Image : Katherine Killeffer
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Ma mère, sa maladie mentale – et moi

D'aussi loin que remontent mes souvenirs, ma mère a toujours été violente.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Je me souviens de ma mère sur une voie ferrée. C'est le tout premier souvenir que j'ai d'elle. Je devais avoir trois ans. À vrai dire je n'en sais rien, mais d'après ma sœur, j'avais trois ans. Je me suis rappelée ce moment à dix-huit ans, alors que j'étais en fac de psychologie. Je venais de me faire avorter et je ne pouvais plus suivre les cours. Afin d'être dispensée, je devais prouver que j'étais psychologiquement traumatisée. À contrecœur, je suis donc allée voir une psychologue pour lui parler de mes problèmes. Elle ressemblait à Susan Sontag, avec une mèche grise de chaque côté de la tête. Elle m'a demandé pourquoi j'étais là. J'ai soupiré. Assise sur un pouf en cuir, le dos courbé, je lui ai parlé de ma mère.

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Dans ma famille, la maladie de ma mère a toujours été un sujet tabou. Ma mère a lutté contre des problèmes de santé mentale toute sa vie, mais nous n'en avons jamais parlé entre nous. Au lieu de cela, nous avons tous essayé d'ignorer cette réalité, cette guerre émotionnelle imminente. Vivre avec ma mère, c'était vivre dans une peur constante. Elle n'était pas fourbe ou mauvaise – elle était d'une innocence désarmante. Si tendre, et pourtant pleine de tension, comme un élastique en caoutchouc autour d'un rasoir. Pour cette simple raison, j'ai toujours été, et je serais toujours, sous l'emprise de ma mère.

Plus jeune, j'ai réussi à devenir plus forte et plus patiente, pour être la gardienne de ses rêves. Quelque part dans le processus de ma propre maturation, j'ai réalisé que mettre mon bonheur entre parenthèses pour elle ne nous rendrait pas heureuses, ni elle, ni moi. Mon identité changeait continuellement à cause d'elle – oscillant entre les deux parties de moi : celle qui essayait de lui faire plaisir, et celle qui essayait de vivre sa propre vie.

D'aussi loin que remontent mes souvenirs, ma mère a toujours été violente. Cependant, sa violence n'était pas toujours physique. Parfois, elle utilisait les mots comme une arme, découpant chaque fibre de mon être. Ma mère, qui était un peu mon méchant Marvel rien qu'à moi, pouvait changer d'humeur en un rien de temps, devenir diabolique en l'espace de quelques secondes. Elle pouvait devenir hystérique et menaçante, déterminée dans ses actes. La moindre petite chose pouvait déclencher un ouragan. Son caractère impétueux était puissant, grisant et dangereux. Parfois, nous faisions des blagues et elle se marrait – d'autres fois, nous faisions des blagues et elle se mettait à hurler et à frapper ma sœur avec tout ce qu'elle avait sous la main ; une chaussure, un rouleau à pâtisserie, un manche à balai. Un jour, elle m'a donné sept ou huit coups de cintre parce qu'une amie que j'avais invitée portait un mini short. Elle me frappait en me disant : « Essaye un peu de porter un short comme ça pour voir ».J'ai eu des cicatrices dans le dos pendant des mois.

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Mon souvenir le plus effrayant remonte à quand j'avais 12 ans et ma sœur 19. Voici la faits de cette journée dont je me souviens encore : j'entends ma sœur pousser un hurlement. Alors qu'elle crie, ma mère hurle à son tour, un cri fort et incessant ; un hurlement guttural, vicieux et furieux, se déversant d'elle comme de la lave très chaude. Sa chaleur a laissé place à sa cruauté.

Tandis que je les entends toutes les deux crier, je reviens du jardin et j'entre, peu rassurée, dans la salle à manger. Je vois ma mère en colère, serrant dans sa main droite un gros couteau de cuisine. Le manche est noir et ses doigts sont rouges. Elle court après ma sœur — en essayant de la poignarder, impitoyablement.

La veille, j'étais assise avec elle à la table de la salle à manger. Je lui avais parlé de mes histoires de cœur, elle m'avait écoutée attentivement. Je me rappelle de beaucoup de moments magnifiques et lucides ; où elle était tellement parfaite. Je rêvais d'avoir ce genre de mère idéale, et peut-être qu'elle voulait jouer ce rôle aussi. Mais ce jour-là, elle était une vraie furie, ses yeux étaient révulsés et tyranniques. Ses pupilles ressemblaient à deux gros disques noirs. Ses cheveux n'étaient qu'un nœud en désordre à l'arrière de sa tête, des mèches lui balayaient le visage. Livide et pleine de férocité, elle s'époumonait sur ma sœur. Ma sœur criait en courant autour de la table, comme si elle était sur un circuit, un cercle plat, une boucle qui ne s'arrêtait jamais. Alors que je regardais la scène, ma mère s'est tout à coup jetée sur moi. J'étais devenue sa proie. J'ai commencé à courir aussi, la lame m'a manquée plusieurs fois. Je l'ai entendu se planter dans la table en bois, puis dans le mur. Ma sœur continuait de crier.

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J'aurais aimé mettre ce moment sur pause. Nous voir comme des molécules dans l'air, vibrant au son de la fureur. Interrompre cette réalité proche du rêve. Mais j'ai réalisé qu'il n'y avait pas de retour en arrière. Nous avions passé un certain seuil. Comment retrouver la normale après un tel événement ? Par où commencer ?

J'ai repensé à ce moment encore et encore, comme une chanson sans laquelle je ne pouvais pas vivre. La mélodie est familière, mais je déteste les paroles. Je la rejoue encore et encore, en essayant de me souvenir des passages manquants. Qu'ai-je oublié au fil du temps ? Est-ce que je me souviens de tout ? Est-ce que tout est clair ? Est-ce que tout cela s'est vraiment passé ?

Si je me souviens bien, elle s'est arrêtée seulement quand mon père est intervenu en la poussant contre un mur avec le pied d'une chaise. Je me souviens juste qu'il a dit « Stoooop » – en anglais, pas en bangla. C'est tout. Elle a soufflé, les yeux toujours écarquillés, et je suis partie me réfugier devant la télé, en rêvant d'une vie meilleure, moins dramatique.

Plus jeune, je me suis consolée avec les drames grecs, la C ommedia Dell'Arte, Shakespeare. Ça me consolait parce que je voyais ma propre vie comme une tragédie. Un jour, j'ai joué une partie de « The Lovers » – Gli Innamorati – sur scène, et mon prof de théâtre est venu me dire que j'étais pleine de verve et de vie – et que je pouvais, non, que je devais, devenir actrice. J'étais douée. D'abord, parce que j'avais vu toute la palette des émotions humaines sur le visage de ma mère. Ensuite, parce que cela faisait des années que je jouais. À l'époque, je me battais avec ma propre réalité. Je pensais pouvoir m'offrir une vie meilleure en inventant une mère qui ne me ferait pas de mal, ni à mon père, ni à ma sœur, ni à elle-même. Je pensais que ça me permettrait d'échapper à ses griffes, de sauver mes proches.

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Très tôt, j'ai appris à mentir sur ma vie, parce que la folie de ma mère était quelque chose que je gardais pour moi. Elle était toujours dans un état amnésique, et j'étais celle qui devait garder sa propriété, parce que, d'un certain côté, j'étais sa favorite. Inconsciente de la pléthore de secrets de ma mère, des terribles endroits où elle avait vécu, j'ai commencé à voir sa maladie comme une escroquerie, un fardeau inéluctable – mais pas pour elle, seulement pour moi. Je n'ai jamais réfléchi à la véritable profondeur de sa douleur et j'ai commencé à la détester. En y repensant, elle essayait désespérément de s'accrocher, mais à l'époque, dans la solitude de mon enfance, je prenais son comportement pour de la cruauté pure et dure. Elle était trop imprévisible pour moi. Elle me dégoûtait. J'ai éprouvé pendant des années de la colère et de la rancœur, de la peur, tellement je la détestais. Je priais pour qu'elle meure. J'espérais prier assez fort pour qu'elle meure.

J'étais obsédée par l'idée de la voir morte.

J'ai commencé à me raconter des histoires à moi-même pour m'en sortir. C'était mon combat, ma convergence avec la réalité. Allongée sur le lit avec ma sœur, j'ai ressassé mes souvenirs encore et encore. Je nous revoyais éviter la lame. Les mouvements de ma mère, les sauts. Nous étions à bout de souffle, comme des coureurs de marathon. Que se serait-il passé si la lame nous avait transpercées ? J'envisageais les possibilités infinies, comme une catharsis. Comme si j'étais dans un univers parallèle où elle m'avait tuée, où elle nous avait tuées toutes les deux.

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Je me disais que dans la mort, j'obtiendrais peut-être enfin l'amour que je méritais. Je voulais que ma mère souffre, qu'elle voit à quel point elle nous avait blessées. Si elle avait eu notre sang sur les mains, ça aurait été ma revanche pour avoir eu une mère aussi terrible ; une fin parfaite pour quelqu'un qui jouait aussi bien le rôle du méchant dans ma tragédie personnelle.

Plus tôt ce mois-ci, j'ai Skypé avec ma mère. Elle m'a raconté une blague de cul étrange. Ma première réaction a été la frustration. J'étais en train de manger, et les détails étaient obscènes et pervers. C'est l'humour de ma mère, grotesque et absurde, tout cela pour attirer mon attention. Mais j'essaye de me rappeler qu'elle est un être humain, et j'essaye de la voir du point de vue de son malheur. À ce moment-là, elle était un humain, sans adjectifs, sans titres, sans attaches. Au moment où elle m'a raconté sa blague, elle était, tout simplement – rien, personne, juste un être humain. Je l'ai détestée pour la mère qu'elle avait été, pourquoi ne pas essayer de l'aimer pour la personne compliquée qu'elle était ?

Elle n'avait pas besoin de ma compassion, mais à ce moment-là, je l'exonérais de tout. Ses yeux étaient vitreux, comme un chien battu : un animal qui avait porté le poids du monde sur ses épaules et qui avait réussi à s'en débarrasser de temps en temps. Elle veut qu'on la voie pour ce qu'elle est, pour toutes ses manies. Dans la familiarité de notre relation mère-fille, elle se laisse aller ses bizarreries. Devant nous – ma sœur, mon père et moi – elle veut montrer qui elle est vraiment. Comme moi, elle veut avoir le droit d'être compliquée, mais la société ne le lui permet pas. J'ai réalisé cela en regardant sa peau si tendue, étirée sur son visage comme une toile. Je lui ressemble tellement.

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Elle parlait mais je n'entendais pas, j'étais perdue dans mes pensées, me demandant à quoi mon bonheur aurait ressemblé si elle ne l'avait pas détérioré. J'ai toujours vécu sous sa dictature, effrayée par l'idée d'être moi-même. Mais maintenant, je suis calme, sociable. Elle sourit à moitié et me demande : « Pourquoi ne m'aimes-tu pas ? ».

J'ai commencé par lui répondre sèchement. Blessée, ses yeux restaient plein de douceur.

Le truc, c'est que je l'aime. J'ai vécu dans un purgatoire pendant dix-neuf ans, j'ai fui. Maintenant, il y a littéralement un océan qui nous sépare. Je lui parle quand je peux. Je lui demande de prendre son traitement, mais toujours en faisant preuve de tact, en le lui « suggérant ». Je comprends que sa plus grande peur est d'être folle, et je ne peux pas la blâmer pour cela. Quand elle essayait de nous blesser, elle essayait de se redécouvrir elle-même. Elle nous faisait du mal parce que nous étions tout ce qui avait de la valeur à ses yeux. Ce n'est pas une consolation, mais c'est mon dû. Je dois la confronter à tout ce qu'elle nous a fait. J'ai besoin de voir sa douleur.

Je n'éprouve plus de rage aujourd'hui. La vérité, c'est que ça aurait pu être moi. Je me retrouve tellement en elle – la façon dont elle écoute mes histoires de voyage, de travail, d'écriture, même si elle ne me donne aucun conseil pertinent, je vois ses yeux s'illuminer quand je partage tout cela avec elle. Dans ces moments-là, son humanité reprend le dessus, et les souvenirs douloureux et violents s'effacent. Ils deviennent des fantômes qui existent mais qui ne nous hantent pas. Vieillir signifie relâcher la prise. La maladie de ma mère est rude et vengeresse, et l'a dictée toute sa vie. Quand vous avez des parents malades, vous en arrivez à un point où vous arrêtez de les juger.

Je l'aime malgré tout. C'est compliqué, et cela change souvent, mais en ce moment je la déteste un peu moins. Je la vois comme la personne qu'elle est, pas seulement comme ma mère. Je vois l'adulte raté qu'elle est devenue, celui qui n'aurait pas dû avoir d'enfants. Ma mère est devenue un monstre à cause des attentes brutales de la société. Elle n'a jamais été heureuse, et ça me fait de la peine. Pour moi, la limite entre sa bonté et sa méchanceté est très floue. Est-ce que je lui en veux ? Bien sûr, mais je commence à comprendre que ma vie n'a pas besoin d'être définie par elle.

Ma mère ne tient pas en place. C'est peut-être pour se rappeler qu'elle est en vie ; c'est peut-être parce que l'immobilité est terrifiante, proche de la mort. Quand elle est seule, elle doit se confronter à ses démons, et elle n'est pas préparée à cela, pas encore. Elle ne se souvient pas de tout ce qu'elle nous a fait subir. Parfois elle nous accuse même de dramatiser, de mentir. Mais en ce moment je n'attends rien d'elle. Je la regarde depuis l'écran de mon MacBook, et je me dis qu'un jour elle va mourir. Mon cœur se gonfle dans ma poitrine. Mes yeux s'embuent, mais je ne veux pas pleurer devant elle – je respire, patiemment. Je hoche la tête, je souris, j'écoute ses blagues de cul.