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Mon photographe de rue préféré est un pompier du New Jersey

Comme son père avant lui, Gabe Angemi est pompier dans l’une des villes les plus dangereuses des États-Unis : Camden, dans le New Jersey.

Je sais que je l’ai dit cent fois mais je m’en fous : les skaters sont les gens les plus créatifs de la planète. Pensez à Mark Gonzales, Ed Templeton, Chris Pastras, Jason Lee, Spike Jonze, Adam Wallacavage, Dave Carnie, Russ Pope, Jai Tanju, Brian Gaberman, etc. – voici un échantillon représentatif de gens qui ont transformé le monde de l’art en un truc à nouveau intéressant. C’est l’œil du skater en quête de spots – ou plutôt, d’endroits dans lesquels il pourrait s’amuser avec sa board – qui lui permet sans doute d’observer les villes avec une perspective différente des autres êtres humains. À une époque où n’importe qui équipé d’un téléphone portable devient instantanément « photographe », il ne fait aucun doute qu’un skater avec un téléphone portable est d’office meilleur photographe que la majorité des 328 millions d’utilisateurs de GSM américains.

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Gabe Angemi, un mec du New Jersey, est également un skater avec un téléphone. Comme son père, Gabe est pompier dans l’une des villes les plus dangereuses des États-Unis : Camden, dans le New Jersey. Les photos qu’il partage sur Instagram montrent les conditions de vie (parfois inhumaines) des habitants de la ville que Walt Withman a autrefois appelée sa « maison » et sur laquelle il a longtemps écrit. Comme WeeGee, Gabe est le genre de mecs qui arrivent avant la police dans les endroits où il y a eu un incendie, un braquage ou un meurtre. Dernièrement, j’ai réussi à choper Gabe pour discuter de ses photos et de sa vie à Camden. Sans surprise, les histoires qu'il m’a racontées sont incroyables.

VICE : Vous étiez skater pro dans les années 1990 ; comment vous-êtes vous retrouvé à faire de la photo ?
Gabe : J’ai toujours été artiste, même avant que je mette au skate. Je me rappelle de moi allongé sur le sol de ma cuisine en train de dessiner des comics ; je devais avoir sept ans. Pour de nombreux skaters de ma génération, les arts sont connectés au skate… ils sont consubstantiels.

J'ai chopé un argentique à la fin de mon adolescence, avec lequel je passais mon temps à shooter. Quand je suis devenu pompier à 24 ans, j’ai dû mettre un tas de choses de coté pour apprendre mon métier – à part cet appareil que j’ai eu tout le temps sur moi, jusqu'à tout récemment. Malheureusement, le personnel de service n’est plus autorisé à posséder d’appareil photo. Aujourd’hui, je shoote beaucoup, mais seulement pendant mes jours de congés.

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J’ai l’impression que vous êtes un WeeGee des temps modernes – vous arrivez toujours sur place avant les autres.
J’ai pris beaucoup de photos quand je vivais à Camden. C’est une ville d'une vingtaine de kilomètres carrés, et s'il y avait le moindre événement à proximité, je pouvais me lever en quelques secondes et y aller. Si tu ouvres les oreilles, tu peux tout savoir – tu dois être là où les choses intéressantes se passent si tu veux prendre des photos intéressantes. À l'époque, j'avais un appareil photo sur moi à longueur de temps – je n’avais ni famille, ni responsabilités – et  je pouvais glander autour de la caserne de pompiers pendant mes jours de congés. C’est moins le cas aujourd’hui.

Pourquoi vous prenez des photos presque exclusivement avec votre iPhone ? Vous êtes un simple Instagram-user, ou vous avez des ambitions plus grandes ?
Dude, l'iPhone est incroyablement simple d’utilisation. C’est quoi le dicton, déjà ? Genre, « le meilleur appareil photo est celui que vous avez avec vous quand il se passe un truc » ? J'ai des tirages 50x50 réalisés à partir de photos iPhone chez moi, et sérieux, ils rendent hyper bien.

Peut-être que j’ai des ambitions, oui, mais pas la folie des grandeurs. Je n'ai jamais été bon pour me vendre dans le monde de l'art. On verra, je cherche vivement à publier un livre, mais seulement dans les bonnes circonstances. J’ai fait une première exposition groupée, 99 jours, au Centre de la photo et des arts de Philadelphie, et j'ai parlé avec quelques personnes d'éventuelles futures expositions. J'ai quelques bons amis – des sortes de mentors – avec lesquels je peux me tourner pour demander de l'aide. Je vais essayer de vendre des tirages bientôt. Si je vends tout, je ferai don d'une partie des recettes à Heart of Camden, ou à Hopeworks in Camden, deux organisations à but non lucratif basées dans la ville que j'aime.

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Camden est restée la ville la plus pauvre d’Amérique durant de nombreuses années, mais l'année dernière elle a également été nommée « ville la plus dangereuse du pays ». Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet endroit ?
Les gens que je côtoie chaque jour ne savent pas comment on en est arrivés là. C'est une situation complexe ; il ne s’agit pas d’un unique problème, clairement identifiable. Je n'ai pas les réponses, mais je me pose tous les jours la question.

Il y a aussi plein de trucs positifs qui se passent à Camden et, malheureusement, les choses sont toujours gâchées par la sale réputation de notre ville. Pour moi, voir ça à travers mes appareils photo et montrer aux gens ce qui se passe, c'est ma façon de raconter l'histoire de la ville – et d’appeler à l'aide, aussi.

Vous avez déjà vu un cadavre ?
J’ai arrêté de les compter. Peut-être 50, 60 ? Je ne sais pas. Ils arrivent un par un ou par vagues – ça peut aller de l’incendie à l’accident industriel. Durant ma carrière, j'ai été affecté à deux des brigades les plus sollicitées, c’est pourquoi je suis souvent confronté à ça. Nous nous occupons de toutes les « missions supplémentaires » qui incombent aux pompiers en milieu urbain ; la désincarcération de véhicules, les bâtiments écroulés, les espaces confinés, les sauvetages périlleux  – en réalité, tout ce qui va au-delà des opérations du service d'incendie.

Je me souviens d’un triple homicide, un matin. L'agresseur avait voulu mettre le feu à la maison après avoir tué les gens qui y habitaient. Je me souviens m’être masqué le visage et être passé par la porte du jardin qui menait à la cuisine, tandis qu’un policier nous disait « Les mecs, essayez de ne pas trop foutre le bordel. » Trois pas plus tard, je glissais dans le sang de trois cadavres allongés dans la cuisine – des hommes torse nu, criblés de balles. À la caserne, on voit ça tout le temps. C’est horrible.

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Lorsqu’il s’agit d’enfants, c’est encore pire. Je sens encore l’odeur d’un incendie sur lequel j’ai bossé il y a une dizaine d’années. Il impliquait trois enfants, tous pris au piège dans une voiture. Je m’en souviens comme si c’était hier. Mon Dieu, c’était infâme.

Récemment Camden a renforcé en nombre ses forces de police. Est-ce que cet endroit, autrefois baptisé « la ville invincible », pourrait le redevenir sous peu ?
C’est Walt Whitman qui a inventé ce terme : « Dans un rêve, j'ai vu une ville invincible… » Qui sait. Je serais ravi de la voir prospérer, c'est ce qui me fait me lever le matin pour aller au boulot, essayer de rendre cela possible, tant les gens d’ici sont formidables.

Ma réponse est oui, Camden peut retrouver son prestige, mais nous avons besoin d'aide. Il faut des gens et de la positivité. Les bourgeois du sud du New Jersey dénigrent la ville et ses habitants à n'en plus finir, comme si nous étions les derniers des derniers.

Tu peux me raconter quelques histoires dont tu as été témoin en travaillant à Camden ?
Rien que cette année, j'ai vu une femme tailladée, décapitée puis brûlée vive avec de l'essence à briquet dans sa propre maison, et un homme qui s’est suicidé en se jetant du toit d'un centre commercial. Ce genre de trucs arrive tout le temps. Il s’est passé un tas d’autres histoires, mais je me souviens seulement des plus fous – comme si assisté à tout ça m’avait désensibilisé.

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Cette année, on a eu six décès provoqués par des incendies et j'ai travaillé sur quatre d'entre eux. Mike Mercado et moi avons sorti un gars d'une chambre au deuxième étage d’un immeuble en feu. Je crois que le type s’était fait casser la gueule par un autre mec, mais c’était difficile à voir à travers la fumée. Sur le moment, j’ai pensé qu'il avait une chance de s’en sortir, mais il était déjà mort lorsqu’on est arrivés en bas. Apparemment, il avait eu un différend plus tôt dans la journée avec ses voisins ; le bâtiment où il vivait était vacant, comme la plupart des immeubles ici, et ses opposants avaient foutu le feu au bâtiment plus tard, dans la soirée.

Ces choses infernales sont le quotidien de Camden. Les pompiers, la police et les urgences font avec. Que Dieu les bénisse. Je ne sais pas à quel point une exposition répétée à ce genre d’événements peut atteindre les témoins – nous sommes tous différents, hein – mais je sais que je suis obligé de couper la radio chaque matin pour pouvoir commencer mon service l’esprit à peu près en paix. Ou pour rentrer chez moi le soir sans être un gros con avec les gens que j’aime.

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