dugas est pointé du doigt – notamment depuis la publication d'And the Band Played On, un livre de Randy Shilts qui retrace de manière très subjective l'histoire du sida. Dans son livre, Shilts évoquait un Dugas sociopathe, un prédateur sexuel qui aurait délibérément infecté des centaines de personnes avec son « cancer homosexuel » – le terme utilisé pour parler du sida à l'époque. Le New York Post surnomma Dugas « l'homme par qui le sida arrive ». Pourtant, des recherches récentes démontrent que le sida était déjà présent aux États-Unis plusieurs années avant que Dugas n'entre sur le territoire américain.

Michael Worobey et son équipe ont cherché une preuve de la présence du sida dans des échantillons de sang collectés entre 1978 et 1979 – principalement à New York et San Francisco, dans le cadre d'une vaste étude sur l'hépatite B. Le but de M. Worobey était d'établir une carte du génome du sida avant que celui-ci ne soit découvert. Comme les virus se transforment à chaque fois qu'ils passent d'une personne à une autre, le génome du sida s'était complètement métamorphosé lors de l'apparition de l'épidémie de 1981. « Il est très difficile d'obtenir l'ARN sur de vieux échantillons, nous avons donc dû concevoir une nouvelle technique dans laquelle nous avons "cousu" de petits fragments entre eux, précise Michael Worobey. Avec cette technique, nous avons été en mesure d'obtenir le génome complet du sida à partir de huit échantillons datant des années 1970. » L'équipe de Worobey a également examiné des échantillons provenant directement de Gaëtan Dugas et n'a « détecté aucune preuve biologique ou historique qui montre qu'il serait le patient zéro aux États-Unis », selon l'étude publiée dans Nature.

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Comment en est-on arrivé à croire que cet homme était responsable de l'apparition du sida aux États-Unis ?

Avant Gaëtan Dugas, le terme « patient zéro » n'existait même pas. Dans une étude menée il y a plus de trois décennies par le CDC (Center for Disease Control), Dugas était présenté comme un « patient O » – ce qui signifiait « patient en dehors de la Californie ». La lettre O est devenue un zéro à la suite d'une erreur, et Dugas a dès lors été surnommé « Patient 0 ». Dans le cadre de l'étude du CDC – qui tentait de prouver que le sida était sexuellement transmissible – plusieurs hommes vivant en Californie avaient témoigné sur leur vie sexuelle. Quatre d'entre eux avaient couché avec Dugas, qui avait fini pas être contacté par le CDC. Dugas avait donc fourni une liste plus large de tous ses partenaires sexuels – ce qui avait permis de renforcer la théorie selon laquelle le sida est effectivement une maladie sexuellement transmissible.

« Ce mec a été injustement montré du doigt, principalement parce qu'il a été d'une grande aide lors des premières recherches sur le sida », m'a précisé Michael Worobey. Dugas semble avoir eu un rôle central dans l'étude du CDC, tout simplement parce qu'il a donné la plupart des noms de ses partenaires pour faciliter la tâche des chercheurs. « Si d'autres personnes avaient partagé plus de noms, nous ne parlerions pas de lui aujourd'hui », poursuit M. Worobey.

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Lors d'une interview menée en 1993, Randy Shilts évoquait la première fois où il avait entendu le terme de « Patient Zéro ». « Lorsque je suis allé au CDC, ils ont commencé à parler du Patient Zéro. J'ai tout de suite pensé : "C'est vendeur !"» Selon un article publié dans le Bulletin of the History of Medicine, c'est le président de l'association Gay Men's Health Crisis, Paul Popham, qui a identifié Dugas comme étant le Patient Zéro. Le copain de Popham était sorti avec Dugas peu de temps auparavant. « J'ai compris que Paul, qui avait des lésions sur le visage, était en train de mourir d'un virus que Dugas lui avait refilé indirectement », déclarait Randy Shilts dans une interview pour The Advocate datée de 1987.

Quand Shilts a commencé à couvrir l'épidémie du sida pour le compte du San Francisco Chronicle, il a été consterné par le désintérêt des médias et le manque de financement public. L'administration Reagan est toujours fortement critiquée pour avoir laissé de côté cette épidémie. En 1982, lors d'une conférence de presse, le porte-parole du président, Larry Speakes, sous-entendait que les journalistes qui posaient des questions à propos du sida étaient sans doute gays.

Lors d'un banquet en 1983, Shilts a rencontré le journaliste Bill Kurtis, qui lui a fait la blague suivante : « Qu'est-ce qui est le plus difficile quand on a le sida ? Essayer de convaincre votre femme que vous êtes Haïtien ! » C'est une telle attitude qui a poussé Randy Shilts a écrire un livre sur l'épidémie de sida. Dans cette affaire, l'un des méchants était Gaëtan Dugas, selon le journaliste.

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Par la suite, Randy Shilts a interviewé Selma Dritz, une assistante sociale vivant à San Francisco. Celle-ci avait essayé de convaincre Dugas de mettre entre parenthèses sa vie sexuelle parce qu'il avait le sida. Dugas aurait dit à Dritz qu'il continuerait d'avoir des rapports non protégés quoi qu'il arrive. Aujourd'hui, cette attitude paraît évidemment irresponsable, mais en 1982, lorsque Dritz et Dugas se sont engueulés, on ne savait pas que le sida était une maladie sexuellement transmissible. Plusieurs théories circulaient à l'époque, tant au sein de la communauté gay que dans le corps médical. Selma Dritz a même avoué qu'elle avait exagéré la vérité pour convaincre Dugas.

Image via Wikimedia Commons.

Ce n'est qu'en 1973 que l'homosexualité n'a plus été considérée comme une maladie mentale par les livres de référence. Beaucoup d'homosexuels pensaient alors que la théorie de la transmission du sida via des relations sexuelles était une autre méthode pour ghettoïser les gays.

Dans And the Band Played On, Randy Shilts a placé son narrateur dans une position omnisciente – créant de fait de longs monologues tirés de sa propre imagination. Inspiré par James Michener, Shilts voulait mettre en scène un drame autour de la maladie, en créant des gentils et des méchants. Le problème, c'est que l'auteur ne pouvait savoir ce qui se passait dans la tête de Dugas, vu que ce dernier était mort deux ans avant que son livre ne sorte. Les amis de Dugas qui furent interviewés par Shilts ont tous tiré un portrait bienveillant d'un homme qui essayait d'aider les autres malades. Shilts a ignoré ces témoignages et a préféré l'image du sociopathe. L'éditeur de Shilts, St Martin Press, défendait cette position et a fait du Patient Zéro son principal angle d'accroche lors de la campagne promotionnelle d'And the Band Played On.

Dans les médias, le personnage de Gaëtan Dugas était toujours accolé à celui de Ryan White, un adolescent ayant contracté le sida après une transfusion sanguine. D'un côté, il y avait le jeune homme innocent, de l'autre le déviant homosexuel – selon les termes de nombreux journaux. La nationalité canadienne de Dugas permettait à de nombreux journalistes de parler d'une infection d'origine étrangère et d'alimenter ainsi les fantasmes. Leur objectif ? Vendre sans doute le plus de journaux possible.

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