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LE NUMÉRO FICTION 2014

Histoire

Une nouvelle à propos de Troy, de son boss, de mon mec – et de Los Angeles, ville la plus froide du monde.

Cette histoire est aussi dans notre numéro Fiction 2014.

Photos by Chad Wys

Ces derniers temps, je suis tombé sur Troy littéralement partout. Je l’ai aperçu au Whole Foods en train de tâter des fruits de saison. Je me suis retrouvé à côté de lui lors d’une nuit arrosée. À la lueur de la lune, ses cheveux paraissaient argentés, et sa peau était aussi blanche que l’intérieur d’un coquillage. J’ai tenté plusieurs fois de croiser son regard, mais il ne s’est jamais tourné vers moi.

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Il est même venu à la librairie où je travaille occasionnellement. Il a feuilleté quelques ouvrages, vêtu d’une chemise de flanelle et d’un jean dont il avait remonté les ourlets pour faciliter ses trajets à vélo.

Je travaille toujours dans cette librairie, même si je sors désormais avec Patrick, qui se fait bien plus d’argent que Troy ne s’en fera jamais.

Patrick vit dans une grande maison près de l’océan.

Quand les nuits de Santa Monica sont calmes, on peut entendre les vagues dans chaque pièce de la maison.

***

Depuis quatre ans, je travaille dans une librairie indépendante à l’angle du Wilshire Boulevard et de l’Ocean Avenue. Son propriétaire, Dennis, est un vieux gay qui vit dans un petit appartement au-dessus de la librairie et qui ne rate jamais une occasion de me draguer. Pendant la guerre du Vietnam, alors qu’il était Marine, Mavis – sa femme d’alors – a pris le relais. À son retour, ils ont vécu encore trois ans ensemble avant qu’il ne décide de rompre et de lui avouer son homosexualité. Plus tard, Mavis a déménagé à Miami Beach avec un Juif, avec qui elle a fondé une famille.

Chaque année, elle lui envoie des cartes de Noël qu’il dispose fièrement près de sa caisse. Sur ces cartes, elle est entourée de ses enfants aujourd’hui adultes, de ses petits-enfants et depuis peu, d’un arrière-petit-enfant. Dennis adore les montrer aux clients, mais je lui ai confié que je trouvais ces manières passives-agressives. Pour moi, elle le punit ; lui est toujours désespérément seul sur les photos qu’il lui fait parvenir. Mais ce n’est que ma vision de la solitude à un certain âge – j’envisage cela comme une punition. Je sais que je ne devrais pas penser ainsi. Il suffit de regarder Dennis.

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***

Il y a quelques semaines, Dennis nous a dit que le loyer du magasin avait augmenté. Il a fermé plus tôt ce soir-là, avant de m’emmener sur la jetée en compagnie de Madison. Il nous a acheté deux glaces avant de nous annoncer la nouvelle.

« Je ne suis plus capable de payer, a-t-il dit. C’est trop cher pour moi. » Il s’est effondré. Madison et moi avons tenté de le réconforter. Quand il a arrêté de sangloter, le soleil se couchait.

Madison et moi avons raccompagné Dennis à la boutique ce soir-là. Nous l’avons laissé sur le pas de la porte et l’avons observé tandis qu’il montait péniblement l’escalier.

Madison a commencé son travail à la librairie presque au même moment que moi. Elle avait gardé la même coupe de cheveux pendant tout ce temps – un carré blond décoloré avec une raie sur le côté. Quand arrivait Halloween, elle choisissait toujours son déguisement en fonction de sa coupe de cheveux : Clochette, Daisy Buchanan, ou encore Maria Rainer.

« T’en penses quoi ? » m’a-t-elle demandé, une fois que Dennis eut disparu.

« On ne peut pas faire grand-chose, ai-je répondu.

– C’est facile à dire pour toi. » Elle m’a donné un coup dans les côtes, un peu fort à mon goût. « Patrick te protégera toujours, toi. Malheureusement, on n’a pas tous cette chance. »

***

Il était presque 21 heures quand je suis rentré chez moi. Patrick était déjà au lit, MacBook sur les genoux et casque autour du cou. Un verre de vin était posé sur le piano de l’autre côté de la pièce. Il était en train de composer un morceau. Je me suis déshabillé et glissé près de lui, enveloppant mes bras autour de son torse brun. La porte qui donnait sur la terrasse était grande ouverte, et je pouvais entendre le ressac ainsi que le vent s’engouffrer dans les palmiers.

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Patrick a 40 ans, soit 17 de plus que moi. Il a composé des bandes-son pour plusieurs séries télé et autres direct-to-DVD, mais il rêve désormais de bosser sur un film à gros budget. En ce moment, il écrit la bande-son d’une série de zombies avec Kate Mara pour la chaîne FX.

« Tu ne croiras jamais ce que mon boss nous a sorti aujourd’hui », lui ai-je dit. J’avais posé ma tête sur son ventre et je sentais sa peau se réchauffer. Je lui ai annoncé que la boutique allait fermer.

Patrick continuait à taper sur son ordinateur.

« Dennis a du mal à payer son loyer, ai-je ajouté. J’ai de la peine pour lui. Tu imagines perdre le fruit de toutes ces années de travail, juste comme ça ? Ce n’est pas comme s’il avait autre chose dans sa vie. C’est triste, non ?

– Ce n’est pas de ta faute, m’a-t-il répondu. Et puis, qu’est-ce que tu connais du travail, toi ? » a-t-il ajouté avec un zeste d’irritation dans la voix, mais d’une manière suffisamment exagérée pour que je puisse l’interpréter comme une vague plaisanterie. Quand je l’ai regardé, dubitatif, il m’a embrassé sur le front, et j’ai entendu la voix de Madison résonner dans mon oreille : C’est facile à dire pour toi.

« Je sais. Je te le dis juste. C’est étrange, je pensais que la boutique marchait bien. » J’ai trituré la touffe de poils qui dépassait de son boxer. Des notes de musique s’empilaient sur son écran d’ordinateur, comme des étagères vidées de leurs livres. « Tu ne trouves pas ça triste ? » ai-je demandé.

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« Oui. C’est triste, OK ? Ça l’est. Mais je bosse, là. » Il a repoussé mon visage de son ventre avant de remettre son casque.

Ça se passe souvent comme ça avec Patrick. Les choses peuvent dégénérer très vite, surtout quand il compose. Parfois, j’ai l’impression de chercher mon chemin dans une maison plongée dans les ténèbres. J’arrive à l’intérieur, les bras devant moi, en quête de la sortie. Je me heurte à un mur – oups, j’ai dit une chose qu’il ne fallait pas dire – avant de trébucher sur une chaise – oups, j’ai encore dit un truc qu’il ne fallait pas dire – jusqu’à ce que je trouve enfin une échappatoire.

Mais j’étais trop crevé pour chercher cette porte ce soir-là. Je lui ai tourné le dos et me suis endormi.

Cette nuit, j’ai rêvé de ce type, Troy.

Nous étions sur la route en plein désert, la peau couverte de poussière. Nous avons traversé un pont suspendu avec une rivière agitée en contrebas. Nous nous sommes arrêtés pour regarder au-dessus du parapet. Les rayons du soleil fendaient la surface de l’eau, brûlants, comme la première lumière d’une explosion, jusqu’à ce que je me retrouve seul.

Quand je me suis réveillé, j’ai eu la brève impression que l’homme qui dormait à mes côtés était Troy.

***

Le lendemain, je me suis levé tôt pour aller travailler. Dennis n’étant pas très regardant au niveau des horaires, j’en profite. Il me tape négligemment sur les fesses quand je débarque avec deux heures de retard, avant de me sortir un truc du genre : « Que me vaut ce plaisir, beauté ? » Mais ce matin-là, je voulais être à l’heure.

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Je suis sorti par la porte de derrière, qui donne sur la plage. J’ai regardé les surfeurs se mettre à l’eau, cette magnifique ceinture bleue s’étendant sur des kilomètres. Des motards et des mères avec leurs poussettes m’ont doublé le long de la jetée.

Quand je suis arrivé à la boutique, Dennis s’est tapé le front pour manifester son étonnement. Madison m’a regardé en fronçant les sourcils. Je me suis contenté de sourire. C’était la journée où j’achetais des livres d’occasion aux clients. Je me suis dirigé à mon poste, au fond de la boutique. Je suis resté debout derrière mon énorme bureau en chêne sans piper mot.

J’aime les livres. J’aime voir leurs couleurs se mélanger dans les rayons à la manière des couchers de soleil sur la plage. J’aime la façon dont les livres peuvent me faire changer d’opinion sur quelqu’un. Parfois, on pense pouvoir cerner une personne rien qu’à son apparence, et un livre peut tout bouleverser. Je ne peux pas vous dire combien de fois j’ai vu un surfeur bronzé assis contre un palmier, les yeux plongés dans Putain de mort ou Le Rouge et le Noir.

Ce matin-là, une grande blonde est entrée dans la boutique – ses seins menaçaient de s’échapper du haut de son bikini. Elle a sorti quelques livres de son sac à motif camouflage. Ils avaient l’air neufs. Je les ai ouverts. Au verso de chaque couverture était inscrit le même mot à la main : « Pour Kate – Je pense que tu vas aimer ! Je t’aime, Papa. »

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Raté, ai-je pensé.

Une fois la valeur des livres évaluée, j’ai fait un geste à Dennis qui était à l’autre bout de la librairie pour qu’il vienne vérifier. Il a examiné les livres une dernière fois avant de sourire à la fille et de lui annoncer : « On ne paie plus les livres en cash. Crédit uniquement. »

La blonde nous a fusillés du regard. Elle nous a fait remarquer le panneau rouge et blanc devant la fenêtre : « C’est écrit ici : Cash.

– Oui, mais le règlement vient de changer.

– Vous devriez enlever ce panneau alors. » Elle nous a fixés.

Nous avons soutenu son regard.

« Je les garde » a-t-elle finalement décrété. Elle a remis les livres dans son sac avant de tourner les talons.

« Désormais, l’argent doit uniquement rentrer, m’a confié Dennis après son départ. Il ne doit jamais sortir. »

Dennis s’est dirigé vers la fenêtre et a retiré le panneau. Il l’a traîné jusqu’à son appartement, qui lui sert aussi de remise. Madison s’est approchée de moi, avant de chuchoter : « J’ai réfléchi la nuit dernière. J’ai un plan.

– Un plan pour quoi ? » ai-je répondu.

Son visage s’est tordu en un rictus contrarié. « Pour quoi ? D’après toi ? Pour aider Dennis à sauver sa boutique. »

Madison et moi n’avons jamais été proches. Parfois, sa voix est si tranchante qu’elle pourrait fendre de l’acier trempé. Mais c’est la meilleure amie de Troy, du coup j’essaie de rester dans ses petits papiers.

« On devrait faire une collecte, a-t-elle suggéré. Un truc où les gens viendraient et donneraient de l’argent à Dennis pour la boutique. On a juste besoin de quelques gros mécènes et Dennis devrait être tranquille pour quelques mois. » Vu la manière dont elle tournait les choses, je savais qu’elle s’attendait à ce que Patrick débarque et donne beaucoup d’argent.

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« Et après ça ? » ai-je demandé. Je me posais sincèrement la question, mais je savais aussi que ça l’énerverait.

« Je ne sais pas. On devra trouver une solution sur le long terme. Mais pour commencer, c’est tout ce que nous avons, à moins que tu aies une idée brillante. »

J’ai haussé les épaules.

« OK. On pourrait organiser une lecture, a-t-elle suggéré.

– Et on ferait tourner un chapeau pour la quête, comme à l’église ? » ai-je demandé. Elle a ignoré ma remarque.

« On doit faire quelque chose pour montrer aux gens que cet endroit mérite d’être sauvé, a-t-elle enchaîné. Ce lieu a une histoire. »

***

La librairie a vu passer d’innombrables célébrités toutes ces années. Sur les murs sont affichées des photos encadrées de Dennis avec des icônes littéraires ou des starlettes, le genre de clichés qu’on peut voir dans les restaurants italiens – Dennis bras dessus bras dessous avec Allen Ginsberg, Dennis en train de rire avec Lisa Kudrow, Dennis aux côtés de Gore Vidal. Il y a même une photo de Dennis et Mavis qui prennent Roy Scheider en sandwich, une copie des Dents de la mer dans les mains. Je lui ai déjà suggéré de la retirer.

Dennis arbore une tête différente sur chaque photo, mais il reste toujours le même. Je pense que c’est dû à son sourire. Son corps s’affaisse, sa chevelure est de moins en moins fournie, mais son sourire demeure.

***

Un vendredi midi, deux ou trois jours après ma petite réunion avec Madison, je suis parti m’acheter un smoothie sur la jetée. J’avais passé l’heure précédente à organiser les rayonnages de la catégorie Biographie & Mémoires. Qu’est-ce que tu connais du travail, toi ? J’entendais les mots de Patrick.

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J’étais sur le point de partir lorsque Troy est entré, vêtu d’un short de bain et d’un T-shirt blanc. Il a posé sa planche de surf à côté de la porte avant de se diriger vers Madison. Il l’a enlacée alors qu’elle criait et essayait de s’enfuir.

J’ai entendu parler de Troy grâce à Madison. Enfin, j’ai entendu parler de lui malgré moi. Elle passe toutes ses pauses déjeuner à lui téléphoner à l’extérieur. Elle parle de ses plans yoga pour le week-end, de sa prochaine fête à Malibu. Au moment où ils s’apprêtaient à partir, j’ai joué avec les feuilles qui se trouvaient sur mon bureau, faisant de mon mieux pour avoir l’air occupé. J’ai entendu Madison dire : « On était justement en train de parler de la collecte. Tu as une idée ? »

« Salut », m’a lancé Troy avec un petit sourire.

« Salut », j’ai répondu. Je n’ai pas pu soutenir son regard. Ses cheveux étaient décolorés à cause du soleil, et ses yeux avaient la couleur du sable humide.

« Je crois qu’une lecture pourrait fonctionner, non ? Des gens viendraient et liraient des passages de leurs livres préférés, a poursuivi Madison.

– Comme qui ? ai-je répondu.

– Eh bien, la tante de Troy est l’assistante du maire, a-t-elle dit, en lui faisant signe.

– Ouais, je crois que je peux arranger un truc, a-t-il confirmé.

– Ce serait super, ai-je dit.

– Et toi alors ?

– Tu veux que je lise ? ai-je demandé.

– Non. Je veux dire, qui tu peux avoir ?

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 Je ne connais personne d’important », ai-je répondu, même si je savais bien où elle voulait en venir.

« Et ton petit ami influent ? Il ne connaît pas des stars, avec sa série ? Je parie qu’il a un répertoire rempli de gens qu’il pourrait appeler. »

Troy a hoché la tête.

« Il ne peut pas se contenter de demander des services aux gens. Ça ne marche pas comme ça.

– Ah, pourquoi pas ? C’est le moment ou jamais. Je veux dire, Dennis n’est même pas venu de toute la matinée. Il doit être… » – elle a fait mine d’être pendue, en tirant la langue sur sa lèvre inférieure patinée de gloss.

J’ai jeté un œil vers son appartement. Il avait installé un heurtoir en forme de gargouille sur sa porte. En effet, Dennis n’avait pas quitté son appartement ce matin.

« Il travaille pour quelle émission ? » a demandé Troy. Lorsque je lui ai précisé laquelle, il a aussitôt répondu « Génial ! J’adore cette série. Je pense que tous les acteurs qui jouent dedans vont devenir célèbres. Vraiment. »

Il a de nouveau souri. Tout ce temps passé à essayer d’attirer son attention, et nous étions enfin en train de parler. Je me sentais faible.

« Peut-être que si je lui demande, il le fera pour moi. Mais n’espérez pas Kate Mara pour autant. » Le sourire de Troy s’est peu à peu effacé. « Je ne sais pas en fait. Peut-être qu’il peut l’avoir.

– Putain, s’est exclamée Madison. Ce serait fou. »

À ce moment, Dennis est apparu sur le pas de sa porte et a descendu les marches. Il souriait et sifflait en boutonnant son cardigan rouge. Il nous a salués en passant à côté de nous, avant de franchir le seuil de la boutique. La sonnette de la porte a résonné deux fois quand il est sorti.

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« Je croyais qu’il était censé être triste ? s’est étonné Troy.

– Il est en deuil, a lancé Madison en vissant son index sur sa tempe. Il est vraiment taré. »

Troy et moi avons hoché la tête.Troy and I nodded together.

Je mentirais si je déclarais ne jamais avoir fantasmé à ce que ma vie aurait pu être avec Troy à la place de Patrick. Ça semble fou, mais j’y pense de temps en temps. Un nouveau départ avec une nouvelle personne.

***

Ces dix dernières années, Dennis a partagé son appartement avec un autre homme. Il a rencontré Damon dans un bar gay du West Hollywood au début des années 1980, quelques années après le départ de Mavis. Quand il m’a raconté cette histoire, il m’a expliqué que Damon s’était comporté comme un connard cette nuit-là. Il avait d’abord refusé ses avances et dragué d’autres garçons, mais Dennis avait fini par lui mettre le grappin dessus – pour lui, c’était le coup de foudre.

Je ne connaissais pas grand-chose de cet homme, mais deux photos de lui étaient accrochées au mur. Sur l’une d’elles, Dennis lui encerclait pratiquement la tête, gonflant son biceps afin de montrer son tatouage d’ancre marine. Damon est noir – et longiligne, comme moi. Sur la photo, il tente désespérément de se défaire de l’emprise de Dennis. Sa peau a l’air aussi douce et brillante que de la cire. Une jeune Kim Basinger sourit à leurs côtés.

Un jour, j’ai demandé à Dennis pourquoi il conservait cette photo alors que les choses s’étaient mal terminées. Damon l’avait trompé un paquet de fois. Il a secoué la tête et souri. « Sérieux. C’est Kim Basinger, petit. Je peux vivre avec ça. »

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***

Ce soir-là, Patrick m’a emmené dîner dans un restaurant de fruits de mer sur Pico Boulevard. On a mangé sur la terrasse, près d’un mur couvert de lierre.

Je réfléchissais à une manière délicate de lui parler de la collecte. J’avais déjà englouti une assiette de fromage, quelques huîtres au babeurre et un bol de bolognaise de homard. Pour le dessert, j’avais commandé un soufflé au chocolat pour m’accorder du temps supplémentaire, même si je n’avais plus faim. Je savais que si je ne profitais pas de notre flirt, du clair de lune qui brillait sur l’océan et du cliquetis des fourchettes, il aurait été trop tard pour lui demander.

J’ai pris une dernière gorgée de mon bourbon. « Tu te souviens de cette histoire à propos de la librairie qui ferme ? On est en train d’organiser une collecte pour que mon patron puisse garder la boutique.

– C’est une bonne idée. C’est toi qui l’as eue ? a demandé Patrick.

– Pas vraiment, mais j’aide. Je fais partie intégrante du projet.

– Tu veux ça ?

– Oui, ai-je balbutié, confus.

– Non, a-t-il enchaîné. Est-ce que tu veux ça ? » Il a saisi les morceaux de homards qui restaient dans ma bolognaise.

« Je leur ai dit que tu pourrais peut-être m’aider, ai-je poursuivi.

– T’aider comment ? » a-t-il répondu. Il avait l’air suspicieux.

Patrick a toujours eu un faible pour les hommes plus jeunes, mais il possède un lourd passif de menteur. La première nuit que nous avons passée ensemble, après notre troisième ou quatrième rendez-vous, il a pris mon visage dans ses mains et m’a dit : « Ça ne peut pas être qu’une aventure. On s’est trop moqué de moi et je n’en peux plus, je suis en train de tomber amoureux de toi. » C’était pendant un week-end, en plein après-midi. Le soleil passait entre les fentes des volets et nimbait nos corps de lumière.

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« Tu peux demander à quelqu’un de la série de venir faire une lecture pour notre collecte ? Je n’arrête pas de me dire qu’ils vont transformer la librairie en restau chinois. Je ne t’aurais pas demandé si ce n’était que pour moi, tu sais bien.

– Ce n’est pas possible. Et tu le sais très bien. Comment as-tu pu penser— »

J’avais déjà arrêté de l’écouter. J’ai vu deux hommes rentrer dans le restaurant et suivre l’hôtesse jusqu’à leur table. L’un d’eux n’était autre que Troy. Il portait un blazer gris avec un jean et des chaussures bleues. Je ne l’avais jamais vu si apprêté. Je ne connaissais pas l’homme qui l’accompagnait, mais il était très beau aussi. Ils se sont assis – Troy était dos à moi.

Je me suis demandé si Troy l’avait rencontré sur internet, s’il avait fait défiler une série de visages souriants avant de tomber sur son profil, si ce dîner n’était rien de plus qu’un prélude courtois avant une nuit de sueur et de sexe, ou si cela signifiait autre chose – quelque chose avec plus de sens.

Après que Patrick a réglé, j’ai jeté un dernier regard dans leur direction. Troy tenait la main de son compagnon, qui riait à gorge déployée, les cheveux flottant dans l’air salé de la côte.

J’imagine qu’ils sont restés comme ça toute la soirée.

***

Pendant les week-ends, Dennis nettoyait les cadres de ses photos lui-même. Il doit en avoir une trentaine. Je le sais parce qu’il y a environ un mois, je suis passé à la boutique un dimanche – Dennis m’avait confié une clé dès que j’ai commencé, non sans me faire un petit clin d’œil déplacé (« Tu peux l’utiliser à tout moment ») – et je l’ai trouvé là, derrière un bureau, muni d’un vieux chiffon et d’un produit nettoyant.

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Les photos étaient empilées sur le sol, classées par ordre de taille. Je me suis approché sur la pointe des pieds, tel Godzilla errant en plein Tokyo.

« Regardez qui voilà. Tu as finalement décidé d’accepter mon offre, a-t-il déclaré.

– Peut-être la prochaine fois, ai-je répondu. J’ai oublié l’iPod de mon copain. Il en a besoin pour travailler. »

Il s’est levé et a ouvert un tiroir pour sortir l’iPod. Je l’ai remercié

« Tu as besoin d’aide pour le nettoyage ? J’ai quelques heures à tuer », ai-je ajouté. Je m’étais disputé avec Patrick – c’était notre mode de communication habituel depuis un petit moment – et j’avais envie de le faire attendre.

« Tu plaisantes ? J’adore faire ça. Ça me rappelle de bons souvenirs, m’a-t-il répondu. Ce sont mes souvenirs, petit. Sors un peu si tu veux en avoir aussi. »

***

La semaine suivante, Madison et moi avons préparé la collecte. Nous avions décidé de garder le projet secret le plus longtemps possible afin de ne pas inquiéter Dennis. Troy nous aidait de temps en temps en fonction de son emploi du temps. En fin de semaine, il était relativement disponible. Je crevais d’envie de leur dire la vérité, que Patrick ne viendrait pas – que je ne viendrais pas – mais je n’y arrivais pas. Madison me demandait régulièrement ce que j’avais prévu. Je sentais toujours que, quelque part, elle lisait clair dans chacune de mes réponses, comme si elle regardait à travers un miroir sans reflet et qu’elle attendait le moment opportun pour me donner un coup dans les côtes, devant Troy. Mes mensonges sont allés croissant. J’ai dit que Kate Mara allait venir.

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Un après-midi, Troy est arrivé avec une brassée de flyers roses et verts où l’on pouvait lire « Sauvez le Books Benefit, avec des lectures du maire Pam O’Connor et Kate Mara, la star de Dead Inside. »

Ça ne pouvait plus continuer. Peu importe si Troy me prenait pour un con – j’allais finir par embarrasser Dennis également si je ne prenais pas le taureau par les cornes.

Mais avant que je puisse le faire, Dennis est sorti du fond de la boutique et s’est posté devant Troy et Madison. « Qu’est ce que vous avez là ? » Il s’est mis à fureter dans le tas de flyers.

« On va sauver cette putain de boutique, Dennis », s’est écriée Madison. Elle a levé ses mains au ciel et Troy a suivi le mouvement. Ils se comportaient comme s’ils étaient en train de motiver leurs troupes avant un combat. Les clients de la librairie nous ont observés avant de sourire et de se retourner poliment.

J’étais terrifié. Au lieu d’avouer mon échec à deux personnes, je devrais en plus briser le cœur de Dennis. Son seul espoir allait mourir en l’espace de quelques secondes.

Mais l’expression de Dennis s’est assombrie. Il s’est agenouillé et a empilé les flyers sur son torse pour les amener vers la poubelle, les déchirant avant de les jeter.

« Qu’est ce que tu croyais ? » a-t-il demandé à Madison. Il s’est ensuite tourné vers moi en criant : « Tu étais au courant ? » Il s’est mis à trembler et a serré les poings au point de s’en blanchir les jointures.

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« Je ne comprends pas, a dit Madison. Qu’est-ce que—

– Laisse tomber. » Il a filé droit dans sa chambre en claquant la porte.

« Vous voyez », nous a dit Madison. De nouveau, elle a fait tourner son index sur sa tempe. « Il est taré. »

Pendant que Madison et Troy récupéraient les flyers dans la poubelle, je suis monté voir Dennis. Je ne l’avais jamais vu se comporter ainsi. Je me suis dit que c’était la rage qu’il avait emmagasinée à la guerre, dans les jungles moites du Vietnam.

J’ai frappé à sa porte. Il n’a pas répondu, j’ai ouvert. Étrangement, c’était la première fois que je pénétrais dans l’appartement de Dennis. C’était un petit studio avec un plancher épais. Il était assis sur son lit, la tête dans les mains. La pièce était propre et aérée, la fenêtre ouverte permettait de voir le salon de coiffure de l’autre côté de la rue et les branches vertes du palmier à quelques mètres de là. Un drapeau américain était accroché au mur – c’était la seule décoration visible de l’appartement.

« C’était quoi ce plan, Dennis ? » ai-je demandé. Je suis resté debout, un peu ahuri. J’ai toujours préféré ne pas sous-estimer la force d’un homme de soixante ans.

« Je n’ai pas été honnête avec toi, » m’a-t-il répondu doucement. Il a balayé les fils de coton qui sortaient de son pantalon. Après quelques minutes de silence, il a fini par me lancer : « J’ai menti à propos du loyer.

– La librairie ne ferme pas ?

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– Si, mais pas pour les raisons que je t’ai données. »

Il m’a parlé de son projet de déménager à Miami Beach pour se remettre avec son ex-femme, Mavis, après toutes ces années. Son mari était mort il y a quelques mois et ils s’appelaient régulièrement depuis.

« Tu es encore amoureux d’elle ? ai-je demandé, dans le doute.

– Non ! Bien sûr que non. Tu sais bien que je ne te ferais pas dormir dans la baignoire », a-t-il lancé, en me donnant un coup de coude. « Mais on a vécu une histoire, petit. C’est dur à expliquer. Je me sens seul ici, parfois. Tu ne peux pas comprendre, mais j’espère que ça ne t’arrivera jamais. »

Je lui ai demandé pourquoi il avait menti.

« J’étais gêné, je crois. Qui peut admettre qu’il en a marre d’être seul ? J’allais te le dire avant de monter ici, mais c’était juste plus simple pour moi. »

J’ai senti une douleur croître au fond de mon estomac.

Plus tard dans la soirée, étendu sur le lit près de Patrick, j’ai compris d’où me venait cette sensation – la trahison. Je n’avais jamais réalisé que jusqu’à aujourd’hui, je considérais que Dennis était capable de vivre heureux tout seul.

***

Madison et moi nous sommes dit au revoir en arrivant à la douane. Nous avons accompagné Dennis à l’aéroport parce que nous étions sa seule vraie famille dans le comté de Los Angeles. Tous ses autres amis avaient déménagé dans de petits bungalows au milieu du désert – du moins, ceux encore vivants. Il porte une chemisette à fleurs et des tongs. Les yeux de Madison sont embués de larmes. Les gens s’enlacent une dernière fois autour de nous. Ils se disent « Tu m’as manqué », « Ça fait trop longtemps », « Je t’aime », « Adieu ».

« Tu retomberas sur tes pattes, mon cœur », a-t-il glissé à Madison.

Il m’a entouré de ses bras et m’a pincé les fesses. « Ça porte chance, a-t-il affirmé. Je vous donnerai des nouvelles. Ne vous inquiétez pas. Je vous enverrai une carte de vœux à Noël, et je veux que vous fassiez la même chose. Je sais à quel point vous détestez ça. »

Au contrôle douanier, la queue semble interminable. Dennis nous salue avant de disparaître dans la foule.

Nous regardons plusieurs avions prendre leur envol, chacun montant rapidement dans les airs, jusqu’à devenir un point au milieu des nuages. Nous ne sommes pas certains d’avoir repéré le sien, mais à chaque décollage, je me représente son visage plaqué contre le hublot, nous regardant jusqu’à ce que nous aussi devenions un point minuscule.

Quelques minutes plus tard, Madison me glisse qu’elle doit également partir, mais qu’elle espère me voir bientôt. Sa voix est fragile, mais je sais que ça ne durera pas.

Je reste debout quelque temps pour observer la piste et les montagnes brunes qui la surplombent. Je regarde également mon reflet dans la vitre. Il flotte, léger et transparent, juste au-dessus des montagnes.

Je suis en train de perdre mon temps.

Thomas Gebremedhin est diplômé de l’Atelier des écrivains de l’Iowa et de Duke. Il vit à Brooklyn et travaille chez Vogue.