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LE NUMÉRO SYNERGIE LYSERGIQUE

La chronique de l’offense

Ce n'est que l'année dernière que j'ai entendu parler pour la première fois de Horseshit. Je venais d'entrer dans une boutique de déstockage de l'armée, un de ces magasins glauques

Ce n’est que l’année dernière que j’ai entendu parler pour la première fois de

Horseshit

. Je venais d’entrer dans une boutique de déstockage de l’armée, un de ces magasins glauques spécialisés en excédent militaire. Ils sont d’ailleurs devenus très à la mode en 1993 avec le film

Chute libre

. L’intérieur du magasin était vraiment effrayant, avec plein d’objets nazis et de masques à gaz accrochés aux murs. J’avais le sentiment que si j’entrais dans la pièce du fond, j’y resterais enfermé à jamais. Le vendeur parlait avec un autre client, mais je sentais qu’il avait les yeux rivés sur moi. Alors que je me trouvais devant un présentoir décoré de boutons de manchette de la Luftwaffe, je suis tombé sur un magazine qui s’appelait

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Horseshit

. Sur la couverture figurait une illustration assez violente d’un mec dont le visage était enveloppé dans du fil barbelé. Ça m’a rappelé la pochette de l’album

Give Me Convenience or Give Me Death

des Dead Kennedys. Pour être honnête, j’ai d’abord cru que c’était un punkzine que je ne connaissais pas. Qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre ici ? Je l’ai ouvert et j’ai tout de suite compris trois trucs :

1) Le magazine avait au moins dix ans de plus que le punk.

2) Il était rempli de dessins de femmes nues particulièrement excitants.

3) Il y avait aussi plein de messages antimilitaristes qui mettaient mal à l’aise (des bébés avec des baïonnettes, des Marines caricaturés en vampires, ce genre de trucs). Si le type derrière la caisse savait que j’étais en train de ­mater ce truc, il m’aurait certainement foutu un coup de pied au cul.

J’ai levé les yeux. Le propriétaire était effectivement en train de me mater, en même temps qu’il discutait avec l’autre client.

« Excusez-moi », j’ai fait. Puis, en montrant le magazine, j’ai demandé : « C’est combien ? »

Les deux types ont arrêté de parler. Le propriétaire m’a observé avec un genre de mépris dans le regard.

« Ce n’est PAS à vendre », m’a-t-il finalement répondu. J’ai hoché la tête et je me suis dirigé vers la sortie en reculant. Le mec a continué à me jeter ce regard de tueur alors que j’étais désormais à l’extérieur du magasin.

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Après cet épisode quelque peu étrange, je n’étais pas plus avancé sur ce mystérieux magazine.

J’ai donc fait des recherches sur Internet, mais il n’y avait pas grand-chose. Un site affirmait que le magazine avait été créé par deux frères, Thomas et Robert Dunker (Thomas était paraplégique, et mort en 2003). En 1968, la police a arrêté Moe Moskowitz, un libraire de Berkeley accusé de vendre des marchandises à caractère pornographique. Il vendait notamment le magazine

Horseshit

(mais aussi

Zap, Snatch,

et

SCUM Manifesto

). Un an plus tard, Frank Zappa faisait allusion au magazine dans le morceau « German Lunch ». Malgré ces deux informations que je venais de trouver par hasard,

Horseshit

demeurait un mystère. Quelques librairies en ligne vendaient la série complète, à savoir les quatre numéros, à 150 dollars pièce.

Plus tard, j’ai trouvé un site qui vendait la collection pour beaucoup moins, et j’ai sauté sur l’occasion. Mais dès que j’ai passé la commande, j’ai senti que je m’étais fait gruger. Pourquoi personne ne les avait achetés ? Pourquoi ? Je suis devenu un peu parano. Je me suis même dit que c’était le mec du magasin de déstockage militaire qui avait monté une arnaque sur eBay.

Deux semaines plus tard, j’ai ­finalement reçu les magazines. En couverture du premier ­numéro, un soldat de l’armée américaine. Impossible de déterminer s’il était gradé ou non. Il tenait une arme automatique dans une main. Son autre main portait un bébé mort. Il venait juste de l’enfermer dans un sac, comme un canard. Sous le titre du magazine, on pouvait lire la légende « LA CHRONIQUE DE L’OFFENSE » et au-dessous, dans le coin, « À L’ATTAQUE ! ». La maison d’édition était mentionnée en petits caractères : Gauntlet Press, Hermosa Beach, Californie. J’ai regardé la date : 1965.

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Le magazine commence par une brève intro, très polie : « Il y a quelque temps, deux jeunes hommes qui s’appelaient Bob et Tom Dunker ont estimé qu’il était temps de créer un magazine différent. On y trouverait des dessins piquants, audacieux, drôles, des articles écrits de manière intelligente et pleine d’esprit… Quand vous lisez un magazine ordinaire, l’auteur ne révèle jamais sa propre opinion, il s’adapte à votre mode de pensée… Ce n’est pas le cas de

Horseshit

. Ce sont de vrais mecs qui ­écrivent, pas des journalistes. »

Le premier article intitulé « Du nom du magazine » dépeint de façon théâtrale un dialogue au cours duquel trois personnages débattent sur des titres de magazine. Les personnages partent de la liste suivante :

Trou du cul, Le Clitoris, Contraceptif

(« c’est pas bien, on ne peut pas envoyer des contraceptifs par la poste »),

Le Fiasco de la femme, Les Salopes que j’ai connues, La Malédiction, Le Jour sale d’Anne Franck, Godemiché, Flatulence, La Salope d’Hermosa, La Pétasse d’Hermosa

(« un mensuel »),

Le Pissoir, Le Manuel de la masturbation, Dégagement nocturne, Minou, Bite, Screw

(trois ans avant qu’Al Goldstein ne crée le magazine

Screw

),

La Masturbation pour les nuls, Baiser, La Péripatéticienne, Supposhistoire, 25 cm, Le Papier toilette, La Chatte, Urine

, et le

Washington Monument

.

Dès sa sortie, les éditeurs de

Horseshit

ont essayé d’imaginer qui pourrait bien constituer le lectorat de ce magazine :

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Bob : « Le compagnon domestique d’une pute ? »

Gordon :

« Exact, un magazine à lire dans les entrepôts pendant qu’on attend son tour pour monter à l’étage. »

(Les frères Dunker ont probablement connu quelqu’un qui ressemblait au personnage de Gordon. À la suite de cette brève apparition, on ne le reverra plus.)

D’autres articles traitent des choses suivantes :

• Une histoire bizarre racontée par un mec qui habite dans la campagne indienne

• Quatre pages de dictons pour adultes – « La vie est une pute, pleine de douleurs cachées et d’odeurs mysté­rieuses » – et de poésie salace

• Une réminiscence personnelle sur l’éducation sexuelle

• « Prêt, feu, partez », un article antimilitariste de ­quatre pages qui rappelle le style actuel des caricatures politiques

• Une nouvelle d’une page, « Le complot pour tuer la ­reine », qui se clôture par un doigt dans le cul

• Un carnet de croquis de huit pages plein de jeunes femmes nues

• Une chronique de dix pages sur des patients d’un hôpital de vétérans

• Un édito sur le détournement de mineur (les frères Dunker ne comprenaient pas pourquoi on emprisonnait les adultes qui avaient des relations sexuelles avec des mineures consentantes)

• Les deux pages sur « Support Your Loco [jeu de mots] Police »

• « Boob Golf », un dessin qui aurait très bien pu figurer dans le magazine

Playboy

Dans

Horseshit

, j’ai reconnu les prémices d’une esthétique plus tard utilisée par Church of the SubGenius, Crass Records, Devo, The Feederz et Raymond Pettibon. En tant qu’ancien collectionneur de fanzines, je n’arrivais pas à croire que je n’en avais jamais entendu parler (d’ailleurs Thurston Moore, qui est apparemment ­aussi un grand collectionneur de fanzines, a refusé que je ­l’interviewe pour cet article). J’avais des doutes. Est-ce que le magazine était un canular ? S’agissait-il en réalité d’un magazine récent ? On a déjà vu pas mal de trucs de ce genre.

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Les choses étaient vraiment différentes en 1965. L’ambiance était plus

Mad Men

que Woodstock. La jeunesse américaine s’est fait influencer par la gauche anarchiste via le magazine

Mad

, mais il a fallu attendre presque dix ans pour qu’ils publient leur fameuse couv’ avec le doigt d’honneur.

National Lampoon

était toujours en projet, et les Monty Python ne sont arrivés que quatre ans plus tard. L’anticonformisme des Dunker était vraiment « dérangeant » à l’époque. La provocation et l’arrogance en étaient à leurs premiers balbutiements. Si on les compare à Lenny Bruce qui est devenu célèbre grâce à son combat contre le puritanisme, les Dunker sont presque insignifiants. Le plus surprenant, c’est que

Horseshit

proposait quelque chose qui allait au-delà du non-conformisme. Ils n’avaient pas besoin d’être amis avec des rock stars connues ou de connaître de gentils avocats gauchistes, ils se foutaient même de l’avis de la jeunesse.

Horseshit

faisait toujours appel à des artistes qui avaient un style différent, ce qui est censé être l’idée même de l’art. Les illustrations étaient à la fois rigoureuses et sans concession ; elles capturaient parfaitement le non-conformisme des Dunker. Les dessins de nu étaient particulièrement soignés (c’était tout le temps des femmes, à deux, trois exceptions près), mais il y en avait d’autres plus crades, presque hachurés. On retrouvait aussi quelques petites illustrations sophistiquées, ou encore des gribouillis frénétiques mettant en scène de grosses brutes militaires et toutes sortes de perversions sexuelles. La signature typographique du magazine consistait en un pictogramme d’une main dotée d’un majeur proéminent. Ça ressemble d’ailleurs aux logos des marques de skate contemporaines. Jusqu’à ce que je lise la phrase suivante, à savoir « tous les dessins dans ce magazine sont de Robert M. Dunker », je pensais que les Dunker avaient trouvé leurs collaborateurs dans un genre de caverne d’Ali Baba pour adultes, au beau milieu des années soixante. Si l’on considère le côté ouvertement marginal et l’aspect artistique revendiqué comme étant l’essence même du magazine, on peut se demander si d’autres magazines n’ont pas pompé sans gêne le travail de Dunker depuis des années, comme si la notion de droit d’auteur n’existait pas. J’ai découvert plus tard que des revues comme

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Playboy

avaient pompé toutes leurs idées dans

Horseshit

.

À la même époque que

Horseshit

, il y avait évidemment

Fuck You: A Magazine About Art

. Les mecs de ce mag fréquentaient des penseurs et des artistes très influents de l’époque, à savoir Burroughs, Ginsberg, Warhol, et bien d’autres. Mais le contenu de

Fuck You

, c’était de ­l’amateurisme dilettante, un fanzine de poésie pour lycéens à côté de

Horseshit

. Si l’on fait abstraction de son nom,

Horseshit

était un magazine sérieux qui aurait aussi bien pu trouver refuge sur le bureau d’un médecin que dans le parloir d’un bordel.

Le numéro 2 date de 1967. Le format reste le même, mais leur société d’édition ne s’appelle plus Gauntlet (c’était déjà le nom d’une « maison d’édition gay »). Les frères Dunker l’ont donc remplacée par Scum. Dans ce numéro, ils sont encore plus vénèr que dans le premier. Le magazine commence par l’histoire d’un jeune homme qui refuse d’être jeté dans un volcan, et on peut lire la déclaration suivante : « Si vous n’avez pas remarqué que notre société sacrifie les humains, ne lisez pas ce magazine. Avec

Horseshit

, c’est la loi de la jungle. Ce magazine est dangereux. Si vous le lisez, vous risquez d’être d’accord avec certaines des choses que nous disons. Les gens vont ensuite penser que vous êtes un traître ou, plus simplement, que vous êtes fou. Allez plutôt regarder des sacrifices humains. Qui sait, peut-être que vous serez le prochain. »

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On pouvait trouver les articles suivants :

• « Canonisons JFK dès maintenant » : une satire au ­vitriol sur le martyre de Kennedy

• « Salope est un mot chrétien » : un atroce poème de deux pages (« Il n’y a pas de bite aussi grosse et dure que celle que l’Église vous a enfoncée ») combiné à une charmante illustration. Curieusement, il manque les parties génitales d’une femme qui écarte les jambes. Est-ce de l’autocensure ?

• Un cours d’éducation sexuelle à destination des juges fédéraux

• « Le Fétichiste », une bande dessinée sur un homme-chaussure pervers. La créature ferme la porte de sa chambre, va dans le placard, trouve un panier de petits êtres humains, en choisit un et le frotte frénétiquement sur son corps de chaussure avant qu’une horde de ­chaussures-flics ne défoncent la porte

• Dix pages de « dessins patriotiques » fantasques qui ­ressemblent à un livre de coloriage pour gamins pervers

• Six pages sur le Kama Sutra, qui ressemblent à une grosse blague qui aurait pu sortir dans

Mad

• Deux pages de blagues sur les femmes

• Une page de « coups rapides », avec des vannes hyper bien sur les Black Panthers : « Les musulmans passent leur temps à dire que l’homme blanc est le diable et qu’il faudrait le supprimer. Et pourtant, en ont-ils tué un ? Si c’est le cas, il n’existe aucune preuve. Comment peuvent-ils espérer rivaliser avec l’Église catholique qui a tué des millions de personnes ? »

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• Une nouvelle de sept pages sur un privé de l’armée qui ­devient fou et qui se met à traquer les officiers de son propre camp. Il se transforme finalement en tueur en série

• Une discussion sur le prix exorbitant de

Horseshit

(sur la quatrième de couv’). Il coûtait 2 dollars (l’équivalent de 13 dollars aujourd’hui) : « On n’a pas les moyens d’avoir plus d’imprimeurs, de typographes ou de distributeurs. Ça nous coûte très cher de nous battre avec tous ces connards. » En fin de page, les Dunker proposaient même d’offrir des abonnements aux pires ennemis de leurs lecteurs.

Le magazine ne se revendiquait d’aucun courant de pensée. Les Dunker font brièvement allusion à

The Realist

et à

Eros

, mais ils ne font référence à aucune tendance de contre-culture particulière (en revanche,

Horseshit

met l’accent sur sa non-appartenance à l’Underground Press Syndicate). À cette époque, les frères Dunker étaient des trentenaires radicaux mais complètement détachés de l’extrême gauche. C’étaient des citoyens révoltés qui avaient décidé de passer à l’action, mais dans le bon sens du terme.

Dans le numéro 3 sorti en 1968, les Dunker sont toujours aussi honnêtes : « On a créé ce magazine de la même façon que les petits garçons courent, crient et font du bruit. Parce qu’on est vivants. C’est tout. Parce qu’on est vivants. » Le sentiment antimilitariste est encore plus perceptible et l’écriture ainsi que le graphisme sont encore plus agressifs que dans les numéros précédents. Par exemple, Thomas Dunker parle des camps d’entraînement de la manière suivante : « L’entraînement est une vraie connerie. C’est un exutoire pour les sadiques qui dirigent notre pays. Pendant qu’on court, ils en profitent pour jouer les pervers et nuire à la société. » Aussi, on y trouve une sélection d’affiches antimilitaristes dessinées par les Dunker (10 pour 1 dollar). Le numéro est sorti la même année que le massacre de My Lai et deux ans avant que Jane Fonda et Donald Sutherland ne créent le spectacle itinérant intitulé

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F--- the Army

.

On y trouve aussi un article, « Comité des dieux et des nichons et des culs de femelles », qui se conclut par : « Un homme ne peut pas ignorer le cul d’une femme tout comme un chien ne peut pas ignorer un lapin. Alors forçons-les à avoir des formes. » Il y a dans tout le magazine un soupçon de misogynie de gauche typique de la fin des années soixante. Dans « Un an d’excuses de filles », les Dunker écrivent les phrases suivantes : « Il m’a forcée », « J’étais trop bourrée pour savoir ce que je faisais », « Il a dit que je perdrais mon boulot si je ne le faisais pas. » Les Dunker se moquaient beaucoup des femmes, et ils ont même été jusqu’à écrire un texte sur l’idiotie légendaire de la gent féminine.

Le numéro 4 reste de loin le plus important. Peut-être que c’est parce qu’il est sorti en 1969. Il fait 56 pages. C’est le numéro le plus long de la série et le seul à être à peu près « maquetté ». Un avertissement orne désormais la couverture (INTERDIT AUX MINEURS). Sur cette dernière, qui est loin d’être provocante, la peinture d’un dragon qui porte la Terre en crachant du feu. En ouvrant le magazine, je me suis posé la question : qui étaient les frères Dunker, en fait ? Le dragon ou les Terriens pris en otage ?

Dedans, on pouvait trouver les articles suivants :

• « La Fondation des pousseurs de couilles », une satire de sept pages sur la théorie du complot

• « Old Believe… Young Think », une histoire assez terre à terre si l’on considère le contexte (« Les vieux pensent que c’est une honte d’aller en prison. Les jeunes ont honte de ne pas avoir eu les couilles d’aller en prison. »)

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• Six pages sur « la circulation du sang pendant l’acte sexuel ». On y voit des illustrations bien plus explicites que celles du numéro précédent.

• « How Flowers Mate… and Eliminate », un article de deux pages légèrement raciste. On remarque parmi les fleurs coquines engorgées de phallus et de nichons, la présence d’une bite particulièrement protubérante qui s’appelle « NIGGER FLOWER »

• « La leçon qu’ils ont tenté de nous faire retenir » est une histoire de 16 pages qui commence par du porno entre gamins (c’est-à-dire des mineurs qui forniquent avec d’autres mineurs) et qui s’avère en réalité être une histoire d’inceste. L’écriture est vraiment déconcertante, et d’une telle authenticité qu’on détecte une allusion politique (Les Américains seraient-ils trop coincés sexuellement ? Les jeunes ont-ils le droit de baiser ensemble ?). Cette histoire scabreuse et profondément répugnante a notamment marqué la fin du magazine.

Lorsque j’ai finalement réussi à contacter l’insaisissable Robert Dunker, j’ai appris qu’il habitait à 45 minutes du magasin dans lequel j’avais découvert son magazine. C’est un octogénaire tellement poli que je n’ai pas osé prononcer «

Horseshit

 » de peur de l’offenser (je m’y référais en usant de la périphrase « votre vieux magazine »).

J’ai été surpris d’apprendre que Robert avait reçu une éducation ordinaire. Les deux frères ont grandi dans une ferme à l’ouest de Sioux Falls, dans le Dakota du Sud. Son enfance, telle qu’il me l’a racontée, m’a évoqué les peintures de Norman Rockwell – « Il fallait marcher sous la neige pendant un kilomètre entier pour choper le bus de l’école. Après l’école, on rentrait à la maison et on travaillait jusqu’à la tombée de la nuit. » Il m’a également raconté qu’il avait été dans les marines et que Tom avait démissionné de l’armée (des années avant qu’un accident ne le laisse paralysé) après avoir déclaré que tout ça n’avait « aucun sens ». Je lui ai demandé si c’était leur service militaire qui les avait autant révoltés contre l’institution. Avaient-ils vécu un événement qui les avait marqués à vie ? Comment avaient-ils pu passer d’un extrême à l’autre si rapidement ?

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« Je ne crois pas qu’il y ait eu d’événement particulier, m’a affirmé Robert. La vérité, c’est que nos parents étaient très croyants. Ils s’agenouillaient et priaient avec leur chapelet tous les soirs pour que la paix revienne. Je n’ai jamais réussi à accepter ça. On allait dans une école catholique, et je regardais autour de moi en me demandant : “Suis-je différent ou complètement fou ? Je ne crois pas à toutes ces…” Je pense qu’il y a des gens profondément croyants. Ils sont prêts à croire à n’importe quoi, même s’il s’agit de soucoupes volantes ou du Grand Méchant Loup. Mais, ­certaines personnes refusent de croire en quoi que ce soit. On les appelle des mécréants. Et je pense que mon frère et moi sommes de simples mécréants. »

Je lui ai demandé si son frère et lui entretenaient des rapports avec les membres de la beat generation quand ils ont créé leur magazine à Hermosa Beach. « Non, m’a-t-il répondu. La plupart des hippies se trouvaient à San Francisco et dans le centre de L.A. Et on ne connaissait pas de hippies. Quand notre magazine a acquis une certaine renommée, on nous invitait à tous les concerts de rock ou à des trucs de ce genre. Je n’ai jamais accepté de m’y rendre. Je suis un antisocial. Et comme Tom était en fauteuil roulant, il ne pouvait pas y aller. Alors on n’a jamais vraiment rencontré des gens de ce genre. D’autres venaient juste pour voir Tom. Je ne me souviens même pas de leurs noms. »

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À partir de là, la conversation a pris une autre direction. C’était comme si l’on s’était mis à parler d’une revue sur le macramé. Je lui faisais part de mon émerveillement face au perfectionnisme du magazine (dans les quatre numéros, j’ai vu seulement une coquille et une seule erreur de mise en page). Robert avait travaillé dans le département électronique de plusieurs compagnies aériennes. Il s’occupait du graphisme et des illustrations pour les brochures. J’aurais espéré qu’il me donne des réponses plus excitantes. Je voulais aussi savoir si c’était vrai qu’au départ

Horseshit

était distribué dans un emballage en papier marron. Il m’a dit que c’était vrai : « On voulait que les gens le lisent, mais en laissant en évidence un nom tel que

Horseshit

, la poste – qui faisait office de censeur du courrier – l’aurait ouvert, ­renvoyé chez nous ou tout simplement détruit. »

Les Dunker n’ont jamais eu affaire à la Justice. Mais quid de leur famille ? Leurs proches étaient-ils conscients de leur activité ? Avaient-ils été reniés par leurs parents ? « On ne leur a jamais envoyé de magazine, m’a expliqué Robert. On ne leur en a jamais parlé. Nos proches étaient des gens merveilleux, mais ils n’approuvaient pas ce qu’on faisait. On était un peu comme des brebis galeuses. »

Leur histoire est presque incroyable. Comment expliquer le succès d’un magazine qui se moquait de tout le monde ? Déçu de ne pas entendre ce que je voulais, j’ai soudain eu l’impression d’être la caricature d’un mauvais reporter, incapable de dissimuler son mécontentement.

« Le magazine s’est arrêté, m’a appris Dunker, car

Horseshit

n’avait plus aucun sens avec la fin de la guerre du Vietnam. » (Drôle de chronologie, vu que la guerre a continué pendant cinq ans encore.) Aussi, Robert m’a avoué qu’ils rencontraient de plus en plus de problèmes avec leurs typographes, leurs imprimeurs et leurs distributeurs. La situation était devenue ingérable. La conclusion était tout à fait raisonnable, et logique.

Et qu’avaient-ils fait depuis toutes ces années ? De nombreuses années se sont écoulées entre la sortie du numéro 4 – le numéro 5 était en projet, mais n’a jamais abouti – et notre conversation téléphonique. L’histoire de Robert est vraiment surprenante : « Mon frère était paraplégique, il a passé beaucoup de temps à l’hôpital. Il détestait ça et avait juré de ne jamais retourner dans un centre pour vétérans. Alors on a décidé de gagner du fric pour qu’il puisse vivre chez lui. On a fait un bon investissement. On a acheté des maisons qui ne valaient rien et on les a entièrement retapées. Mon frère s’occupait de la prospection et des contrats. De mon côté, je faisais les travaux. À la fin, on avait deux équipes qui travaillaient pour nous. On a gagné pas mal de fric. Je suis encore propriétaire de quelques maisons. Je les loue et ça me fait une rente. Tom avait tout ce dont il avait besoin : une belle maison au bord de la mer et au moins cinq personnes qui s’occupaient de lui. Il n’était jamais seul. Pendant les dix dernières années de sa vie, il avait besoin de quelqu’un pour l’aider à se lever et à faire à manger, ce genre de trucs. On s’est bien débrouillés. »

Après notre conversation, j’ai ressassé ses réponses. J’ai tout vérifié, tout était vrai.

Jusqu’à ce que je regarde à ­nouveau le magazine. J’ai repensé à ma première réaction. Je me suis dit que je m’étais encore fait gruger en beauté. Quelque chose m’a frappé : est-ce que, oui ou merde, la voix de Robert Dunker ne ressemblait pas étrangement à celle du propriétaire du surplus militaire ?