Le tennis est-il raciste ?
Photos PA

FYI.

This story is over 5 years old.

diversité

Le tennis est-il raciste ?

L'ATP manque cruellement de diversité, alors qu'en WTA les soeurs Williams sont accusées d'avoir un "avantage naturel". Y'a-t-il un problème de racisme dans le tennis ?

L'année dernière, alors que je faisais la queue pour acheter des places à Wimbledon, j'avais devant moi toute une famille américaine en pleine discussion à propos d'un joueur. De prime abord, ils avaient l'air plutôt sympa. Ils étaient jeunes, et leur peau rayonnait de ce teint caractéristique de ceux qui passent leur temps au soleil, à échanger des balles chaque jour sur des courts impeccables. En général, il est plutôt facile de repérer les Américains dans une queue (même si Wimbledon compte quelque 500.000 visiteurs chaque année) : leur peau se reconnaît immédiatement à son aspect doré et parcheminé. Ils étaient tous intégralement couverts de vêtements de sport, couverts de marques, au point qu'on aurait dit qu'ils étaient là pour jouer et non pour regarder les matches du jour.

Publicité

Et puis je les ai entendus.

« Il faut qu'on aille voir la petite noire, là », lança la mère à ses enfants, en cherchant son nom. « Serena ? demanda l'un d'entre eux. Venus ? Sloane ? Madison ? Taylor ? »

« Ah non, pas Taylor, c'est pas une petite noire, répondit la mère. C'est plutôt une… » Et alors l'enfant lâcha l'horrible mot que sa mère avait en tête, et tous eurent l'air très gênés, sans doute inquiets d'avoir été entendus par les badauds environnants.

Le pire, c'est que ça n'était pas très surprenant, même si ça restait choquant. Le tennis est un sport essentiellement monochrome, peut-être même le dernier sport majeur à demeurer aussi résolument blanc, qu'il s'agisse de ses acteurs ou de son identité profonde. Sur les 28 derniers tournois du Grand Chelem, un seul joueur non-blanc a participé à une finale hommes : Jo-Wilfried Tsonga à l'Open d'Australie en 2008. A l'heure actuelle, on ne compte que deux joueurs noirs dans le top 50 du classement ATP, et un Asiatique. Depuis le début de l'ATP Tour en 1990, seuls Michael Chang et Tsonga ont remporté un Masters 1000.

Un ratio qu'on retrouve plus globalement à travers l'histoire. Depuis 91 ans que les quatre tournois majeurs ont été institués, seuls deux joueurs noirs sont parvenus à remporter le Grand Chelem, ainsi qu'un joueur d'origine asiatique : Arthur Ashe (Wimbledon, l'Open d'Australie et l'US Open), Yannick Noah (Roland-Garros 1983), et Michael Chang (Roland-Garros 1989). Ce qui nous donne un total de 5 tournois sur les 364 qui ont été disputés depuis 1924, soit 1,37%. Statistiquement, vous avez plus de chances d'entrer à Polytechnique que de voir un homme noir ou asiatique remporter un tournoi majeur au cours de votre vie.

Publicité

Arthur Ashe est devenu le premier joueur noir à remporter Wimbledon en 1975.

C'est d'autant plus étonnant que le tennis est aujourd'hui le 4ème sport le plus populaire de la planète, derrière le football (évidemment), le cricket (eh oui !), et le hockey sur gazon (promis).

Le circuit féminin fait meilleure figure, essentiellement grâce à la présence de l'une des meilleures joueuses de l'histoire, Serena Williams, et de sa sœur Venus, qui ont tranquillement amassé 113 titres en 20 ans à elles deux. Une autre joueuse non-blanche, la Chinoise, Li Na, a remporté Roland-Garros en 2011 et l'Open d'Australie en 2014.

Mais malgré leurs exploits, les sœurs Williams n'ont jamais véritablement obtenu le respect qu'elles méritent, et certains n'hésitent pas à affirmer que c'est précisément parce que ce sont des femmes noires. Pendant 14 ans, Serena a même refusé de jouer à Indian Wells après avoir été victime d'insultes racistes de la part d'un public majoritairement blanc et américain lors d'une finale face à Kim Clijsters. Un homme lui avait même lancé depuis les gradins : « dommage qu'on ne soit plus en 75, on t'aurait lynchée. »

Ce n'est pas franchement nouveau, mais c'est une insulte intolérable et récurrente envers l'une des plus grandes sportives du monde, tous genres confondus. Et c'est un problème institutionnel, qui vient autant des fans que d'anciens joueurs ou des autorités du monde du tennis.

Martina Hingis a déclaré un jour, au sujet des sœurs Williams, que « le fait d'être noires était un avantage pour elles », typiquement ce que pourrait dire quiconque n'a jamais connu le racisme et qui tenterait de justifier un discours un peu raciste. L'année dernière, Shamil Tarpischev, le président de la Fédération russe de tennis, a appelé Venus et Serena « les frères Williams », ce qui est aussi désolant que tristement banal.

Publicité

C'est précisément le genre de problème auquel sont confrontés Serena et tous les autres joueurs de couleur durant leur carrière, le tennis étant toujours gangréné par le racisme. Regardez n'importe quel match de Monfils ou Tsonga, et vous entendrez forcément un commentateur souligner combien ils sont « puissants » ou « imprévisibles », des mots qui fleurent bon les vieux stéréotypes sur les aptitudes supposées des noirs.

Serena Williams a remporté 20 tournois majeurs. Pourtant, ses succès sont régulièrement attribués à son « avantage naturel ».

Il faut dire que l'autre problème du tennis, ces dernières années, c'est que les joueurs font absolument tout ce qui est en leur pouvoir pour apparaître aussi lisses que possible. Ils sont même carrément chiants. Hors de question de laisser transparaître leurs émotions. Un seul but : être le meilleur au meilleur moment. Pour ce qui est de la personnalité, la plupart des stars actuelles en ont à peu près autant qu'une page d'erreur 404 (et encore, pas celles avec des dessins "marrants").

Historiquement, les mots employés pour décrire les joueurs noirs vont dans le sens inverse. Il n'y a qu'à voir, par exemple, combien la "créativité" supposée de Gaël Monfils fait écho à ce que le sociologue Ben Carrington évoque dans son essai sur la représentation des sportifs noirs dans les médias, et en particulier le cliché du « corps noir spontané ». « Les sportifs noirs sont presque toujours décrits comme forts, puissants et rapides, mais aussi comme imprévisibles et parfois « sauvages » en raison de leur incapacité, contrairement à leurs homologues blancs, à contrôler leurs émotions et leur instinct dans les moments critiques », écrit Carrington. Et quand Roger Federer fait preuve de spontanéité, lui n'est pas « imprévisible » ; c'est un génie.

Publicité

Tsonga, qui ne manque certainement pas de personnalité, a souvent été comparé à Mohammed Ali à ses débuts, alors même qu'il a déjà avoué ne l'avoir jamais vu comme une idole, et surtout que son n'a absolument rien à voir avec celui de, genre, un boxeur. OK, il y a pire comme comparaison, mais on aurait clairement pu trouver mieux et moins cliché. Djokovic, lui, n'est jamais comparé à Beaker des Muppets, alors que c'est son sosie parfait. On le compare à Terminator, alors qu'il passe son temps à simuler des blessures et à se plaindre pendant presque tous ses matches.

Tsonga et Monfils ne sont pas franchement imprévisibles, d'ailleurs. Les deux Français font régulièrement partie du Top 20 depuis au moins cinq ans (quand ils ne sont pas blessés, certes). On sait généralement à quoi s'attendre lorsque l'un d'eux pénètre sur le court. Sauf, évidemment, si l'on considère que maintenir un aussi haut niveau de performance est « imprévisible ». Tsonga a tout de même remporté plusieurs Masters 1000 et disputé une finale de Grand Chelem, le tout à une époque où évoluent 4 des 10 meilleurs joueurs de l'histoire.

Par contraste, on devine que les plus grands joueurs actuels (Djokovic, Federer, Nadal, Murray, Wawrinka…), qui sont tous blancs, doivent eux leur réussite à leur travail, leur finesse technique ou leur intelligence. C'est aussi de là que viennent certains des reproches adressés à Serena Williams : si elle est là, c'est grâce à son "avantage naturel" qui lui permet de battre toutes ces blondes d'Europe de l'Est qui, elles, travaillent inlassablement. Après sa victoire face à Safarova à Roland-Garros cette année, quelques abrutis se sont précipités sur les réseaux sociaux pour la traiter de « gorille ». Une fois de plus.

Et ça ne concerne pas que Serena. Quand la jeune américaine Madison Keys, métisse, s'est révélée aux yeux du monde au dernier Open d'Australie en battant Venus Williams en jouant un tennis aussi spectaculaire qu'offensif, son origine ethnique a immédiatement été évoquée. Ce à quoi elle a répondu : « Je n'y pense pas. Je ne m'identifie ni comme blanche, ni comme noire. Je suis juste moi-même, Madison. »

Les raisons qui expliquent que le tennis soit toujours un sport quasi-exclusivement blanc sont multiples. On pourrait aussi bien évoquer le coût élevé de la location des courts (et leur extrême rareté dans les quartiers défavorisés) que la réputation "bourgeoise" du tennis, prophétie auto-réalisatrice. Il n'y a qu'à voir où est situé Roland-Garros, ou tenter de trouver un club de tennis à Sevran ou Clichy-Montfermeil.

La France et les Etats-Unis, deux pays connus pour encourager la pratique du sport y compris chez les plus démunis, peuvent se targuer d'avoir produit des joueurs d'origines et d'identités très diverses, et se poser en exemples. Mais tant que le tennis continuera à traiter les joueurs noirs et asiatiques comme il le fait actuellement, il restera malgré tout l'un des sports les plus racistes qui soient.