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Culture

L’avortement clandestin qu’on est passé près de ne jamais voir dans Dirty Dancing

À l’occasion du 30e anniversaire de Dirty Dancing, nous avons parlé à la scénariste du film de la décision révolutionnaire d’inclure une scène d’avortement illégal dans un film sur l’amour et la danse.

Trente ans après sa sortie au grand écran, Dirty Dancing reste un classique du cinéma qui a séduit plusieurs générations. Le film a marqué les esprits avec de si sensuelles scènes de danse, l'amour interdit entre la candide Bébé, jouée par Jennifer Grey, et le sexy Johnny, joué par Patrick Swayze, et une merveilleuse trame musicale. Dirty Dancing est moins réputé pour sa puissante charge politique, pourtant il dépeint les relations entre diverses classes sociales et les relations interraciales, les implications de la guerre du Vietnam et un avortement dans les années avant que l'avortement soit reconnu comme un droit constitutionnel.

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À l'occasion des 30 ans de Dirty Dancing, nous avons appelé sa scénariste et coproductrice, Eleanor Bergstein. Après avoir scénarisé et produit une adaptation théâtrale de Dirty Dancing, qui fait salle comble autour du monde depuis 2004, elle travaille en ce moment sur une nouvelle comédie musicale ainsi qu'une série télé basée sur son premier roman à propos des femmes, du féminisme et de la politique dans les années 60.

Nous avons parlé de la scène de l'avortement et de l'accueil qui lui a été réservé, du rôle du cinéma pour faire avancer des causes et de beaucoup plus.

VICE : Pourquoi avoir choisi d'inclure un avortement illégal dans Dirty Dancing ?
Eleanor Bergstein : Quand j'ai fait le film en 1987, mais dont l'histoire se passe en 1963, j'ai inclus un avortement illégal et tout le monde m'a dit : « Pourquoi? Il y a Roe v. Wade [l'arrêt de la Cour suprême faisant de l'avortement un droit constitutionnel]. Quel est le but? » J'ai répondu : « Je ne sais pas si nous avons Roe v. Wade pour toujours ». J'ai reçu beaucoup de réactions négatives. Pire encore, il y avait des jeunes femmes qui ne se souvenaient pas de l'époque avant Roe v. Wade, alors pour elles j'étais comme Susan B. Anthony, qui disait : « Oh, rappelez-vous, rappelez-vous, rappelez-vous. »

J'ai gardé l'avortement malgré toutes les réactions négatives de tout le monde, et au moment du tournage, j'ai dit clairement qu'il y aurait beaucoup de détails : les couteaux sales, la table pliante, Penny qui crie dans le couloir. Il y avait un médecin sur le plateau pour veiller à ce que ce soit réaliste. La raison pour laquelle c'était aussi détaillé, c'est que toute une génération de jeunes ne comprendrait pas ce qu'est un avortement illégal. Il y a des détails très, très explicites, et j'ai travaillé fort pendant le tournage pour m'assurer que ce soit une représentation réaliste.

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Quel genre de réactions négatives avez-vous reçues?
Avant la sortie du film, le studio pensait qu'il n'y avait rien de plus mauvais au monde et qu'il sortirait donc directement en vidéo. Personne ne pensait que ce serait autre chose qu'une petite sortie vidéo. Les personnes qui l'ont fait l'aimaient, mais nous n'avions pas de soutien du tout. Puis nous avons eu un commanditaire national. Et ce commanditaire, qui était une grosse compagnie dans l'alimentation, a vu le film en entier, y compris la scène de l'avortement illégal, et a demandé qu'elle soit retirée. Le studio est venu me voir et m'a dit : « Eleanor, nous allons payer pour que tu retournes en salle de montage et que tu retires la scène de l'avortement. » J'avais toujours su que ce jour viendrait et que je dirais : « Honnêtement, je serais heureuse de le faire. Mais si je la retire, l'histoire ne marche plus. Il n'y a aucune raison pour que Bébé aide Penny, pour qu'elle danse et qu'elle et Johnny tombent amoureux. Rien de ça n'arrive sans l'avortement, alors je ne peux pas le faire, même si je serais heureuse de faire ce que vous demandez. » Donc, nous avons perdu notre commanditaire national.

Ce que je dis aux gens, parce que les gens se plaignent tout le temps qu'on retire les sujets sérieux qu'ils abordent dans leur film, c'est que si vous voulez aborder un enjeu politique, vous feriez mieux de l'intégrer à l'histoire. Autrement, le jour viendra où on vous dira de retirer cette partie du film. Et s'ils le peuvent, ils le feront. Si elle est secondaire, ils vont toujours la retirer.

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Qu'est-ce que vous espériez que les jeunes femmes apprennent sur l'avortement en regardant le film?
J'espérais qu'elles apprennent à ne pas le tenir pour acquis. J'espérais qu'elles sachent ce qui se passait quand les avortements étaient illégaux. Elles ne le savaient pas, parce que, si leur mère avait eu un avortement illégal, elle ne leur avait pas dit, et elles n'en ont donc jamais entendu parler.

Pendant que vous faisiez le film, est-ce que vous étiez inquiète que Roe v. Wade soit annulé?
Oui, je l'étais. Je l'étais et tout le monde me disait que j'étais folle, mais j'étais inquiète. Je savais que les mentalités n'avaient pas beaucoup changé. Ces choses-là m'inquiètent toujours. J'ai fait une vidéo qui a circulé pendant la campagne présidentielle de 2016 dans laquelle je disais : « Tout le monde se demande ce que Bébé et Johnny feraient maintenant. Bébé ferait tout ce qu'elle peut pour faire élire Hillary, et c'est ce que vous devriez faire, vous aussi. »

Comment est-ce que la réaction à la scène de l'avortement a changé au cours des 30 dernières années?
À l'époque, les gens voulaient savoir si Bébé et Johnny reviendraient ensemble. Ils disaient à quel point Patrick était sexy. Ils parlaient de tout dans le film, et à notre joie ça n'a jamais arrêté. J'ai une cousine qui dirige Planned Parenthood sur Bleecker Street [à New York], elle m'a écrit il y a quelques années pour me dire : « Eleanor, je viens de me rendre compte que beaucoup de mes opinions morales et politiques ont été façonnées par des films que j'ai vus quand j'étais petite. » Je me suis dit : Oh que c'est intéressant!

Irin Carmon de Jezebel m'a appelée pour une entrevue [en 2010], et elle m'a posé des questions sur tous les sujets politiques abordés dans Dirty Dancing, et ça m'a surprise. Elle m'a dit que je devrais aller sur internet et lire les commentaires. Je l'ai fait, et il y avait des centaines et des centaines de jeunes femmes qui disaient qu'elles se sont rendu compte que ce film n'était pas qu'un plaisir coupable, que beaucoup de leurs opinions morales et politiques venaient du film. Ça m'a fait plaisir.

Non seulement Dirty Dancing est l'un des premiers films qui ont abordé le thème de l'avortement, mais c'est aussi celui qui est allé plus loin dans la complexité de cet enjeu. C'était révolutionnaire, surtout considérant que c'est il y a trente ans.
Ça me fait vraiment plaisir que vous disiez ça, parce qu'honnêtement, c'est la seule raison pour laquelle j'ai fait le film. Il y avait plein de films sur l'amour, et s'ils avaient essayé de parler de ces sujets, je n'aurais pas eu à le faire. Il y a six classes sociales dans Dirty Dancing, il y a la guerre du Vietnam, et il y a toutes ces choses à propos des relations interraciales, et ce sont les choses qui me tenaient à cœur, mais je sentais que le seul moyen de faire en sorte que les gens aillent au cinéma pour voir ça, c'était de les intégrer à une histoire d'amour, de musique merveilleuse et de danse.

Quel rôle pensez-vous que les films, et en particulier les films populaires, peuvent jouer dans la résistance politique?
Je pense qu'ils peuvent changer les mentalités. Je pense que les films et séries télé populaires peuvent donner des modèles en matière de moral, de sensualité, de sexe et d'éthique, qui peuvent renforcer votre appartenance au monde. Ce que je souhaitais avec Dirty Dancing, c'était de faire en sorte que les gens ressentent cette appartenance au monde. C'est pourquoi je cherche maintenant à encourager les gens à poser des gestes politiques. Je participe aux marches, je fais des discours, des choses comme ça, mais je pense que la culture populaire changera encore plus les choses. Ou je l'espère.