Société

Je suis community manager pour cyber-harcelées

Anaïs prend le temps de bloquer et invisibiliser les courageux mascus anonymes qui lancent des shitstorm contre des féministes.
Je suis community manager pour cyber-harcelées
Photo de Oscar Wong. Getty Images.

Un jour, une amie d'Anaïs, autrice féministe qui vient de publier un ouvrage, est cyberharcelée des semaines durant. Rapidement, la jeune femme prend le contrôle de ses réseaux sociaux, afin de soulager son amie du tsunami d'horreurs qui s'abat sur tous ses comptes et envahit également ses messages privés. Depuis, Anaïs est devenue community manager freelance, et propose ses services de modératrice à des personnes, majoritairement des militantes féministes, noyées sous une shitstorm ou un harcèlement massif en ligne.

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En 2021, le documentaire #SalePute des journalistes Florence Hainaut et Myriam Leroy avait mis en évidence, à travers les témoignages d'une dizaine de personnalités, la difficulté d'être une femme publique, affirmant ses idées, compétences et convictions sur les réseaux sociaux, et la violence misogyne systémique qui en découlait. Un rapport de la commission des Nations Unies indiquait dès 2015 que 73% des femmes avaient déjà été confrontées à des violences en ligne. Anaïs, elle, se pose en rempart de ses violences pour éviter à leurs destinataires d'y faire face au prix de leur santé mentale. Une pierre à l'édifice nécessaire dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

VICE : Comment t’es venue l’idée de protéger la santé mentale de celles qui traversent un cyberharcèlement ? 
Anaïs : J’étais en reconversion de mon métier de bijoutière, et c’est venu assez naturellement. J’ai toujours beaucoup trainé sur des tchat, Discord ou des forums, où je voyais la modération en action. Il n’y a que Twitter où je suis venue assez tardivement. Et puis un jour, une amie autrice féministe a pris de plein fouet des centaines de messages d’insultes et des # immondes, sur Twitter notamment. Je faisais une sorte de « veille amicale » au début, en lui disant, n’y va pas maintenant, ne t’inflige pas ça. Et puis rapidement elle m’a demandé si je voulais gérer ses réseaux sociaux de manière professionnelle, et comptabiliser ainsi mon temps de travail. Ça m’a un peu perturbé cet aspect rémunéré, mais mon amie m’a signifié que c’était du temps, des compétences, que la santé mentale entrait en jeu, donc que c’était du travail. Alors j’ai dit oui, elle m’a donné ses codes, et là je suis rentrée dans le dur du harcèlement en ligne. 

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Tu ne t’attendais pas à toute cette violence ? 
Je m’attendais à une forme de violence, mais pas que ça aille aussi loin. C’était des menaces sur elles, sur son mec, sa famille, sa vie perso, des insultes, des menaces de viol et de mort. Je voyais la partie immergée de l’iceberg. Je vais être honnête, je vivais un peu « dans une bulle » avant ça, je me disais on ne peut pas être aussi méchant que ça, au sens premier du terme. Et bien si, croyez-moi. Je vois des centaines d’insultes, toutes très sexualisées, sur le physique des femmes, l’idée qu’elles sont « mal baisées », leur supposée nullité ou incompétence… 

Pourquoi as-tu persisté malgré tout ce que tu as vu et lu ? 
Mon féminisme s’est construit grâce à des militantes, à celles qui font le boulot en première ligne, qui osent se mettre en avant. J’ai d’abord eu comme réflexe de protéger mon amie, puis de prendre un peu sur mes épaules de ce que plusieurs femmes vivent. C’est une manière de rendre un peu à ces personnes qui prennent de leur temps pour faire avancer la société et changer les mentalités sur ces questions. 

« Dans les moments les plus « chauds », j’ai pu bloquer plus d’une centaine de personnes par jour. »

Même si ces horreurs ne te sont pas adressées à toi, comment tu vis ça ? 
Déjà, selon la « notoriété » et les comptes des personnes, une veille tous les 3 jours peut suffire, il faut être simplement être sur le coup lorsque sort un article, un livre ou que la personne en question va faire un post qui potentiellement peut déclencher la tempête. Donc je ne vis pas ça tous les jours. Et puis, au bout d’une heure et demie en moyenne, je retourne dans le « monde réel » pour souffler, me vider la tête, je me fais un thé, je sors marcher un peu… Jusqu’à présent en tout cas, j’ai toujours réussi à garder une distance. Il y a moi, et il y a la modératrice. 

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Tu n’as pas envie d’insulter à ton tour parfois ? 
Ça me démange de répondre parfois, mais ce n’est ni mon rôle, ni ma place. Je ne réponds jamais à un commentaire, jamais. Je bloque, je signale le compte à la plateforme, j’efface les messages haineux quand c’est possible, selon les réseaux sociaux. Dans les moments les plus « chauds », j’ai pu bloquer plus d’une centaine de personnes par jour. Je lis absolument tout ce qui est écrit, et dans toutes les langues. C’est important. 

« Je vais modérer uniquement pour des femmes et des minorités »

Qui sont ces harceleurs ? 
Principalement des hommes entre 25 et 50 ans. Des comptes anonymes, à 50 abonnés, qui ne sont personne et vont agresser verbalement des personnes qui, elles, s’exposent et militent. Avant de bloquer et signaler, je vais toujours voir les comptes, les profils, les photos ou illustrations choisies, les publications précédentes ou retweets. J’essaye de remonter à la « source » du cyberharcèlement, mais ça c’est quasi impossible. Si le compte craint vraiment, je bloque. Et je signale automatiquement, même si on sait que les signalements ne servent souvent pas à grand-chose. Mais le geste est symboliquement important. 

Tu fais ce job de manière pro depuis juin 2021 maintenant, avec qui bosses-tu principalement ? 
Je vais modérer uniquement pour des femmes et des minorités, et ces personnes ont toutes une forme d’engagement, féministes, militant-es qui se battent contre le racisme ou la grossophobie. Je peux aussi faire des choses plus ponctuelles, par exemple j’ai déjà modéré des espaces de discussion sur Zoom, ou bien on peut me confier des « missions d’accompagnement ». Là il va s’agir d’aller chercher et récupérer des témoignages de personnes harcelées pour des études ou recherches. Sinon, je peux aussi constituer un dossier juridique pour des personnes cyberharcelées qui souhaitent intenter une action en justice : faire des captures d’écran, lister les comptes harceleurs, afin qu’elle ne soit pas ou plus obligée de s’y confronter. 

Dans quel état psychologique se trouvent les personnes qui viennent à toi ? 
J’ai vu arriver des gens en profonde détresse, ou en début de dépression. Parfois il faut d’autres aides que moi, bien sûr. Il y a aussi des personnes qui anticipent, qui me disent « là je vais faire tel post, sur tel sujet, je sais ce qu’il va se passer, peux-tu modérer une semaine ou deux ? ». On n’imagine pas ce que c’est, d’ouvrir un de ses réseaux sociaux, et d’avoir une cinquantaine d’insultes dans ses messages privés. Certaines fonctionnalités sont très pernicieuses, on ne peut pas retirer un commentaire sous un post par exemple… 

Quelle est ta satisfaction ? 
Les personnes qui me disent « grâce à toi j’ai pu aller sur internet sans stress ». Là, j’ai l’impression d’être utile, d’apporter un peu de réconfort à celles qui sont en première ligne. 

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