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Culture

Je suis créateur de mode islamique

Dans le cerveau d'un homme dont le job est de fournir aux femmes musulmanes une « mode pudique ».

Photo via le site Al Moultazimoun.

Adil Chaab a 38 ans. C'est un entrepreneur français dont la marque, Al Moultazimoun, évolue dans un secteur qui se porte bien : la mode islamique – quoiqu'Adil préfère le terme de « mode pudique ». En arabe, Al Moultazimoun signifie « fidèle à sa foi », et la ligne de vêtements se définit en tant que « spécialiste en mode orientale et islamique depuis 2005 ». Le site propose en effet de nombreux accessoires qui vont de l'abaya (le vêtement noir que l'on « porte au-dessus des autres ») au hijab (voile islamique) en passant par divers items de décoration orientale, de littérature ou encore d'accessoires entrant dans une catégorie que le site nomme muslim wear (« mettez-vous en mode islam ! », nous encourage le petit texte explicatif figurant au bas du site Internet).

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Depuis l'ouverture de sa première boutique en France il y a onze ans, la demande en fringues traditionnelles musulmanes a explosé. Adil Chaab a depuis ouvert trois nouvelles boutiques en Allemagne, une au Pays-Bas, et trois autres au Royaume-Uni. Il entrevoit aujourd'hui l'ouverture prochaine de ce qu'il nomme « une wear house à Birmingham », afin de distribuer ses vêtements dans toute la Grande-Bretagne où juge-t-il, « la pression sociale est moins forte qu'en France sur ce sujet. » La mode islamique est en effet un business porteur en Europe, malgré une forte méfiance sur notre sol, que le jeune businessman français d'origine marocaine espère dissiper.

Lorsque j'ai eu Adil au téléphone, celui-ci était au Maroc pour le boulot. Nous nous sommes entretenus sur les fringues, le féminisme, la place de l'islam en France, et les aléas de l'offre et de la demande.

VICE : Comment nommez-vous les vêtements que vous vendez sur Al Moultazimoun ?
Adil Chaab : Dans le monde anglo-saxon, ils appellent ça « modest fashion ». C'est intéressant comme terminologie, car ça englobe les trois modes des trois religions monothéistes. Des gens pas forcément croyants, qui cherchent juste des vêtements simples, pudiques et sobres, peuvent s'y identifier tellement les gammes d'habillement sont larges. Le désir de pudeur varie en fonction des gens. Celui qui est croyant va soigner sa tenue parce que sa pudeur fait partie intégrante de sa foi. De fait, il a envie que cela se reflète à travers le regard d'autrui, dans une démarche de respect mutuel. Sans vouloir imposer quoi que ce soit, ou que cela soit imposé.

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Lorsque vous avez commencé en 2005, votre business a-t-il tout de suite fonctionné ?
J'ai noté une progression au fur et à mesure du temps. Aujourd'hui, en plus de notre site web, notre nouvelle boutique officielle s'apprête à ouvrir ses portes à Paris, dans le 11 e arrondissement. Ce sera au mois de juin 2016. L'expansion de la demande fait qu'on a eu des opportunités afin d'exporter nos produits au-delà de l'Hexagone. Mais dernièrement, en France on constate une défiance dans les débats politiques – et les polémiques qui en découlent. Cela crée des soucis qui n'existaient pas il y a une décennie. Heureusement que ce n'est pas le cas en Angleterre, où la configuration sociale est davantage portée vers un communautarisme positif.

Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
Eh bien, là-bas on note une plus grande harmonie et un plus grand respect pour la « mode musulmane » en général. En Angleterre, on peut aussi bien s'habiller en gothique, en punk ou en « modeste fashion » – leur approche est universaliste et accepte la pluralité culturelle.

OK. Quand on se rend dans une de vos boutiques, que proposez-vous ?
Tout d'abord l'abaya, très prisée dans le monde arabe. C'est un vêtement qui peut être agrémenté de broderies, de perles. Il peut être uni, porté avec un châle, ou un voile. Aussi, les femmes non voilées peuvent porter l'abaya. Il y aussi le jilbab, vêtement qui a des similitudes avec le vêtement que portent les sœurs chrétiennes au niveau de la coupe.

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Ce que vous nommez la « modest fashion » est-elle en vogue sur le marché de la mode international ?
Oui, c'est un marché régulé par l'offre et la demande – comme les autres. Et ici, la demande est forte. Les jeunes générations se posent davantage de questions existentielles et certains pourront avoir une démarche spirituelle qui les conduira éventuellement à s'intéresser à l'islam ; aussi bien dans le fond et dans la forme. Cela participe du fait que ces gens ont besoin d'avoir une tenue adéquate à leur lifestyle, à leurs croyances.

Quelle est la principale attente de vos consommateurs ?
La pudeur. La mode « pudique » a lien avec la pudeur et la pudeur a un lien avec la foi. La pudeur, dans notre religion, fait partie intégrante de notre foi. Mais c'est le cas dans les trois religions monothéistes. C'est une dévotion de la femme ou de l'homme musulman envers son créateur – rien de plus.

Certaines personnes ont besoin d'avoir une tenue adéquate à leur lifestyle, à leurs croyances.

Comment expliquez-vous que ces habits traditionnels, autrefois présents au Maghreb et dans le monde arabe, soient aujourd'hui sur le devant de la scène de la mode occidentale et française ?
Je dirais que c'est une suite logique. Déjà, il y a une aujourd'hui une meilleure visibilité du culte musulman en France qu'il y a cinquante ans. C'est lié à l'histoire du pays, à la colonisation, puis aux rapports étroits entre les pays France-Maghreb ou France-Afrique. Nos grands-parents et parents ont été recrutés au Maghreb et ils sont venus pour travailler ici avec une hypothétique logique du « retour au bled » – il s'agissait d'une installation provisoire liée au travail, avec un projet de retour. Puis, ensuite la réalité politique économique et sociale a favorisé une implantation sur le long terme avec le regroupement familial, puis une assimilation de la langue et de la culture du pays d'accueil.

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Ces origines participent à cette volonté de découvrir son identité culturelle et son histoire – et de s'habiller en tenue traditionnelle. Quand j'interrogeais mon grand-père à propos des cinq piliers de l'islam en lui demandant ce qu'étaient le Coran et la Sunna, j'ai ressenti, comme beaucoup, une volonté de me ressourcer mêlée à une soif de connaissances. Mais c'est mon cheminement personnel qui est à l'origine de ma religiosité. Il y a des milliers de cas et des milliers de raisons de devenir croyant puis de se mettre à la mode pudique. Un croyant reste un humain comme un autre, il aime la mode et les belles choses, mais dans la décence.

J'imagine que le premier défilé d'une mannequin voilée [ Mariah Idrissi, N.D.L.R.] au Royaume-Uni fut une bouffée d'oxygène pour la mode islamique.
Tout à fait. Ça se démocratise, lentement. Mais oubliez les termes « mode pudique » ou « mode islamique » : nous ne sommes pas une mode dans le sens exhibitionniste ou mondain du terme. La mode pudique est différente de la mode mainstream dans le sens où elle a un lien avec le divin et ne peut pas être associé par exemple à un phénomène de mode équivalent au retour des Stan Smith. Aussi, il peut y avoir un paradoxe entre la pudeur consistant à se préserver et les mondanités incitant à s'exposer.

Ceci n'est-il pas difficile à comprendre pour un athée laïque ?
La spiritualité est quelque chose de très subjectif et d'immatériel. La communauté de français de confession musulmane est très hétéroclite. Le fait qu'une femme décide de porter le voile résulte d'un processus complexe et il peut y avoir mille et une raisons qui l'orientent vers ce choix. Il y a des femmes qui se sont converties à un moment de leur vie parce qu'elles ressentaient le besoin d'une spiritualité face au vide et à la superficialité proposée par la société capitaliste. Dans leur quête personnelle, elles ont probablement trouvé un sens à leurs existences et une sérénité avec la foi. D'autres qui sont musulmanes de naissance ont pu un jour trouver dans la pratique de l'islam bonheur et épanouissement, il n'y a pas de schéma type.

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Néanmoins, considérer qu'il y aurait un fait politique derrière l'idée de porter des vêtements musulmans, c'est faux. C'est fantasmer autour du fait musulman en France. C'est jeter de l'huile sur le feu sur quelque chose qui relève simplement de la forme et pas du fond. C'est contre-productif, et c'est gâcher le talent de femmes qui ne font que revêtir un bout de tissu. Cette stigmatisation est navrante.

La mode islamique est vaste, à l'image du monde musulman. Quel type de mode islamique se rapproche-t-elle le plus de ce que vous proposez ?
Les façons de s'habiller dans les pays du Golfe ou en Indonésie sont effectivement différentes de celle pratiquées au Maghreb ou en Europe. Notre marque s'y adapte autant que faire se peut. Nos modélistes essaient de s'ajuster aussi bien à la demande qu'à la culture des pays de notre clientèle. Par exemple, en Arabie Saoudite il serait impossible de proposer des articles à couleur et motifs pour les femmes car le noir est et de rigueur dans tout pays d'obédience hanbalite. Donc en Europe, notre marque s'attelle à répondre aux demandes européennes. Ce qui marche le mieux ce sont les couleurs claires, gaies, pastels, lilas, vert émeraude. Aussi nous innovons en confectionnant une nouvelle gamme de vêtements en tissu 100 % écologique et biodégradable à base de fibre d'eucalyptus. On se démarque de ce qui se fait ailleurs.

Les récents débats dans les médias autour de la mode pudique ont-ils impacté votre business en France ?
Je ne pense pas. Les gens ne sont pas des moutons. Nous, d'un point de vue statistique, on ne ressent pas une baisse des ventes en France suite à cette polémique. Au contraire, je pense que ce genre de débats, sans légitimité intellectuelle ou philosophique, peut avoir l'effet inverse et intéresser certaines sensibilités qui s'interrogent de voir une entité autant décriée, critiquée et stigmatisée comme l'islam. Dans le Coran est écrit : « Quiconque le veut, qu'il croie, et quiconque le veut qu'il mécroie. » Ça veut dire qu'il y a un libre arbitre. Les deux choix sont respectables. Et dans un autre passage, il est dit : « Pas de contrainte en religion. » On ne peut rien imposer à un humain, et la religion musulmane ne doit pas le faire.

Pensez-vous qu'une femme adepte de la modest fashion puisse également être féministe ?
Complètement, oui. J'aimerais que cette ministre du Droit des femmes rencontre ces femmes qui portent le voile. Si elle est attachée à la cause féministe, qu'elle le fasse ! Il faut être de bonne foi. Je vous assure qu'à l'intérieur de notre communauté, nous ne pouvons cautionner de forcer une femme à porter le voile, de la même manière que personne ne peut me forcer à faire mes prières. Porter le voile est un choix personnel qui, en 2016, devrait être respecté. Si on veut le bien de ces femmes, si on est sensible à leur cause, il faut commencer par les écouter. Les vêtements c'est la forme et ce qui importe c'est le fond ; l'humain. Si on n'a pas le fond, la forme n'aura aucun intérêt et tout devient stérile. L'habit n'est qu'un témoin.

Quentin est sur Twitter.