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LE NUMÉRO MODE 2010

Gilles Larrain

À quel moment j’ai découvert le livre de Gilles Larrain, Idols, je ne me souviens plus exactement. Tout ce que je sais, c’est que ça m’a beaucoup ­marqué...

GILLES LARRAIN

INTERVIEW : RYAN MCGINLEY
PHOTOS : GILLES LARRAIN

Ryan et Gilles (photo : Amy Kellner)

À quel moment j’ai découvert le livre de Gilles Larrain, Idols, je ne me souviens plus exactement. Tout ce que je sais, c’est que ça m’a beaucoup ­marqué. Idols est l’un des meilleurs livres de photographie que j’aie jamais parcouru. Publié en 1973, c’est une collection de ­portraits de studio, de travelos, d’androgynes, et plus largement de New-Yorkais incroya­blement beaux. C’est une véritable capsule témoin. Il y a les gens de Warhol, Taylor Mead, Holly Woodlawn, et des membres des Cockettes, une troupe de drag queens originaire de San Francisco. Y’a aussi une photo de l’artiste Al Hansen, le grand-père de Beck, recouvert de peinture argentée et habillé comme une sorte de soldat romain, et Harvey Fierstein ado, méconnaissable, grimé en jolie jeune fille juive (enfin, presque). Ces mecs-là avaient des looks de tueurs. La mode, la bonne, elle vient toujours des drag queens. Ce que vous portez aujourd’hui a probablement été inventé il y a dix ans par une drag queen. J’ai rendu visite à Gilles dans son immense studio de Grand Street, Soho. Si vous passez dans la rue, vous verrez des photos de Jack Walls et Robert Mapplethorpe en devanture. À l’intérieur, c’est un entrepôt caverneux reconverti en studio, rempli du travail de Gilles : des photos de sa série sur les ­danseurs de flamenco, des collages élaborés de nus couverts de tatouages et de fruits, et plein de photos de musiciens, la plupart datant des années 1980, allant de Sting ou Billy Joel à Nina Hagen, en passant par Miles Davis. Posée dans un coin, une large photo représentant Phoebe Cates et Jennifer Jason Leigh, blotties nues sous une couverture, prise au moment de Ça chauffe au lycée Ridgemont. On s’est assis dans sa cuisine, entourés de casseroles en cuivre suspendues, et j’ai fait de mon mieux pour déchiffrer ce qu’il disait de sa voix basse et râpeuse, avec son accent français à couper au couteau. Vice : Les photos qui figurent dans Idols ont d’abord paru dans un magazine français, Zoom, en 1972. C’était, à l’origine, une commande du magazine ?
Gilles Larrain : Non, à l’époque je ne travaillais pas sur commande. J’ai pris ces gens en photo parce que je les trouvais fascinants, complètement fous. J’en avais aperçu quelques-uns à Max’s Kansas City et je m’étais dit : « Il faut absolument qu’ils viennent au studio. » Je suis devenu pote avec Taylor Mead et John Noble. Y’en a un qui est venu, et ils sont tous venus. Quand vous faites un portrait de quelqu’un, vous réalisez beaucoup de clichés ?
À l’époque je prenais plein de photos, maintenant beaucoup moins. Pour cette série-là, j’ai pris des milliers de clichés. Le livre ne représente qu’une toute petite partie de la série. Je dois bien avoir 5 000 Kodachromes. Vous avez donc utilisé des Kodachromes ? J’adore ces pellicules-là. C’est tellement ­saturé. Maintenant ils n’en font plus.
Oui. Tellement chaud, enveloppant. Dans Idols, vous n’avez pas le sommet de la partie émergée de l’iceberg. Mais on va faire quelque chose avec tout le reste, un de ces jours. Comment avez-vous procédé pour les séries qui composent Idols ? Vous vouliez rendre compte d’une scène spécifique ?
Je ne travaille pas de cette façon. Les choses arrivent, dans la vie, quand vous projetez de faire autre chose. J’ai étudié l’architecture. Je voulais devenir mathématicien, scientifique. Rien de ce que j’avais planifié n’est arrivé. Mais ce qui s’est réellement passé est bien plus intéressant. Les projets que je faisais étaient ennuyeux. Pour répondre à votre question, des gens ont entendu parler de mon studio, et ça a eu un effet boule de neige, c’est devenu de plus en plus gros. C’étaient des gens avec qui vous sortiez, que vous fréquentiez ?
Je les côtoyais dans mon studio, oui. Mais sinon je ne « sors » pas. Je suis au studio, je travaille, et les gens viennent à moi. [Montrant des photos] Ça, c’est Harvey Fierstein, vous savez, celui qui a écrit La Cage aux folles et Torch Song Trilogy. Il s’est mis à faire la drag à mon studio. Il doit avoir dans les 19 ans, là. Et ça, c’est Goldie Glitter, l’une des Cockettes de San Francisco.

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PRISCILLA

Cette photo de Goldie Glitter est phénoménale. Ça a vraiment l’air d’une peinture.
Aucun cliché n’est retouché. C’est du brut. What you see is what you get. Dessus, c’est ce qu’il portait ce jour-là, ou vous l’aviez habillé ?
C’est un mélange de beaucoup de choses. Il n’y avait pas de règle ; c’était de l’improvi­sation pure. On avait plein de fripes qui traînaient çà et là, ils se pointaient par groupes de vingt ou de trente, et ils partageaient tous leurs trucs, jouaient avec le maquillage, les perruques, tout ça. Je ne ­donnais pas d’instructions spécifiques. On n’essayait pas de faire de la mode à proprement parler. C’était du divertissement pur – s’amuser, amuser les autres, vivre en s’amusant. Apprécier le moment présent. Louis XV l’avait bien compris. Des fêtes énormes à Versailles. De la nourriture, du sexe, tout. C’est à ce moment-là que la mode s’est mise à exister. La culture fashion date de cette époque-là. Pour résumer, chacun s’occupait de son look et de son maquillage ?
Oui, mais parfois je m’en mêlais, je disais : « Non, j’aime pas ça, je ne ferai pas de photo de ça. » Et ça les fâchait, alors je devais me justifier : « Ça a déjà été fait, fais quelque chose de frais. » Je disais toujours : « Fais des erreurs fraîches. » J’avais déjà vu les erreurs d’avant, alors ça n’avait aucun sens de les réitérer. C’est vrai. Vous aviez des exigences précises pour les modèles, les poses ?
Non. Quand je le sentais, je le sentais. Sinon ça devient un shooting de mode, ça s’évente. Ce qui nous plaisait, c’est qu’on ne savait jamais ce que ça allait donner. [Montrant une photo] Ce que vous voyez là n’est pas une robe, c’est de la soie chinoise épinglée dans le dos. Si vous retournez la robe, on dirait un porc-épic, vous voyez ce que je veux dire ? On l’a faite avec du carton et du scotch, tous ensemble. Tout le monde. Le studio s’était transformé en ruche, on s’agitait, on folâtrait, on créait. La mode, ça ne vous intéressait pas ?
Quand je fais des séries de mode, des pubs, je sais exactement ce que je fais. J’ai un objectif. Un client veut quelque chose de très précis, et il faut coller à sa demande. Les photos dont on parle, elles n’étaient pas préméditées. Elles ont poussé d’une façon organique. On vous a proposé beaucoup de séries de mode après la parution de Idols ?
Oui, mais je n’arrive pas bien à répondre aux commandes. J’hésite à me marier avec des énergies de l’extérieur. Mais si je le sens bien, je fonce. Sinon c’est que ce n’est pas pour moi, ce n’est pas ce que je dois faire. Ça se passait comment, une nuit typique de shooting à votre studio ?
C’était comme au théâtre, comme une par­touze – visuellement. Je peignais les toiles de fond – j’adore peindre. Mon père était peintre et ma mère pianiste et peintre. J’ai toujours peint. Je me laissais porter par l’instant présent. C’était purement organique. Ça coulait comme une rivière et la rivière suivait son cours naturellement, j’étais porté de la même façon. La métaphore de la rivière décrit parfaitement ce projet. Il n’y avait ni styliste, ni directeur artistique, ni maquilleur, ni designer, rien de tout ce qui compose une séance photo de mode. C’était complètement improvisé. Les modèles avaient leurs propres idées, bien sûr. Ils savaient à quoi ils voulaient ressembler. Oh, les drag queens ? Oui, je n’en doute pas. Mais j’ai l’impression que vous êtes un peu antifashion, non ?
En quelque sorte. Je suis anti plein de choses. Mais au moins j’ai une qualité : je séduis les gens. Peut-être parce que je ne suis pas une quantité fixe. Je suis très souvent en déséquilibre, je possède une énergie qui peut paraître engageante, ou effrayante. D’une certaine façon, j’attire les gens. Par exemple, pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui ?

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CHARLES

Précisément. Vous préférez photographier les gens habillés ou nus ?
Nus, c’est certain. Si vous venez à mon studio, je vais vous ôter tous vos vêtements, vous pouvez en être sûr. J’ai des tonnes de nus. Mais cette série-là, c’est sur les travestis ; c’est sur la mascarade. Vous préférez shooter en studio ?
Le studio me fournit un univers très précis, que je connais bien. Je connais la lumière, je peux expérimenter avec, mais j’en assume la simplicité. Je développe moi-même, aussi. Je suis un dinosaure, vous savez. J’ai des appareils ­numériques mais ça ne m’intéresse pas plus que ça. Je m’y réfère, mais ce n’est pas ce que j’aime. Combien de temps vous a pris ce projet ?
Plus d’un an. De temps en temps, on projetait des diapos pour montrer à tout le monde les sessions photo précédentes. C’est dommage que je n’aie pas filmé ça. C’était tellement marrant. Vous n’avez pas idée des commentaires qu’ils pouvaient faire les uns sur les autres. Ça virait parfois à l’émeute. Il y a des photos dans votre livre qui sont plus mémorables que d’autres ?
Chacune de ces photos a été prise dans un contexte délirant. Dans ce cliché de Beauregarde, quand il a soulevé son tee-shirt et qu’on a vu son paquet, tout le monde a pété les plombs. Je lui ai dit : « Ne les écoute pas, tu es ma victime. Aie l’air innocent. » J’ai vu que vous aviez dédicacé cet ouvrage à Jean et Dominique de Menil, les arrière-grands-parents de Dash Snow.
Ah oui ça, c’est une histoire étonnante, je peux vous la raconter. En 1972, Jean était à l’institut Sloan-Kettering, il avait le cancer. Une amie à moi, Simone, travaillait pour lui. Elle m’a dit : « Je connais quelqu’un qui voudrait voir ton travail. Prépare un ou deux paniers de diapos, un projecteur et un écran et va le voir dans sa chambre d’hôpital. » Alors j’y suis allé, j’ai vu un homme dans un lit, fatigué, ­livide, en grande ­souffrance. Un homme avec l’esprit chargé. J’ai pensé : « Qu’est-ce que je fous ici ? » J’étais jeune, j’avais envie de montrer mon travail, mais je ne me sentais pas en sécurité, donc j’ai passé les diapos – bam, bam, bam – très, très vite. Il m’a dit : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Passez-moi la télécommande. » Il est revenu au tout début, et il a regardé toutes les photos, une à une. 280 diapos comme ça.

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GAIL

Et pourquoi lui avoir dédicacé votre livre ?
Si vous êtes patient, je vous le dirai. [rires] OK, OK.
Je suis resté une heure et demie à son chevet. Et, au moment où je partais, je l’ai vu tâtonner jusqu’à son tiroir. Il a sorti son carnet de chèques et m’en a fait un de 15 000 dollars. Je n’avais jamais eu autant d’argent – aujourd’hui, ça ferait environ 100 000 dollars. Il a décrété : « Ce n’est pas seulement un cadeau. Je veux avoir des photos de vous dans ma collection. » Il a lancé ma carrière. Un homme épatant. Vous imaginez ? Sur son lit de mort. Faire ça, regarder, écouter, se ­soucier de quelqu’un d’autre quand on est sur le point de mourir… C’est fantastique. Waouh. Donc ces photos appartiennent à la collection Menil, elles sont au Texas ?
Malheureusement non, Jean est mort l’année suivante, en 1973. Dominique était protestante, elle n’aimait pas les travestis. Mon projet, ce n’était pas vraiment sa tasse de thé. Quelles ont été les réactions à votre ouvrage ?
Variées. Je crois que c’est dans Village Voice qu’un critique a dit que mes photos étaient l’incarnation de la mode, qu’elles mettaient la honte à Vogue. Mais souvenez-vous qu’à ce moment-là, vous ne pouviez pas sortir dans la rue attifé de la sorte. Des clients à moi me disaient : « Comment pouvez-vous prendre des photos de ces gens, de ces affreux déviants ? » Un critique photo du New York Times n’a pas aimé, il trouvait que la lumière n’était pas assez douce. Je n’essayais pas de rendre mes modèles plus glamour, et le journaliste a pensé que d’une certaine façon, ça voulait dire que je prenais parti contre eux. Il a écrit : « Je déduis de ces photos que Gilles Larrain n’est pas lui-même un travesti. » Moi, je ne vois pas du tout ça dans vos photos.
Des personnes différentes, des déductions différentes. Certains modèles ont été en colère parce qu’ils n’étaient pas dans le livre, d’autres n’ont pas aimé leur portrait. Mais les gens intelligents ont aimé, et maintenant c’est devenu une sorte de légende. C’est l’un de mes livres de photo préférés. Je me suis mis à faire des portraits en studio, et je me sers de Idols comme source d’inspiration.
J’en suis ravi. Avec de la passion, de l’énergie, une vision, de la chance, on accomplit quelque chose. Faites ce que vous aimez faire, et aimez faire ce que vous faites. [rires] J’ai l’impression de parler comme un prédicateur !

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CARLA

BEAUREGARDE

BEAUREGARDE

JOHN RAVEN

TAYLOR MEAD

GOLDIE GLITTERS

HARVEY FIERSTEIN

MARGUERITE

SEBASTIAN