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LE NUMÉRO DU CONFLIT MORAL

Vengeance subaquatique

Comme vous le savez déja, cette année nous allons tous crever. L'Europe continue de s'effondrer et l'État norvégien de remplir la Svalbard Global Seed Vault, arche de Noé végétale en cas de désastre nucléaire ou d'impact

Comme vous le savez déjà, cette année nous allons tous crever. L’Europe continue de s’effondrer et l’État norvégien de remplir la Svalbard Global Seed Vault, arche de Noé végétale en cas de désastre nucléaire ou d’impact de météorite. Mais la menace vient peut-être moins de l’économie, de la terre ou des cieux que des océans où l’invasion se prépare. Gerald Donald et James Stinson nous avaient prévenus. Cela fera dix ans en septembre que ce dernier est mort d’une maladie cardiaque et que le monde a découvert par la même occasion que ce chauffeur de poids lourd, père de sept enfants, était en fait la moitié du duo Drexciya. Auparavant, personne ne savait qui se cachait derrière ce groupe de techno mythique originaire de Detroit qui depuis 1992 disséminait des indices épars sous différents alias sur leurs albums et EP au sujet d’une race des abysses qui menace d’envahir notre monde. Dans la jaquette de l’album The Quest on apprenait qu’ils étaient en fait les descendants des femmes enceintes jetées par-dessus bord au cours du « Middle passage », le deuxième côté du triangle de la traite des esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Ces enfants de la traite négrière auraient réussi à survivre au fond de l’Atlan­tique en développant des sortes de branchies et auraient fondé une Atlantide noire peuplée d’afronautes ressemblant plus ou moins à une version black de la créature du lac Noir, le Gill-man. Si ces informations sont données telles quelles par le groupe lui-même, d’autres éléments (titres, visuels, crédits, skit, etc.) patiemment collectés et analysés par le plus grand exégète de Drexciya, Stephen Rennicks (auteur du site drexciyaresearch­lab.webs.com), permettent de reconstituer une histoire plus complète de ce peuple : Il y a des milliers d’années, des « nomades high-tech » seraient arrivés en Afrique centrale par le biais d’un « jump hole », une espèce de portail interdimensionnel (on trouverait des traces de leur venue dans les vestiges de la civilisation des Dogons). Il nous est impossible d’apercevoir leur planète d’origine, Ociya Syndor, située à 700 millions d’années-lumière, car un certain Dr Bowflin a reçu l’ordre d’initier les sept sphères de masquage pour dissimuler son existence et celle des deux autres planètes de ce système suite à la découverte par les scientifiques terriens le 14 février 2002 de la planète Drexciya aux coordonnées suivantes : ra18h35m37.73 d3’22’31.12” sur la carte des étoiles de l’International Star Registry. Ces extraterrestres auraient bâti une cité au fond des abysses régie par la Plankton Organization, probablement située au cœur du triangle des Bermudes (qui serait en fait une espèce de bouclier de protection). Ils y amenèrent leurs frères cosmiques victimes du commerce triangulaire, aidèrent ces nouveaux résidents du fond des océans à s’adapter à cet environnement et leur apprirent à utiliser les « portes hydro » ainsi que la « chambre des étoiles drexciyenne » qui leur permettent désormais de voyager d’étoile en étoile à l’instar de leurs sauveurs. Aujourd’hui, leur retour à la terre est devenu inévitable pour des motifs idéologiques – aider leurs frères amenés de force sur le continent américain et retrouver la terre de leurs ancêtres africains – mais aussi en raison d’un cataclysme sous-marin (probablement un tsunami) qui, en endommageant irrémédiablement la cité, les a contraints à l’exil. L’invasion a peut-être déjà commencé. D’après Drexciya, les apparitions récurrentes depuis le XXe siècle de créatures humanoïdes sur les rives du détroit du Mississipi en seraient les prémices. Il est même probable que ces êtres aient remonté le fleuve jusqu’au lac Michigan, se soient fondus dans la population noire américaine et aient participé à l’invention de la techno pour des raisons encore inconnues. Peut-être afin de nous préparer à l’aide de cette musique froide faite de transistors et de processeurs à l’avènement de cette nouvelle ère qui adoptera irrémédiablement la devise drexciyenne « R.E.S.T. » : Research, Experimentation, Science and Technology. Pour les Drexciyens, la technoscience avance inéluctablement, à nous d’en tenir compte et d’être prêts à en payer le prix. Aussi, Stinson et Donald nous invitent à mesurer avec soin les implications des avancées technologiques qui résulteront de notre rencontre avec cette civilisation supérieure dotée d’« hydrocubes », de « particules aquatiques bata » et maîtrisant « l’hydrodynamique quantique », afin que l’humanité ne subisse pas le même sort que la Motor City lorsqu’elle fut confrontée aux automates japonais qui mirent à genoux l’industrie automobile américaine. D’où ces questions accolées aux titres de l’album Hypothetical Situations sorti par Drexciya sous l’alias Abstract Thought : - Consequences of Cloning : « Que se passerait-il s’ils clonaient le parfait spécimen humain, cloneraient-ils aussi l’esprit donné par Dieu à ce spécimen ? » - Bermuda Triangle : « Si le Triangle pivotait au-dessus de l’île de la Jamaïque, que deviendrait la population ? » - Synchronised Dimensions : « Que se passerait-il si nous existions dans trois plans de la réalité simultanément ? » - Solar Flare : « Si une éruption solaire 10 fois plus importante que la moyenne se produisait, dans quelle mesure les vagues électromagnétiques affecteraient-elles les systèmes électriques et de communication sur la Terre ? » - Galactic Rotation : « Qu’adviendrait-il si la galaxie était éjectée de son cycle normal en raison d’émissions d’énergie sombre depuis un trou noir ? » - Me Want Woman Punami : « Si durant une semaine les organes sexuels masculins étaient pétrifiés, combien de chattes un homme moyen pourrait-il consommer ? » Face à de telles questions qui laissent entrevoir la puissance de la civilisation drexciyenne, nous ne pouvons qu’essayer de prévenir cette menace en tentant de saisir au mieux ce que cache cette discographie complexe. Complexe car les sorties de Drexciya sont organisées de façon étrange. Sur la jaquette de Mice & Cyborg, la dernière sortie de Drexciya sous l’alias Lab Rat XL, il est écrit que cet album est la septième et dernière « storm », ce qui implique que six de leurs précédents albums (au nombre total de huit) constituent les « storms » manquantes. Les albums concernés et l’ordre des « storms » (qui n’est pas chronologique) font toujours débat. Lorsqu’on lui a demandé ce que cette histoire de tempête signifiait, Stinson a ­répondu : « Si t’es dans une tempête, t’as des hauts et des bas, t’as tous les éléments de la planète qui se rencontrent, l’eau, l’air, le feu, l’électricité. Tu pourrais avoir une vache et un ­camion là-dedans aussi. » Et c’est exactement ce à quoi il faut s’attendre si l’on cherche à creuser la mythologie drexciyenne. Difficile de savoir ce que le « polymono plexusgel » (un gel qui est à la fois vivant et non vivant, à l’origine de la vie sur Drexciya) ou bien les « collines rouges de Lardossa » sont censés signifier dans ce tourbillon de références scientifico-mythologiques. Balancer à la face du monde les pièces d’un puzzle incomplet, c’est ce que font la plupart des récits relevant de l’ésotérisme de masse contemporain. Drexciya en a réuni tous les ingrédients usuels mais est parvenu à les lier par des tracks solides : spiritualité (il est souvent question de se trouver soi-même et d’intelligence ­supérieure quasi-divine), science, extraterrestres, cité engloutie et cataclysmes. Il ne manque que les nazis, aussi Gerald Donald a-t-il rééquilibré la donne dans ses projets parallèles en choisissant pour pseudonyme Heinrich Müller (du nom du célèbre haut dignitaire nazi dont on ne put jamais prouver la mort) et en arborant chemise brune et insigne S.S. sur la maquette de la pochette de Racial Hygiene and Selective Breeding (fruit d’un autre de ses alias, Dopplereffekt). Les autres mecs d’Underground Resistance m’ont toujours ennuyé avec leur authenticité, leur conscience, leur maturité, leur défense du Detroit originel, leur lutte contre les majors,­ leur hardcore, leurs revendications politiques. Stinson et Donald ont, eux, préféré faire comme Nicole Kidman, acheter le nom d’une étoile sur un site douteux et situer leur musique bien loin de leur ville d’origine, bien en dessous du niveau des mers, des rues et même de l’underground, au plus profond des abysses, où l’on peut sans problème imaginer une race supérieure de Noirs à branchies prêts à conquérir le monde depuis le triangle des Bermudes sur le dos de cyber-raies manta.