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Jean-Michel Jarre, à dada sur mon b-day

Le pionnier électronique français fête les 40 ans d'« Equinoxe » en grande pompe, en sortant sa suite, « Equinoxe Infinity ». Du coup, on lui a posé la question la moins sexy de l'histoire de la musique : « À 70 ans, comment on gère son patrimoine ? »
Jean-Michel Jarre, interview, musique électronique
© Peter Lindbergh 

On peut porter un prénom de plombier et faire carrière dans la musique électronique. À 70 ans et plus de 60 millions de disques vendus, la figure de Jean-Michel Jarre continue d'être autant adulée que moquée. Faisant aussi bien régulièrement l'objet de procès en imposture que de réhabilitations en grande pompe, le roi du laser ne cesse d'agacer, de diviser, d'étonner, de piquer. Toujours autant obsédé par la technologie quand la plupart de ses congénères commencent gentiment à chercher la cuillère pour sucrer les fraises, avide de nouveautés, il revient aujourd'hui avec Equinoxe Infinity, suite du multi-platiné Equinoxe. Comme si ça ne suffisait pas, le voilà aussi président d'honneur de l'INA GRM, et parrain de la première édition de l'Inasound Festival.

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Nous sommes allés le retrouver chez lui, dans un immense appartement futuriste en plein coeur de Paris, pour savoir comment il gérait ses archives. Soit, en apparence, le sujet le moins sexy de l'histoire de l'industrie musicale. Mais tout de même passionnant lorsqu'on veut un tant soit peu observer le cours nostalgique de la musique contemporaine, et la fâcheuse pente archiviste-antiquaire que prennent certains des jeunes loups électroniques d'aujourd'hui. Surtout comparé à quelqu'un qui a sans doute été dans sa carrière, plus que quiconque, un maniaque du Nouveau.

Noisey : 40 ans après Equinoxe, vous revenez avec Equinoxe Infinity. Pourquoi faire une suite de cet album en particulier ?
Jean-Michel Jarre : Tout est parti de la pochette d’Equinoxe faite par Michel Granger, qui avait aussi fait la pochette d’Oxygène. C’est une pochette iconique de l’ère du vinyle. Je me suis toujours demandé qui étaient les Watchers, ces créatures bizarres qui vous observent. J’ai eu envie de partir sur un projet d’album en partant d’un projet d’artwork qui reprendrait ces Watchers. Dès le départ, j’ai imaginé que cet album sortirait avec deux pochettes différentes, qui symboliseraient deux futurs. l’un apaisé, l’autre apocalyptique. L’idée, c’était d’imaginer un scénario, d’imaginer ce que pourraient être ces créatures, ce qui leur est arrivé aujourd’hui et ce qui leur arrivera dans le futur. Les Watchers symbolisent l’évolution de la technologie. Celle dont on apprend mais qui nous observe aussi. Depuis que j’ai commencé à faire de la musique électronique et à être entouré de machines, les machines sont de plus en plus interactives.

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Comme chez Asimov, les machines vont-elles prendre le pouvoir ?
On les observe comme elles nous observent. On passe beaucoup de temps à regarder nos smartphones, nos tablettes… Peut-être plus qu’à regarder notre partenaire, notre famille. On finit par oublier que ces objets connectés nous observent, apprennent à nous connaître pour nous vendre des produits dont on n’a pas besoin. Ils nous espionnent, fouillent notre vie privée. Ma conclusion c’est qu’à l’aube de l’intelligence artificielle elles peuvent prendre un pouvoir. Mais je ne sais pas encore lequel.

Utilisez-vous l’intelligence artificielle dans votre musique ?
Pour ce projet, l’intelligence artificielle a surtout été une source d’inspiration pour raconter une histoire. Cet album est la bande-son d’un film que j’avais dans ma tête et qui était lié à l’IA. Au départ, j’ai voulu collaborer avec des algorithmes mais ce sera pour la prochaine fois, dans quelques mois. Aujourd’hui, c’est encore un peu tôt. Il y a des gens formidables qui développent l’IA mais ça reste un peu décevant en musique. À ce stade, on peut aller soit vers des algorithmes capables d’imiter laborieusement une chanson des Beatles, soit vers des algorithmes à qui on donne une mélodie à manger et qui recrachent la même mélodie en mode Vivaldi ou Bach. Ça va changer, mais là, c’était encore un peu tôt pour composer un album avec l’intelligence artificielle.

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L’intelligence artificielle utilise énormément de données. En décembre, vous allez présider l’INA Sound Festival, un festival de musique électronique organisé par L’institut national de l'audiovisuel, organisme gérant lui aussi énormément beaucoup de données. Comment gérez-vous vos archives personnelles ?
C’est intéressant comme question. J’avais récemment une discussion avec Flavien Berger sur ce sujet. Il me disait qu’il avait un processus de création très lié à l’archive. Il archive plein de sons et va ensuite les chercher de façon presque aléatoire. C’est une façon de faire assez passionnante, mais ce n'est pas du tout la mienne car ça demande de la rigueur dans le classement. J’ai une manière aléatoire d’archiver les choses. Je garde bien sûr les traces de ce que j’ai fait, mais je préfère partir de zéro. C’est ce que j’ai fait pour cet album, là. Pour qu’il soit frais, qu’il raconte une histoire. J’ai la chance et le privilège d’avoir énormément d’instruments dans mon studio, je me suis demandé lesquels j’allais utiliser. Et pas si je devais replonger dans mes archives. Je voulais un mélange absolument équilibré entre des instruments analogiques de la première génération et des softs ou des logiciels qui viennent juste de sortir. Il y a même des instruments que j’ai utilisés au cours de l’album et qui n’existaient pas quand j’ai commencé l‘enregistrement. J’ai vraiment fait un grand écart entre les deux technologies et d’une certaine façon, cet album raconte en filigrane l’évolution de la technologie et des instruments qu’on peut utiliser dans la musique électronique.

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Niveau classement, ça se passe comment ? Vous n’indexez pas vos archives?
J’ai heureusement quelqu’un au studio qui est beaucoup plus sérieux que moi et qui a indexé beaucoup de choses. Les albums, les enregistrements, les différents mixes, les différentes versions… et aussi des sons ! Le piège de la musique électronique aujourd’hui, c’est qu’on transforme les musiciens en archivistes. Parce que chaque instrument a un nombre impressionnant de presets. Forcément, le premier réflexe est de passer en revue ces presets. Un peu comme si pour écrire un livre, on allait d’abord dans une bibliothèque physique pour consulter tous les livres de la bibliothèque avant d’écrire un seul mot. C’est un non-sens absolu. Et un énorme piège. Le conseil que je pourrais donner à un jeune musicien, c’est d’oublier tout ça, de choisir avec pertinence l’instrument ou le plug-in qui lui plaît, et de rester dessus au moins pendant 6 mois. La seule manière d’être original, c’est d’arriver à trouver le moyen de sortir les choses qui vous sont propres. C'est ça qui vous fera ne pas ressembler aux autres.

Vous n'avez jamais l'impression de vous perdre dans vos archives ?
Pas vraiment, non. Je ne suis pas quelqu'un qui vit dans la nostalgie. Du coup, je me retourne rarement vers le passé. J'ai été obligé de faire cet exercice pour Planet Jarre, une anthologie sortie il y a peu de temps. Ce n'était pas simple. Je déteste les compils. C'est un mot atroce. Un barbarisme. Un peu comme si on essayait de mettre ensemble les chapitres de différents livres d'un auteur pour raconter une autre histoire. Ça ne fonctionne évidemment pas. Du coup, j'ai tout réécouté, et j'ai essayé de trouver des passerelles d'un morceau à un autre pour refaire quatre « playlists » qui aient un sens. Il a fallu que je réécoute ma musique, mais ce n'est pas quelque chose que j'aime faire. Pour ce nouvel album par exemple, je n'ai même pas réécouté une seule fois Equinoxe. Je préférais garder le fantasme de ce qu'il était.

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Comme Daft Punk, vous avez mis en ligne des pistes de vos albums. Quel est l'intérêt d'ouvrir ainsi certaines de vos archives à tous ?
Je l'ai souvent fait c'est vrai. Parce que ça me plaît. Avec ce nouvel album, on va encore plus loin. On va permettre aux gens de remixer en réalité virtuelle, en 3D, les images et le son à partir de bandes que j'ai données. Avec Native instruments, je mets aussi à disposition des pistes, des parties de l'album. Les gens peuvent se les approprier pour faire autre chose.

Vous êtes un passionné de technologie. Depuis vos débuts, les machines n'ont cessé d'évoluer. Comment parvenez-vous à vous tenir au courant des nouveautés ?
À vous entendre, j'ai l'impression que c'est la crainte de toutes les générations de ne pas parvenir à suivre les changements. C'est des choses qu'ont du ressentir les gens au début du téléphone, du gramophone, de la télé ou encore du minitel. Chaque génération à cette panique face à la nouveauté. C'est vrai que ça va de plus en plus vite, mais en même temps, comme ça va de plus en plus vite, les moyens d'information vont aussi de plus en plus vite. Hier par exemple, j'ai reçu trois mails me parlant d'instruments qui viennent de sortir. En fait, tous les allumés de la planète connaissent mon mail. C'est très rapide ensuite de regarder si ces nouveautés sont intéressantes ou pas. Et il faut avouer qu'elles le sont souvent. Pendant l'enregistrement d'Equinoxe Infinity, j'ai découvert des instruments que je ne connaissais pas ou que je n'avais jamais utilisés.

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Par exemple ?
Le GR-1, un synthé numérique de chez Tasty Chips Electronics. C'est un synthé de synthèse granulaire développé par deux Hollandais. Un instrument incroyable que j'ai utilisé dans « If the wind could speak ». Je voulais des voix dont on ne saurait pas si elles étaient humaines ou produites par l'intelligence artificielle. Et comme l'intelligence artificielle n'est pas encore capable de faire ce genre de choses, j'ai utilisé le GR-1, qui est arrivé à point nommé quand j'étais en train d'enregistrer. Il n'existait pas 4 mois avant. Comme les rencontres humaines, les rencontres technologiques sont souvent liées au hasard. Il faut savoir les saisir, sans être obsédé par elles. Depuis le début de notre conversation, il y a probablement 200 ou 300 plug-ins qui sont sortis et qui seront obsolètes d'ici le coucher du soleil. Si on commence à se traumatiser avec ça, on ne fait plus rien.

Vous utilisez une technologie high-tech mais la plupart des gens écoutent la musique en mode dégradé sur leurs smartphones.
Quand on sortait des albums que les gens écoutaient en cassettes, c'était pas mieux. Ils avaient des haut-parleurs en plastique grands comme un smartphone et de qualité médiocre. Je me demande même si c'était pas pire que les hauts-parleurs d'un Iphone. Le problème de l'Iphone, c'est qu'il n'y a pas de graves, mais il n'est pas si mauvais que ça. Pareil pour les hauts-parleurs des Mac qui ont vraiment un problème avec les graves. Or la chose qui a considérablement évolué entre le moment où j'ai commencé et aujourd'hui, c'est les basses. On écoute la musique avec beaucoup plus de graves qu'avant. Vraiment plus. C'est ce qui fait que les musiques des années 80 sonnent aussi datées. Enlevez les drums et la basse, laissez le reste, et vous verrez qu'il sera très difficile de dire à quelle période un morceau correspond. La pire période, c'est quand même l'ère du cd et de la VHS, où le son était vraiment pourri. Depuis six ou sept ans, on accède à la HD au niveau du son. C'est mieux. Même meilleur que l'analogique.

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Mettrez-vous en ligne un jour l'intégralité de vos archives ?
Non. Pour une raison très simple. Ça ne m'intéresse pas d'aller fouiller dans les archives des gens. Ce qui m'intéresse, c'est d'écouter une chanson de Gainsbourg ou de Flavien Berger terminée ! Les brouillons, c'est vraiment un truc de fan obsessionnel.

C'est parfois votre cas, non ? Je vois que vous possédez l'énorme coffret Smile des Beach Boys. Il y a énormément d'archives et de démos dedans.
Oui. Je l'ai pris parce que je suis un fan de Brian Wilson, et donc ça m'intéressait. Mais honnêtement, c'est pas ce qu'il y a de plus intéressant dans l'album. Pour moi, c'est surtout des gimmicks de marketing. Quand on ressort la énième version de Jimi Hendrix avec des soit-disant maquettes retrouvées derrière une porte dans une cave, franchement… La plupart du temps, c'est pas très intéressant. Si un artiste ne sort pas les choses, c'est souvent parce qu'il a de bonnes raisons.

Suivez-vous encore l'actualité des musiciens électroniques ?
Bien sûr, plus que jamais. J'étais aux Etats-Unis la semaine dernière. J'ai découvert un artiste que les gens ne doivent pas connaître, Death Pack. Un artiste très mystérieux, extrêmement intéressant. Une sorte de Nine Inch Nails électro. J'écoute aussi beaucoup Daniel Avery, qui vient de sortir un album un peu plus Brian Eno, plus ambient que son précédent. J'adore aussi Flavien Berger.

De la muraille de Chine aux Pyramides, vous resterez comme l'homme des concerts hors normes. Quel est votre dernier souvenir marquant ?
Je pourrais vous dire Coachella ou la mer morte, mais je vais répondre l'Arabie saoudite. C'était le premier concert en plein air devant 50 000 personnes, avec hommes et femmes mélangés. Je suis contre toute forme de boycott. Je suis allé en Chine ou en Afrique du Sud à des moments où c'était soit-disant pas le moment. Pour moi, c'est justement dans ces moments là qu'il faut aller dans ces pays. Les gens subissent un régime. Ne pas y aller reviendrait à leur appliquer une double peine en les privant aussi de culture, de cinéma, de musique. Aujourd'hui, il faut aller en Iran ou en Corée du Nord. Et bien faire la différence entre un peuple et une idéologie.

Vous n'avez jamais craint d'être récupéré par le politique dans ces pays ?
Il ne faut jamais avoir peur. Même si vous l'êtes, ce n'est pas grave. Au moins vous vous exprimez dans un pays qui en a besoin. En Arabie Saoudite, il faut comprendre que 50 % des gens ont moins de 30 ans. Ne pas aller vers eux, ce serait d'une certaine manière collaborer à une forme de radicalisation. Donc j'y vais.

Au fait, pourquoi avoir accepter de présider la première édition de l'Inasound festival ? L'INA est de par ses missions tourné vers l'archivage et donc vers le passé, et vous vers le futur.
J'ai eu le privilège d'être nommé président d'honneur du GRM. Ça m'a touché, c'est comme devenir président d'honneur de son école. Toute ma vie, j'ai fait la promotion de Pierre Schaeffer, le fondateur de la musique électroacoustique. Si les DJ existent aujourd'hui, c'est à cause de lui. Il est français, et tout le monde s'en moquait pendant des années et des années. Le GRM dépend de l'INA. J'ai expliqué à la nouvelle direction de l'INA que le GRM doit être considéré comme une solution et pas un problème. L'INA, qui est connue comme un service d'archives, doit aujourd'hui se mettre au diapason du 21ème siècle. Faire un festival INA Sound, c'est parfaitement légitime. Parce que l'électro vient d'ici. Il faut arrêter de penser que la musique électronique a été inventée à Détroit ou à Chicago. J'adore Jeff Mills, Plastikman ou Frankie Knuckles, mais la musique électroacoustique vient au départ d'Europe continentale. Pas des États-Unis. Elle n'a rien à voir avec le jazz, le blues ou le rock. C'est une musique qui est née en France, en Allemagne, en Italie, en Russie avec Léon Theremin, etc. C'est important de montrer ça et de mettre au service des futurs Banksy le patrimoine incroyable détenu par l'INA.

Le nouvel album de Jean-Michel Jarre, Equinoxe Infinity, est sorti le 16 novembre sur Sony Music.

Albert Potiron est sur Noisey.

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