« L'abîme civilisationnel entre la France et la Russie n'a toujours pas disparu » – une discussion avec Sergei Loznitsa
Images tirées du film "Une femme douce" de Sergei Loznitsa. © SLOT MACHINE

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Culture

« L'abîme civilisationnel entre la France et la Russie n'a toujours pas disparu » – une discussion avec Sergei Loznitsa

Alors qu'« Une femme douce » sort dans les salles obscures, on a papoté avec le réalisateur ukrainien, en visite à Paris.

Ç'aurait pu n'être qu'un énième film cannois, de ceux que Sophie Marceau aurait jugés « chiants » si on lui avait laissé librement la parole aux alentours du mois de mai 2017. D'ailleurs, cette histoire de femme anonyme échouant pendant plus de deux heures à croiser son mari emprisonné a scindé le milieu bon teint de la critique cinématographique. D'un côté, on a hurlé au génie à la vue d'une œuvre où Kafka et Dostoïevski affleurent tandis que le pessimisme accomplit un magistral pas de deux avec un onirisme « à la Fellini » (c'est comme ça que l'on dit, non ?). De l'autre, on a jugé qu'Une femme douce ne pouvait terminer sa course autre part que dans l'escalier des Gémonies, là où les cadavres cinématographiques en putréfaction reçoivent les dernières humiliations après avoir eu le malheur de prendre leur vessie lourdaude pour des lanternes mirifiques.

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Sergei Loznitsa – réalisateur à qui l'on doit deux très bons films et parmi les meilleurs documentaires des vingt dernières années – ne s'est embarrassé que très peu de circonlocutions. La Russie y est décadente, les individus sépulcraux, les horizons disparus. Seuls subsistent une femme – douce, donc – et des êtres dont la fonction terminale n'est plus que décorative. Tous font partie d'un univers où les pantomimes ont succédé aux hommes, et l'annihilation à l'accomplissement. À quoi bon lutter, alors, quand votre unique et indéboulonnable adversaire n'est rien d'autre que la barbarie humaine tout entière ? C'est ce que découvrira peu à peu l'héroïne, au fil de ses rencontres avec des matons, des alcoolos, des putes – et quelques honnêtes gens.

Le style Loznitsa – comme n'importe quel « style », si ce terme possède encore un sens – vous poussera peut-être à croire qu'Une femme douce est un énième film cannois – chiant, austère, lent, fixe. Or, c'est à peu près tout le contraire qui transparaît. Rien n'y est prévisible, attendu, moralisateur, didactique, désirable. Le monde – un monde, plutôt – se contente d'apparaître sous nos yeux. Pour mieux le comprendre, on a rencontré Sergei Loznitsa lors de son passage à Paris.

VICE : À Cannes, les deux grands films de l'aire post-soviétique ont été Faute d'amour d'Andreï Zviaguintsev et Une femme douce – deux films noirs, bruts, qui évoquent sans fards une Russie en délitement. Est-il impossible de réaliser une comédie ayant pour thème la Russie ? Du moins, est-il envisageable que de telles comédies aient les honneurs des grands festivals de cinéma occidentaux ?
Sergei Loznitsa : Quand on verra une comédie issue de ces territoires-là dans un grand festival international, on pourra se dire que quelque chose de fondamental a changé dans le pays, et on en sera heureux ! Aussi bizarre que cela puisse paraître, le cinéma est lié aux différents stades par lesquels passe une société. On dit souvent que le cinéma, c'est une sorte de rêve collectif, et que ces fameux rêves collectifs influent sur le cinéma. Je pense que c'est lié à cela : dans tous les pays, les cinématographies représentent sans doute les rêves collectifs.

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De mon côté, j'aimerais beaucoup tourner une vraie comédie mais, à l'heure actuelle, je n'arriverais pas à trouver l'authenticité pour le faire.

En évoquant Une femme douce – et, plus généralement, de nombreux films russes et/ou russophones – les médias occidentaux ont souvent tendance à utiliser l'expression très dostoïevskienne d'« âme russe », ayant trait au prétendu pessimisme, dolorisme, voire nihilisme de nombreuses œuvres russes. Selon vous, cette « âme russe » contemporaine est-elle autre chose qu'un mythe propagé par des Occidentaux avides d'accéder à n'importe quelle clé de compréhension de l'espace post-soviétique ?
Vous savez, c'est très curieux. « L'âme russe » est un syntagme particulier, quelque chose qu'on n'arrive pas à définir, mais qu'on peut comprendre. Si on peut le comprendre, c'est qu'on a quelque chose en tête, mais pas plus. Après, je pourrais vous poser la contre-question : y a-t-il une âme française ? Qu'en pensez-vous ?

Pour me sortir de ce piège, je pense que je répondrais de la même manière. Je dirais qu'inconsciemment, subjectivement, « l'âme française » a un sens, une présence au monde – mais qu'elle reste impossible à définir.
Là où je ne vous rejoins pas c'est qu'à mes yeux l'âme russe a une dimension objective, en rapport avec le génie de la langue : si un terme apparaît et est commun à un certain nombre de personnes, il doit exister au-delà de la simple subjectivité. Cette acception, qu'on relie souvent à Dostoïevski, Gogol, Tolstoi ou Leskov, est souvent évoquée : donc elle existe.

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Tchaadaïev affirmait, autour de 1830, que la mission assignée à la civilisation russe était peut-être de montrer aux autres civilisations comment ne pas vivre.

Je me souviens d'un écrivain russe qui me disait : « Oui, oui, vous avez raison, tout est terrible chez nous, mais on a une grande littérature. » Je n'avais pu m'empêcher de lui répondre que nous ferions peut-être mieux d'avoir une moins bonne littérature, mais un peuple vivant dans de meilleures conditions ! À ce sujet, Tchaadaïev affirmait, autour de 1830, que la mission assignée à la civilisation russe était peut-être de montrer aux autres civilisations comment ne pas vivre.

Dans Une femme douce tout autant que dans votre premier film My Joy , très peu de détails biographiques ayant trait à vos personnages sont livrés aux spectateurs. Votre « femme douce » n'a jamais de prénom, par exemple. Cela a-t-il à voir avec votre volonté d'évoquer des caractères – candeur, roublardise, cruauté – plutôt que des parcours de vie ?
Cela dépend du rôle qu'on assigne à chaque personnage, et comment on « colore » chaque personnage – et, bien évidemment, du thème du film. Dans Une femme douce et My Joy, les personnages principaux sont des passeurs. Ils nous font passer à l'intérieur d'un espace, d'un territoire déterminé. À un moment donné, ils finissent par être actifs – ce sont les deux facettes d'un même destin. Dans My Joy, on est dans un espace masculin qui amène le personnage à détruire ce qu'il y a autour de lui. Dans Une femme douce, on se situe sur un versant féminin, dans lequel la femme est une victime.

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Au tout début, j'ai tenté de construire un scénario basé sur le fait que cette femme ne serait pas victime, qu'elle finirait par mener un acte de résistance, mais je n'y suis pas arrivé. En fait, je me suis retrouvé en contradiction avec moi-même : le scénario devenait factice.

Vous dites que vos personnages sont des « passeurs ». L'une des œuvres majeures de la littérature française, Candide , a cela de particulier qu'elle conduit le lecteur à être témoin des agissements d'un héros, Candide, qui s'incarne tout entier dans un trait de caractère, la candeur. Votre « femme douce » est-elle le Candide de l'espace post-soviétique ?
On peut rapprocher la méthode, mais je n'avais pas l'ambition moraliste de Voltaire. Il y a peut-être une scène quelque peu moraliste dans le film – quand l'héroïne quitte une orgie qu'elle juge indécente – mais ce n'est pas tant pour une question de morale que pour une question d'esthétique qu'elle réprouve, qui la dégoûte.

Il est évident qu'il est très difficile de faire le distinguo entre son comportement et mon influence sur son comportement. De nombreuses scènes dans le film sont tirées d'épisodes que j'ai vécus – et notamment cette scène représentant un « jeu de la bouteille » forçant les individus autour de la table à se dévêtir. Ça a été pour moi quelque chose de révoltant, et je n'avais qu'une envie : fuir. Si j'avais ressenti autre chose à ce moment-là, j'aurais peut-être fait réagir mon héroïne différemment.

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Après avoir quitté l'Union soviétique pour rejoindre l'Occident, j'ai mis un certain temps avant de quitter cette double peau, cette carapace.

Dans cette scène – et c'est sans doute l'unique scène du film dans laquelle une telle chose se produit – mon héroïne prend conscience du monde qui l'entoure. Malgré tout, il y a la question de ne pas montrer ses sentiments. On n'est pas si loin que ça du bushido, le code des samouraïs japonais. Dans le cas de cette « femme douce », on voit d'où vient cette tradition de dissimulation : du joug qui a pesé et pèse sur le peuple russe, qui modifie son comportement. C'est d'ailleurs pour ça que les acteurs russes sont si doués : parce qu'ils s'adaptent au quotidien face à ce joug.

Quand on vit là-bas, on est obligé de revêtir un masque, d'avoir une « double peau », afin de ne pas subir outre mesure les conséquences de ce joug. Après avoir quitté l'Union soviétique pour rejoindre l'Occident, j'ai mis un certain temps avant de quitter cette double peau, cette carapace.

Ce joug est-il lié au pouvoir oppressif d'une administration sans visage, ou va-t-il bien au-delà ?
Non, non, il n'y a pas de lien direct avec l'administration. Chacun de nous est responsable du joug qui nous est imposé, et cela commence par l'absence totale de respect envers son prochain. Plus généralement, n'importe quel pouvoir est une agression – dès lors que vous l'acceptez, vous ressentez le joug. Cet espace post-soviétique réfute, comme norme, la dignité de l'homme – vous pouvez le constater dans pas mal de films russes actuels.

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D'ailleurs, vous comprenez tout cela quand vous comparez la manière dont les gens discutent dans les films occidentaux avec les échanges dans les films russes. Vous apercevez tout de suite les petites choses qu'une personne « normalement constituée » ne devrait pas accepter. En Occident, vous repoussez de telles pratiques, vous savez qu'on ne peut pas vivre comme cela. C'est pour cela qu'il vous est difficile d'être en empathie avec un personnage d'un film russe, même si celui-ci commet de bonnes actions – sa manière d'être avec les autres vous paraîtra toujours critiquable.

Alors, certes, mon héroïne essaie de repousser tout ce qui l'entoure parce qu'elle estime que c'est inacceptable, mais je ne m'arrête pas là : j'amène mon film vers quelque chose de grotesque. De plus en plus, je ne cherche pas à faire ressembler mes personnages à des individus réels – ce qui serait de l'ordre du documentaire. Désormais, j'effectue un pas de côté et me rapproche du drame grotesque.

Et qu'est-ce que le grotesque, selon vous ?
Le grotesque, c'est lorsque quelqu'un n'occupe plus la place qui lui est dévolue. C'est pour cela que les personnages de mon film ne sont pas des héros : ce sont des marionnettes.

Il est vrai que de nombreux critiques occidentaux ont insisté sur l'apathie de vos personnages, qu'ils ont parfois opposée au romantisme de certains personnages révolutionnaires.
Votre remarque est intéressante, mais de quels révolutionnaires parlez-vous ?

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De ceux de 1905, 1917 – mais aussi des révolutionnaires français de la fin du XVIIIe, par exemple !
Vous voulez dire de ceux qui se sont entre-tués par la suite, en fait (rires) ! Je vais vous donner un exemple. En 1825, compte tenu de ce que les aristocrates russes avaient vu de la Révolution française et de la façon dont elle s'était terminée, ils s'étaient dit qu'il en allait de leur devoir d'aller voir le futur tsar afin de ne pas répéter cette fameuse révolution. Il ne faut pas oublier que les aristocrates russes de l'époque parlaient tous français – certains ne parlaient même pas russe ! Ils avaient décidé, dans une Russie encore largement esclavagiste, de pousser le futur tsar à mettre en place une nouvelle organisation politique, via une constitution, un Parlement, etc.

Évidemment, tout cela ne se déroula pas comme ils l'avaient prévu, et il leur fut impossible de convaincre les soldats de se soulever contre Nicolas Ier. Il s'agissait bien souvent de paysans, qui ne comprenaient pas le concept de « constitution ». Les aristocrates eurent alors une idée : l'héritier légitime, le grand-duc Constantin, avait refusé la couronne quelques années plus tôt. Les aristocrates poussèrent les soldats à crier « Vive la constitution ! » en leur faisant croire qu'il s'agissait de la femme de Constantin ! Cette stratégie a échoué, évidemment.

Si j'avais grandi ici, en France, je travaillerais sans doute sur la contradiction qui existe entre liberté et égalité. Il est impossible d'être libres et égaux à la fois.

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Si je vous raconte tout ça, c'est pour que vous compreniez à quel point les traditions révolutionnaires russe et française sont différentes. Cet abîme civilisationnel n'a toujours pas disparu. Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Russie, il faut relire le marquis de Custine et son La Russie en 1839, rédigé après un voyage dans le pays.

Je me souviens qu'au sortir de la projection de mon avant-dernier film, Dans la brume, Carlos Reygadas s'était demandé pourquoi le personnage ne s'emparait pas d'un pistolet pour se défendre. Je lui avais répondu que j'étais incapable de lui expliquer pourquoi, mais qu'il ne pouvait en être autrement. Toute ma vie, mon expérience, est à l'origine d'un tel comportement.

Pour finir, une question plus large, en rapport avec l'ensemble de votre œuvre : le progrès – technique, mais pas que – rend-il l'homme « moins humain », selon vous ? De l'usine aliénatrice de Fabrika au camp de concentration devenu paradis touristique dans Austerlitz, on a du mal à voir, dans vos réalisations, en quoi l'évolution de nos sociétés est libératrice.
Prétendre que j'aurais bâti ma filmographie autour d'un axe précis serait une jolie légende, mais ce n'est pas le cas. Évidemment, ça me fait toujours plaisir de constater qu'a posteriori, certains traits saillants sont communs à plusieurs de mes œuvres.

Il m'est difficile de vous répondre quant au fait de savoir si, aujourd'hui, on se retrouve dans un monde qui serait comme une coquille d'œuf, de laquelle il serait impossible de s'échapper. Là où vous avez raison, c'est qu'il s'agit du thème qui m'intéresse le plus, autour duquel je tourne. L'obligation de travailler, d'exister de telle ou telle manière, la limitation de la liberté – tout ça, ce sont des sujets que me touchent.

Si j'avais grandi ici, en France, je travaillerais sans doute sur la contradiction qui existe entre liberté et égalité. Il est impossible d'être libres et égaux à la fois.

Si l'on revient sur le territoire post-soviétique, la question qui se pose est simple : comment devenir un être humain ?

Personnellement, je suis du côté de l'égalité. Ce n'est pas une discussion abstraite : je parle au niveau du quotidien, de la vie de tous les jours. Regardez l'idéal européen aujourd'hui. Malgré la défense de l'égalité, la liberté des différents États a pour conséquence une inégalité de fait. Certains pays sont bien plus puissants que d'autres. À ce titre, relisez Lénine et ses idées sur les États-Unis d'Europe. Je ne rejette pas cette idée du tout, elle mérite simplement réflexion.

Si l'on revient sur le territoire post-soviétique, la question qui se pose est simple : comment devenir un être humain ? C'est presque Hamlet, en fait. De là découle une autre question : comment mettre en place des lois auxquelles puisse se soumettre l'être humain de manière à ce qu'il vive mieux, sans se sentir contraint ?

Dans une œuvre de Varlam Chalamov, deux personnages sont emprisonnés dans un goulag du côté de la Sibérie. Ils se disent qu'ils sont au milieu de l'Enfer, et se demandent comment s'en sortir du mieux possible, physiquement et moralement. Une telle question doit être au centre des préoccupations des gens de culture issus de l'espace post-soviétique à l'heure actuelle.

Romain est sur Twitter.