Lincoln Clarkes a photographié les femmes toxicomanes de Vancouver

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Lincoln Clarkes a photographié les femmes toxicomanes de Vancouver

Plus de quinze ans plus tard, cette série – controversée à l'époque – est toujours incroyable

En 1997, le photographe canadien Lincoln Clarkes a commencé une série de photos incroyable sur 300 femmes accros à l'héroïne du Downtown Eastside, le quartier mal famé de Vancouver. Un an plus tard, quand la série Héroïnes fut publiée et exposée pour la première fois, la réaction du public était partagée : les attaques condamnaient pour la plupart le prétendu voyeurisme de la série. Cette micro-polémique a néanmoins attiré médias, spectateurs et autorités publiques, qui se sont par la suite penchés sur les problèmes de drogue dans la ville – et notamment dans le Downtown Eastside.

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16 ans plus tard, tandis que le travail de Lincoln est une nouvelle fois exposée – via le festival « Street Photography », en ce moment au Musée de Vancouver – et qu’un nouveau livre intitulé Cyclists vient tout juste d’être publié, nous avons voulu nous remémorer ses premières séries, celles nous ont permis de découvrir ses travaux, et notamment revenir sur Heroines. Puis par un heureux hasard, Lincoln nous a filé 100 photos, toutes tirées d’Heroines ; on a exulté, puis on a parlé que de ça.

VICE : Comment avez-vous débuté cette série ?
Lincoln Clarkes : Leah, une amie décédée en 1999 d'une overdose d'héroïne, m'avait familiarisé avec cette subculture née de la dépendance. Pendant une décennie, on s'est souvent croisés : elle était toujours fourrée dans des situations bizarres pour choper de la dope. Mais tout a commencé lors d'un matin d'été, quand j'ai rencontré Patricia Johnson – qui a, elle aussi, aussi fini par disparaître – et deux de ses copines. Les premiers portraits que j'ai faits d'elles, épuisées sur les marches de l’hôtel Evergreen de Columbia Street, ont réussi à faire chialer des potes à moi. C’est là que j'ai volontairement basculé dans une nouvelle obsession, à savoir documenter la vie de ces héroïnomanes – dans le même esprit que Lewis Hin eet Jacob Riis, si l’on veut. En seulement quelques mois, les larmes sont montées aux yeux du pays entier, et je crois que c’est là que la police et les autorités s’en sont aperçues.

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Ça a été difficile d’avoir accès à ces jeunes femmes du Downtown Eastside ?
Tout le monde est plus ou moins fasciné par le ghetto de l'héroïne ou du crack, mais c'est également un endroit amical. En marchant dans les rues, vous marchez également dans leur salon, leur salle à manger, et leur chambre. Au cours de cette série, une assistante m'accompagnait ; elle trouvait les toxicos super marrantes et en plus de ça, elle se préoccupait réellement de leur situation. Elle leur rapportait des trucs à manger, leur mettait des pansements, allumait leurs clopes, etc.

On essayait de les faire rire en permanence parce que vite, elles pouvaient se mettre à raconter des histoires sordides, déprimer, puis refuser de se faire prendre en photo. Mais d’autres fois, lorsqu’elles avaient vraiment confiance en nous, elles finissaient par s'ouvrir ; elles devenaient généreuses, d’un coup. Nous avons juré de ne jamais révéler leur identité, sauf dans le cas d’un décès. Elles ont accepté.

Comment c'était, de photographier ces femmes l’une après l’autre ?
La solitude de ces filles était navrante, vraiment. Elles tombaient raides mortes une par une et ne savaient jamais si elles s’en sortiraient le lendemain. La plupart de leurs amies disparaissaient, chaque jour. Je pense qu'elles ont bien accueilli notre sollicitude et ont adoré participer à ce projet : faire ça, c’était le seul rayon de soleil de leur existence. La plupart d'entre elles ont perdu tout ce qu'elles possédaient : elles n'avaient plus rien à perdre – à part leur vie.

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Quelle était la proportion d’accrocs à l’héro parmi elles ? Il y avait beaucoup de crack aussi, je crois.
Les femmes qui prenaient uniquement de l'héroïne étaient bien moins bousillées que les autres. Tant qu'elles avaient de l'argent, elles restaient fidèles à leurs habitudes d'automédication ; ce qu’elles voulaient, c’était surtout soigner leurs troubles émotionnels. Les meufs accros à l'héroïne sont la plupart du temps des solitaires introverties qui veulent seulement rester dans l'ombre, à l'inverse des accros au crack. Celles-ci sont incontrôlables, peu fiables et toujours en mauvaise santé. Le crack et la cocaïne transforment leurs usagers en psychotiques. Ils sont bruyants, ils voient des trucs qui n’existent pas, hurlent tant qu’ils peuvent. Ensuite, il y a les polytoxicomanes, qui mixent crack et héroïne.

Je leur recommandais toujours d'en prendre sans trop abuser, ou d'utiliser la méthode du sevrage immédiat. Ou peut-être, les forcer à fumer de l’herbe pendant un moment à la place.

La majorité d’entre elles était des amies ou de simples inconnues ?
Je ne connaissais aucune de ces femmes lorsque j'ai demandé à les photographier pour la première fois. Ceci dit, elles étaient aussi des voisines, que je croisais tous les jours. Je ne m'étais jamais parachuté dans leur univers. Toutes ces femmes étaient réunies dans le même bateau et les hommes, lorsqu’ils étaient là, étaient toujours perçus comme des mauvais présages : il s’agissait toujours de flics, de marginaux, de dealers, de macs, de tueurs… Ils étaient tous là, et toujours contre elles. Elles se sont regroupées contre le reste du monde si l’on veut, elles partageaient le peu qu'elles avaient. Si l’une d’elles arrivait à choper une chambre, il était naturel d'y inviter des copines et de dormir à cinq dans un lit. L’une des pires scènes de violence à laquelle j’ai assisté, c’est quand j’ai vu des meilleures amies se battre pour un gramme de coke. Le lendemain, elles affichaient leurs blessures en fumant une clope avec moi, hyper fières, comme si rien ne s’était passé.

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Vous avez dit de ces femmes qu’elles avaient besoin « d'un amour inconditionnel et indéfectible ». De quoi d'autre manquent-elles, selon vous ?
La majorité de ces femmes ont eu une enfance misérable ; une histoire heureuse, voila ce qu'elles n'ont jamais eu. Elles ont une si basse estime d'elles-mêmes qu'il est impossible pour elles d’aller de l'avant. Elles ont besoin d'une thérapie, de leçons pour savoir comment gérer leurs vies, de faire attention à leur santé et à ce qu’elles mangent, d'un endroit stable où vivre, d'aller à la fac – et d'un job. Lorsque ces femmes sont arrivées en ville, elles n'avaient pas les mêmes avantages que les autres habitants : il faut toujours des relations pour s'installer dans des circonstances à peu près décentes. Elles n’ont jamais été candidates pour figurer sur le grand tableau de leur génération, à Vancouver, tu vois.

Quel genre d'histoires avez-vous entendu pendant vos séances photo ?
Je me souviens d’une femme qui venait juste d'arriver en ville par un bus Greyhound en provenance de Colombie-Britannique ; sa fille était morte dans un accident de voiture parce que son mari, ivre, conduisait trop vite sur une route de montagne. Elle avait perdu son job et, très vite, sa baraque. Tout ce qui lui restait de sa vie d’avant, c’était la boîte dans laquelle elle rangeait le goûter de sa fille. Elle l’avait conservée. J'ai demandé ce qui était arrivé à son mari – elle m'a répondu qu'il avait été tué. J'ai demandé comment, et elle m'a dit « c’est un mystère » en souriant… Chaque toxicomane a sa propre histoire ; elles ne les partageront que si, en échange, vous devenez leur ami.

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Quand avez-vous décidé de revenir à Toronto ? N'avez vous pas eu envie de montrer le côté sombre de Toronto, de la même façon ?
J'ai quitté Toronto pour Vancouver quand j'étais ado, à la fin des années 1970. Même si j’ai fini par revenir, je suis un peu un étranger maintenant ; la Colombie-Britannique et l'Angleterre sont deux grandes parties de ma vie. Je ne suis pas intéressé par l'idée de photographier les quartiers tristes de Toronto ; honnêtement, ce serait fade en comparaison avec le Vancouver d’époque. De plus, je crois qu’un monde sépare ma façon de photographier aujourd'hui et celle que j'avais à l'époque.

@nadjasayej

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