Pour lui, apprendre soudainement que les autres humains étaient capables de visualiser des formes les yeux fermés, c'était comme réaliser « tout le monde a des branchies, sauf moi. » Tout ce temps-là (30 ans, précisément), Ross s'était persuadé que ce que l'on désignait sous le terme d'image mentale correspondait en fait à une métaphore, une manière de parler, et que personne n'était vraiment capable de « voir » un amant absent ou de compter des moutons avant de s'endormir. Son rapport à l'art, à la littérature et à l'invention n'était qu'un immense quiproquo. Sans images mentales, il passait à côté d'une dimension essentielle de l'existence.Blake Ross explique qu'il est incapable de former mentalement l'image d'un visage familier. Sa mémoire lui permet de se souvenir d'une collection de caractéristiques associées à une personne, comme la couleur de ses yeux, sa taille, le fait qu'elle ait ou non des taches de rousseur ou une démarche hésitante. Mais ces caractéristiques, il ne peut pas se les imaginer - seulement les apprendre par coeur. Il ne connait que des concepts décomposables sous la forme d'un ensemble de faits. « Lorsque je ferme les yeux, tout est noir. Un noir total, absolu, qui emplit chaque recoin de mon cerveau, » déplore-t-il.« Si je te demande d'imaginer une plage, comment tu décrirais ce que tu vois mentalement ?
- Ben j'imagine une plage, quoi.
- Un concept de plage, c'est bien ça ?
- Il y a des vagues, du sable. Des parasols. C'est une scène reposante.
- Mais ce n'est pas vraiment une image ? Il n'y a rien de visuel ?
- Bien sûr que c'est une image. Une image dans mon esprit. Où est-ce que tu veux en venir ?
- C'est en couleur ?
- Oui…
- Ça arrive souvent que tes pensées s'incarnent de manière visuelle ?
- Euh, des centaines de fois chaque jour ?
- Oh mon Dieu. »
Pour une personne ayant une imagination vibrante et tressautante, le fonctionnement mental de Blake Ross est très difficile à concevoir. Comment est-il seulement possible de ne pas savoir à quoi ressemble un cheval ? Une jungle ? Un château-fort ? En outre, lorsqu'il veut se représenter quelque chose de manière précise, il lui faut d'abord penser à un concept, puis à un adjectif, et enfin, un verbe. Par exemple, un lama soyeux qui bondit. Mais comme il est incapable de visualiser le charmant animal, il lui faudra apprendre l'expression « un lama soyeux qui bondit » pour pouvoir s'en souvenir plus tard. Le plus étonnant est sans doute que, malgré son aphantasie, il est tout à fait capable d'exercer un métier qui exige un effort créatif constant pour inventer et améliorer des logiciels : pour cela, il compense son déficit en s'orientant de manière rationnelle dans un réseau de concepts et de raisonnements.Il n'existe pas d'un côté les personnes possédant un œil mental et de l'autre les personnes qui n'en possèdent pas, mais une sorte de gradient dans la netteté des images mentales que nous sommes capables de former.