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LE NUMÉRO TECHNOLOGIE

Des décharges plein les yeux

Daito Manabe est un vidéaste japonais qui aime se coller une douzaine d’électrodes sur le visage, les synchroniser à une bande son maison – une succession de bruits électroniques plus ou moins suraigus...

Daito Manabe est un vidéaste japonais qui aime se coller une douzaine d’électrodes sur le visage, les synchroniser à une bande son maison – une succession de bruits électroniques plus ou moins suraigus –, et procéder à sa propre électrocution dans une chorégraphie de grimaces et de tics. Ce travail étrange et fascinant a suscité un tel emballement à l’international que des glandus de publicitaires hollywoodiens ont parasité les travaux de Daito pour une campagne nationale de lait chocolaté. Plutôt pas terrible (diplomate, Daito affirme que ce n’est pas exactement le cas, mais ça l’est, voyons). Quoi qu’il en soit, il est célèbre aujourd’hui. On l’a rencontré à Tokyo pour comprendre les raisons qui peuvent pousser un jeune et gentil banlieusard à infliger ce genre de trucs à son visage – ce n’est pas l’ennui, comme vous pourriez le croire – et discuter de ce que l’art du voltage modéré nous réserve encore. Vice : Quelle était l’intention derrière Electric Stimulus to Face ?
Daito Manabe : J’ai pensé que ce serait vraiment bizarre de copier artificiellement les expressions du visage. Masaki Teruoka, une autorité dans les technologies du bio-art, a dit un jour : « Une machine peut simuler un sourire parfait, mais tant que vous ne mettez pas d’émotion derrière, ça n’est pas un vrai sourire.» Donc tu t’es foutu plein de fils de fer sur le visage pour lui prouver qu’il avait tort ?
Quand j’ai entendu ça, j’ai pensé : « Il a probablement raison. » Mais en même temps, j’ai quand même voulu vérifier par moi-même, tenter de recréer un sourire au moyen d’impulsions électriques. J’ai essayé, et évidemment, ça n’a pas marché. Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
J’ai vite réalisé que jamais je ne réussirais à élaborer l’outil qui donnerait à des expressions artificielles un air humain. Ce qui était ton objectif, non ?
Mais, je me suis obstiné, et j’ai fait de mes expériences des performances, même les tentatives ratées. Electric Stimulus to Face est une des vidéos que j’ai réalisées alors que je m’efforçais de copier des expressions faciales. Tu avais peut-être un autre truc en tête ?
La séquence entière se fonde sur des expressions spécifiques : un sourire, un visage en colère, et ainsi de suite. Stelarc est l’artiste qui m’a le plus influencé, particulièrement une de ses performances, Ping Body, dans laquelle il bouge son corps en accord avec les impulsions que lui envoie un système informatique de stimulation musculaire en ligne. Votre film m’a remémoré une expérience menée par Luigi Galvani. Il avait branché une grenouille morte avec des électrodes et faisait bouger ses muscles en lui envoyant des pulsations électriques.
Les gens font des expériences avec des stimuli électriques depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, donc je n’ai pas comme qui dirait inventé cette technologie. Bien. En tout cas, s’il devait pas y avoir des masses de gens prêts à faire ce que tu fais avant que ta vidéo ne crée le buzz, je suis sûr que c’est le contraire aujourd’hui. Vous devez avoir une convention ou un truc comme ça, non ?
Il y a un événement qui s’appelle Dorkbot, ça se passe à New York. Tous les gens qui font des trucs chelou avec l’électricité s’y réunissent. Ma vidéo a été projetée là-bas. La dernière convention en date s’intitulait : « Tu t’y prends mal : détournement des technologies existantes et créativité. » J’ai trouvé que c’était bien vu. Ça te permet de mettre des mots sur ton travail ?
Oui, ce que je fais peut se résumer à une utilisation détournée d’une technologie existante. L’inventeur de la Game Boy, Gunpei Yokoi, avait une théorie intéressante sur le pouvoir de « l’appréhension latérale des technologies obsolètes ». Il entendait par là que l’idée d’un usage nouveau et radical de technologies banales pouvait connaître de nombreux prolongements. J’aspire à valoriser par de nouveaux biais des technologies qui font partie du quotidien. À quoi tu pensais quand tu as posté Electric Stimulus to Face en ligne ? Tu voulais diffuser ton film à grande échelle ?
Le Digital Art Festival, hébergé par NHK, la chaîne publique japonaise, m’avait invité à effectuer une performance. Je ne pouvais pas m’y rendre, j’ai demandé à un ami d’y faire une apparition à ma place. Avant d’accepter, il voulait savoir à quelle sorte de show il aurait à se livrer, donc j’ai filmé Electric Stimulus et je l’ai mis sur YouTube afin qu’il puisse le visionner. Tu as tout de suite connu un succès international ?
Un blog de geeks a trouvé ma vidéo, ils l’ont postée sur leur site, et ça a vraiment décollé à ce moment-là. Avant que j’aie le temps de m’en rendre compte, tellement de gens l’avaient vue ! Et mes amis artistes ont passé le mot, ça a pas mal aidé aussi. J’imagine que ça t’a rapidement converti aux charmes mainstream de YouTube.
Un tas de programmeurs pensent qu’il est positif de faire preuve d’ouverture d’esprit et de tout partager ; à un niveau personnel, j’ai bien bénéficié de ce système. Par exemple, j’ai obtenu gratuitement la plupart des logiciels que j’utilise pour mes performances. Du coup j’essaye de rendre la pareille. Pour certains, l’élaboration d’une idée et sa mise en œuvre n’ont de sens que si on les partage avec d’autres gens. Et j’adhère à ce point de vue. Ce que tu dis est tellement populo que c’en est rafraîchissant.
En plus, je l’aurais mauvaise si j’étais toujours en train de prendre sans jamais rien donner. J’essaye aussi de rendre accessibles mes créations à la jeune génération en animant des ateliers. Audience accrue, simplicité d’utilisation, les sites de vidéo participatifs sont plutôt une aubaine pour les artistes, tu trouves pas ?
Jusqu’à récemment, montrer ses travaux s’avérait coûteux en temps et en argent, il fallait d’abord les graver sur DVD, ensuite les envoyer par la poste… YouTube a tout bouleversé. Ça a fait apparaître de nouvelles opportunités pour les geeks comme moi, qui se traînent d’ordinaire à la fin de la chaîne.

Captures d’écran, Electric Stimulus to Face: Test 3

Tu utilises souvent le mot « test » dans tes titres et descriptions de vidéos. C’est pour te couvrir ou quoi ?
Souvent, dans mes vidéos, les dispositifs que je présente ne sont pas au point. En fait, la plupart de mes performances sur YouTube sont celles dont le processus de production est presque plus intéressant que le résultat, c’est pour cela que je les ai appelées « tests ». Tu as fait une autre vidéo que tu appelles Myoelectric Sensor, et sa description dit : « Pensez-y comme à un nouveau type d’instrument. » Les images montrent que ce sont tes mains et tes pieds qui sont synchrones avec les sons. En quoi c’est différent des expériences que tu mènes avec ton visage ?
Cette vidéo montre un capteur qui convertit de faibles courants électriques circulant dans les muscles en des sons. En d’autres termes, c’est l’exact opposé du dispositif mis en place dans Electric Stimulus to Face. C’était très différent à élaborer ?
J’ai développé ça en collaboration avec un danseur. Le concept initial, c’était que la danse, ce n’est pas forcément bouger son corps. Contracter ses muscles peut théoriquement être considéré comme de la danse. Et là c’est la chorégraphie qui impulse la musique ?
Oui, on a décidé de produire une performance de danse minimale – des contractions de muscles. Mais les spasmes musculaires ne sont pas des plus faciles à observer, donc j’ai demandé à monsieur Teruoka si un capteur pouvait détecter les mouvements des muscles. Et ?
Apparemment, c’est faisable ! C’était le plan initial. Mais, en pratique, danser sans faire de mouvements est impossible, donc on en a introduit graduellement. Mais pour un danseur, le mouvement est ce qui vient avant tout, même avant les sons.
Les danseurs pensent d’abord et principalement à la chorégraphie. Mais ça ne fera pas nécessairement de la bonne musique. Et tout ça devient de plus en plus complexe à mesure que vous introduisez des capteurs additionnels. J’écris les programmes moi-même, donc je suis quasiment certain que je pourrais contrôler un dispositif qui comprend un capteur pour le rythme, un pour la mélodie, un autre pour l’harmonie, et encore un autre effet. Mais 20 capteurs ou plus, c’est trop à gérer en même temps. Combien de capteurs pour Myoelectric Sensor ?
J’ai opté pour un nombre limité de capteurs, et j’ai essayé d’en tirer autant de diversité que possible. Comme si c’était une console de jeux. Si je travaillais avec du visuel plutôt qu’avec du son, je pourrais générer des images intéressantes, avec plein de capteurs. Un autre problème, c’est qu’avec trop de capteurs, la corrélation entre mouvements du corps et sons devient moins claire. Quelqu’un a dit sur Youtube que Björk te cherchait.
J’ai reçu un coup de fil d’Universal, qui représente Björk, mais ils cherchaient à joindre un autre musicien. Je serais très honoré si Björk prenait contact avec moi, mais l’idée de brancher les membres de Perfume (ndlr : un girls band pop japonais) à des électrodes, par exemple, me semble bien plus séduisante. Ce serait bien plus intéressant de travailler avec des gens auxquels je n’aurais jamais cru m’associer. Pourquoi ça ?
Mon travail se verrait dès lors exposé à une audience complètement différente, qui n’a jamais entendu parler de moi et qui serait surprise, avec un peu de chance. Ils pourraient interpréter mon dispositif à un niveau complètement différent, auquel je n’aurais jamais pensé. J’aime les collaborations, donc si qui que ce soit s’intéresse aux capteurs ou aux pulsations basses fréquences, prenez contact avec moi. Je suis persuadé que tu vas susciter des vocations. Mais parlons business : c’est quoi cette histoire de pub pour du chocolat en flagrant délit de pillage de ton travail ? Tu as reçu une contrepartie sonnante et trébuchante ?
Ah oui j’en ai entendu parler ! C’est cette pub où deux enfants sont assis et font se contorsionner leur figure de plein de façons différentes, c’est ça ? C’est cela même.
J’ai eu plein d’e-mails d’amis inquiets au début, quand ça a été diffusé. Je pense qu’ils avaient peur qu’on soit en train de me voler mon travail. Une agence de pub de Londres m’a écrit pour savoir si j’avais collaboré à l’élaboration du spot. La vérité, c’est que je n’ai rien à voir avec ça. Quelle bande de crevards !
Dans une certaine mesure, oui, peut-être que quelqu’un m’a piqué mon idée. Ceci étant dit, je pense juste que la pub a été le fait de personnes aboutissant à un certain concept, une certaine méthode, ce qui a eu pour résultat quelque chose de très similaire à mon travail. Je n’en veux à personne. Qu’est-ce que le futur te réserve, tu crois ?
Là, maintenant, tout de suite, j’ai trois idées à partir desquelles je veux bosser. Je veux faire une performance à base de stimulation magnétique transcrânienne. Ça consiste à stimuler le cerveau avec des champs magnétiques. C’est quelque chose que tu vas tester sur toi-même, ou tu vas solliciter quelques bonnes âmes ?
Je veux faire une expérience comme ça depuis un moment déjà, mais c’est assez dangereux de trafiquer avec le cerveau. Je ne suis pas autorisé à faire ce genre de choses, donc le projet a été mis en attente. J’en ai discuté avec des gens d’un musée des sciences à Philadelphie, cependant, et ils ont dit : « On y pensait nous-mêmes. » Quelle coïncidence ! Comme pour les mecs du chocolat !
Ça m’a fait réfléchir à nouveau à mon expérience. Je suis pas sûr de pouvoir obtenir une performance avec ça, ou même si c’est assez sûr pour être approuvé. Il y a plein d’obstacles, mais je pense qu’il y a beaucoup de potentiel dans le fait de produire un truc qui va au-delà de mes limites. Vous voulez voir le visage de Daito tressauter et tressaillir ? L’interview est ce mois-ci dans Motherboard, sur VBS.TV