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LE NUMÉRO AU BORD DU GOUFFRE

Mode In Pakistan

J'ai récemment été invité à la « deuxième édition de la fashion week pakistanaise ». Forcément, j'ai dit oui. J'ai résisté tant que j'ai pu aux images mentales que faisaient éclore dans mon cerveau d'Occidental compulsif...

J’ai récemment été invité à la « deuxième édition de la fashion week pakistanaise ». Forcément, j’ai dit oui. J’ai résisté tant que j’ai pu aux images mentales que faisaient éclore dans mon cerveau d’Occidental compulsif ces mots accolés ensemble : une

fashion week pakistanaise

. Des femmes en niqab piétinant des catwalks caillouteux devant un public entièrement composé d’hommes (dont moi) qui leur tournent le dos, le tout supervisé par un édile religieux prêt à me couper la main si j’ai le malheur de mater un mannequin.

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J’ai accepté d’emblée, puis je me suis renseigné : il ne s’agit que de la deuxième édition officielle de la fashion week pakistanaise, mais il paraît que la scène de la mode contemporaine est active au Pakistan depuis les années soixante-dix – quoique très peu de créateurs locaux aient réussi à exporter leur marque vers le monde occidental.

C’est plutôt cool, tout compte fait, que ce pays limitrophe de l’Afghanistan, de l’Iran et de l’Inde soit actuellement capable de pérenniser une fashion week, loin des bombes, du terrorisme, du ­fondamentalisme islamique, des ­talibans, d’Al-Qaida, des drones US tueurs de petits innocents, du Cachemire, des tensions permanentes avec l’Inde, du trafic de drogue, de la corruption, de la guerre en Afghanistan, de l’extradition de Musharraf et de la maison suspectée d’appartenir à Oussama Ben Laden.

Certes, on ne niera pas ici que ces problèmes touchent de près la majorité des citoyens du Pakistan. Mais la fashion week pakistanaise, c’est représentatif d’un business qui fonctionne dans une nation troublée ; l’industrie textile pakistanaise pèse environ 10 milliards de dollars, et 10 % de la production mondiale de coton provient de ce beau pays. Et j’ai vu défiler des robes superbes – qui n’avaient rien d’excessivement prude.

Au cours de mes cinq jours de voyage, j’ai rencontré pas mal de monde ; certains étaient indécemment riches, d’autres vivaient avec l’espoir d’une vie meilleure et pas grand-chose d’autre. Mon séjour à Karachi, le poumon financier du Pakistan, 14 millions d’habitants, m’a fait traverser une série d’événements que je ne risque pas d’oublier : mon hôtel a été partiellement détruit par une bombe et j’ai tiré avec un AK-47 en plein centre-ville. La suite, c’est un extrait du journal que j’ai tenu quotidiennement et qui relate tous les trucs ­bizarres que j’ai pu voir dans un pays grevé par le fondamentalisme, la ­terreur et l’eau qui file mal au bide.

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Carmela Conroy, la consule générale des États-Unis à Lahore, tout sourire et fond de teint

JOUR 1

Arrivée au Jinnah International Airport de Karachi vers cinq heures du matin, au bout de dix heures de vol. Après quelques heures de sommeil, on nous en dit un peu plus sur le déroulement de notre séjour. Omar, le RP de la fashion week, nous fait un bref résumé de l’histoire de la mode au Pakistan. Il nous dit des trucs du genre : « Quand on observe les gens très riches au Pakistan, on voit qu’il s’agit de faux conservateurs ; ils boivent, ils baisent, ils prennent de la drogue. La majorité de la population, constituée de gens extrêmement pauvres, est préoccupée par des problèmes bien plus immédiats : la nourriture, l’électricité, l’eau et le travail. Et oui, la religion est très importante pour eux, et ils sont très spirituels, mais peut-on les qualifier d’islamistes de droite ? »

Après le déjeuner, il nous lance un avertissement du genre, « soyez prudents », en nous expliquant que kidnappings et vols à main armée sont devenus monnaie courante. Nous rentrons à l’hôtel afin de nous préparer pour la nuit d’ouverture de la fashion week, une soirée en grande pompe avec toutes les fioritures appropriées. On nous conduit dans un country club surprotégé à vingt minutes de distance. Des Pakistanais célèbres se font tirer le portrait en face d’une toile frappée de divers logos de sponsors étendue pour guider les gens le long du grand escalier. Ils sont d’ailleurs tous sapés comme des Italiens.

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Sur le tapis rouge, on me présente la consule générale des États-Unis à Lahore, Carmela Conroy, venue spécialement à Karachi pour la fashion week. Je discute un peu avec elle avant que le spectacle ne commence.

Vice : Comment est-ce que la mode interfère avec la politique pakistanaise ?

Carmela Conroy :

Ce qui est intéressant, c’est qu’on a tendance à toujours relater les mauvaises nouvelles du Pakistan, mais on n’entend jamais parler de leur créativité artistique. Dans toutes les sociétés, les gens ont un besoin de créer et de s’exprimer à travers l’art. Le Pakistan ne fait pas exception.

Qu’est-ce que vous pensez des relations indo-pakistanaises et de leur influence sur la guerre en Afghanistan ? Si elles venaient à s’améliorer, quel impact ça aurait sur la guerre ?

Je pense que les relations entre l’Inde et le Pakistan ne ­peuvent que s’améliorer. Ce qui se passe en Afghanistan est une chose à part, et oui, ça affecte la relation Inde-­Pakistan, mais je pense que c’est plus profond que ça.

Le gouvernement indien est en train de mettre en place des consulats indiens en Afghanistan. Ils sont de plus en plus présents là-bas, et ça doit probablement jouer sur leur ­relation avec le Pakistan…

Je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense que l’interprétation pakistanaise des actions de l’Inde en Afghanistan reflète la pression indo-pakistanaise. Ce n’est pas qu’on essaie de faire quelque chose de malfaisant au Pakistan, on essaie juste de construire une meilleure relation.

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Quelle est la position des États-Unis sur l’agitation politique au Pakistan due aux attaques de drones ?

Il y a des Pakistanais qui souhaitent que le Pakistan entretienne une mauvaise relation avec l’Inde et les États-Unis. S’ils le pouvaient, ils isoleraient le Pakistan du reste du monde et reviendraient six cents ans en arrière. Je pense que les États-Unis devraient mieux communiquer sur leurs bonnes intentions envers la région. On est ici pour faire du bon travail.

En quoi est-ce que les États-Unis ont fait du « bon travail » jusqu’ici ?

Donner 400 millions de dollars pour aider les gens affectés par les inondations, c’est plutôt un bon début, je crois.

Wikileaks a diffusé des rapports stipulant que l’ISI (l’Inter-­Services Intelligence du Pakistan) a maintenu de solides liens avec Al-Qaida et les talibans afin de conserver une influence sur l’Afghanistan ; un exemple des dissensions politiques qui existent au sein du gouvernement pakistanais, et la valeur nominale de leur prétendue relation avec les États-Unis. Un article du

Telegraph

publié le 24 décembre 2010 dit qu’ils auraient « collaboré avec des leaders terroristes afin de commander des bombardements au cours de ces six dernières années ». L’article précise : « Les véhicules étaient chargés d’explosifs au Pakistan avant d’être conduits à la frontière de l’Afghanistan, parfois avec la complicité de l’ISI […] Plusieurs agents de l’ISI sont liés à certains des leaders les plus célèbres du conflit. »

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Le défilé a commencé. Un des mannequins s’est fait applaudir à chacun de ses passages. J’ai découvert par la suite que c’était parce qu’elle avait trois enfants et presque 40 ans. La collection qui se démarquait le plus était celle de Moshin Ali, qui sort tout juste de l’école de mode du Pakistan et est arrivé premier de sa promotion. La collection « Homeless Hazara » est inspirée de la tribu de Moshin, les Hazaras. Moshin est originaire de Quetta, une ville au nord du ­Pakistan, près de la frontière afghane. Son père dirige une madrasa – une école qui enseigne le Coran. Beaucoup accusent les madrasas d’engendrer des radicaux qui rejoignent par la suite les talibans et Al-Qaida. Même si les plaintes sont nombreuses, cette école permet d’éduquer des enfants qui n’en auraient pas la possibilité autrement. Et si certains fondamentalistes sortent de ces écoles, l’écolier lambda n’a aucune intention de partir en guerre sainte. Un nombre considérable d’écoles proposant un programme convenable incluant mathématiques, langues et histoire ont été les cibles d’attaques et de bombardements dans tout le pays. Trois cent cinquante écoles ont dû fermer, principalement dans les régions tribales et la province de Bajaur.

Après les défilés, nous nous rendons dans le palais d’une des familles les plus riches du Pakistan, les Lakhani. Nous mangeons très bien et buvons énormément de whisky. Les gens sont de plus en plus soûls. Viviana – une journaliste du

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Corriere della Sera

que j’ai rencontrée sur place – et moi en profitons pour poser des questions embarrassantes aux invités – dont certains très manifestement gay, monde de la mode oblige – sur l’homosexualité au Pakistan, encore illégale. Les homosexuels avec qui nous nous entretenons demandent à rester anonymes et nous expliquent que même leur famille ignore leur orientation sexuelle, tout simplement parce que personne n’aborde le sujet. Et personne n’aborde le sujet parce que personne n’aime se faire harceler par les flics, blackmailer par ses voisins ou – plus rarement – mettre en prison.

Makes sense

.

Ma première nuit au Pakistan se termine dans un amalgame de discours incohérents et de weed de très bonne qualité. On rentre à l’hôtel en voiture. On est accueillis par des gardes armés accompagnés d’un gentil labrador avec qui j’ai, il me semble, commencé une conversation sur ma mère.

Des soldats plus ou moins avenants, à proximité du lieu de l’explosion, le lendemain de l’explosion

JOUR

On nous emmène dans la demeure d’Hameed Haroon, le président de Dawn Media Group, soit la plus grande ­entreprise médiatique du Pakistan. Je n’ai jamais rien vu de comparable. Imaginez un mélange entre le temple du Maharadja (dans

Tintin

, là) et un arbre (il y a du bois partout).

Je rencontre Al-Syed Mahmood Mohyuddin Al-Gallani. C’est le 29e descendant direct du prophète Mohammed. Il me propose de me ramener à l’hôtel afin que je me prépare pour la soirée. Après avoir passé la première sécurité de l’hôtel Sheraton, Al-Gallani semble un peu inquiet. Je lui demande s’il va bien, ce à quoi il répond : « On verra bien ce qui va se passer, j’ai un soldat qui me couvre et des centaines de munitions dans le coffre. » Il me montre le flingue qu’il a sur lui. Je suis super intrigué et réjoui à l’idée de voir comment la sécurité va gérer ça. On traverse sans problème les quatre checkpoints (des miroirs sous la voiture pour voir si nous transportons des explosifs, un détecteur de bombes par la fenêtre, une vérification sous le capot et un chien renifleur de bombes). Je ne suis pas expert en détecteur de bombes, c’est Al-Gallani, mon nouvel ami, qui me renseigne sur la nature de l’objet en me disant qu’il ne marche probablement pas, et que même si c’est le cas, le garde ne sait certainement pas s’en servir.

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Là-bas, je constate que les organisateurs du défilé tiennent à diffuser l’hymne national avant que les modèles ne montent sur le catwalk. Au bout d’à peine dix minutes, l’une des invitées françaises, Alexandra Senes, se penche vers moi, tétanisée, pour me dire : « Notre hôtel a été attaqué. » À partir de là, plus personne ne se préoccupe du défilé. Tous les journalistes ont la tête baissée et cherchent à obtenir des informations tandis que les haut-parleurs débitent une musique angoissante qui m’évoque les pires heures du big beat.

Après le défilé, on nous conduit dans une pièce où l’on nous donne un peu plus de détails sur l’explosion. Apparemment, c’est le commissariat qui était visé, ce qui a le don de rassurer tous les invités occidentaux. On prend le bus, à la fois paniqués et galvanisés par les événements. Les fenêtres de l’hôtel sont toutes pétées. La sécurité a été renforcée de gens menaçants vêtus de casques, de barbes et de gilets pare-balles.

JOUR

Après une nuit agitée, Viviana et moi nous rendons sur le lieu de l’explosion afin d’en apprendre plus. Nous sommes en compagnie de Madeeha Syed, une journaliste musique et mode de Karachi. Elle nous conduit sur le site de l’explosion et nous aide gentiment à traduire nos questions. La bombe pesait environ une tonne. Elle a fait vingt morts et blessé une centaine de personnes en laissant un cratère de 12 mètres de diamètre au sol. Les gens ont senti la bombe dans un rayon de 3 kilomètres. Les six hommes à l’origine de l’attaque étaient répartis dans deux voitures. Ils ont tiré sur la police avec des armes automatiques, balancé des grenades. Ils ont même fait usage d’un lance-missile. Certains d’entre eux sont partis avant même que l’explosion ait lieu. La station de police visée était le CID, le QG antiterroriste du gouvernement. Il ne reste plus que des ruines. Les voitures s’entassent sur les côtés de l’immeuble, la police met des bandes partout pour empêcher les gens d’investir les lieux de l’explosion, mais n’importe quel type pourrait franchir les lignes. Les médecins légistes déclarent d’ailleurs, un peu plus tard, que des preuves ont été volées.

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L’attaque est survenue une journée après que les types du groupe Lashkar-e-Jhangvi se sont fait arrêter et détenir dans l’immeuble du CID. Certains pensent que la bombe a été posée pour répliquer aux arrestations, voire qu’elle visait à « faire taire » les membres du groupe faits prisonniers. Le groupe Lashkar-e-Jhangvi entretient de très étroites relations avec les talibans et Al-­Qaida. C’est eux qui ont revendiqué les assassinats de Daniel Pearl et de Benazir Bhutto.

Une grande partie de notre journée est consacrée à la visite d’un complexe résidentiel terriblement déshérité qui se trouve près du lieu de l’explosion. Une quarantaine de personnes nous traînent d’appartement en appartement pour nous montrer l’étendue des dégâts. Les plafonds se sont effondrés, la tuyauterie a explosé et les vitres se sont brisées. Un homme a vu son plafond s’écrouler dans sa chambre. Il nous confie que la sécurité s’est enfuie quand les hommes armés ont attaqué, et qu’ils n’ont pas été trop résistants pendant la fusillade. Les policiers ont soutenu au contraire qu’ils avaient riposté.

Allah Bakhsh a trouvé un morceau de la voiture qui a explosé sur le toit de son immeuble

JOUR

Ce matin-là, Viviana et moi partons rencontrer Muhammad Badar Alam, le rédacteur en chef du

Herald Magazine

, une des publications les plus respectées du Pakistan. Après une conversation de deux heures et demie, il a réussi à clarifier un peu ce que je voyais jusqu’ici comme un gros bordel politique.

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Muhammad Badar Alam :

Dans les années soixante-dix, la guerre en Afghanistan a apporté des armes et une ­idéologie. Une idéologie, dans le sens où il y avait déjà des ­divisions sectaires à Karachi et dans tout le Pakistan avant ça – des chiites, des sunnites et des sous-divisions de ces deux branches de l’islam. Mais dans les années soixante-dix, des gens leur ont filé des armes et ont crée une idéologie qui justifiait l’utilisation de ces armes.

Vice : Mais c’était aussi pour se faire de l’argent. Comme le trafic de drogue.

Bien sûr ! On ne peut pas importer d’armes à Karachi si on stoppe le trafic de drogues, parce qu’armes et drogues voyagent dans le même camion. Il y a beaucoup de relations indirectes entre les cartels de la drogue et les ­vendeurs d’armes, et ce problème est hors de contrôle depuis les années soixante-dix. Il y a des groupes à l’intérieur des groupes, des sectes dans les sectes, et au bout du compte, on ne sait plus qui tue qui, ni pour quelle raison.

Est-ce que quelqu’un a une idée de ce qui se passe ?

Je ne pense pas, et je crois que c’est à cause de ça que le futur de cette ville est de plus en plus dangereux, imprévisible et violent. Si les militaires, les politiciens, les fonctionnaires et les gens importants de la ville avaient le courage de s’asseoir et de réfléchir à ce qui ne va pas, on trouverait peut-être une solution. Mais on ne peut pas apporter la paix absolue à une ville de 14 millions de personnes, n’est-ce pas ?

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C’est possible, mais il faut avoir une sacrée poigne.

Ça pourrait marcher pendant quatre mois, voire six, mais après ? Nous ne sommes pas l’Allemagne nazie ou l’URSS.

C’est vrai. Est-ce que vous estimez que les choses étaient plus calmes sous Musharraf ?

Pas du tout. C’est lui qui a laissé la situation s’envenimer à Karachi. Il a sponsorisé le MQM [

ndlr : Mouvement national uni, parti politique ethnique et fauteur de troubles dont le maire de Karachi est issu

], qui a été accusé de torture et de violences sommaires par les États-Unis et quelques autres pays. Il a supporté financièrement des voyous religieux pour gagner une représentation politique aux dépens des partis politiques mainstream. Je pense qu’il a aggravé la situation. Oui, il y avait moins de violence à Karachi à l’époque, et ç’aurait été l’opportunité d’améliorer les choses. Aujourd’hui, la ville est devenue un endroit tellement violent que l’objectif premier est de faire rentrer les choses dans l’ordre.

Vous pouvez nous parler de l’apparent consensus national qui voudrait que les Pakistanais soient anti-Américains à cause des attaques de drones et de l’ingérence américaine au niveau de la frontière Afghanistan-Pakistan ?

Je pense que c’est là que la guerre idéologique intervient. Je me demande parfois d’où viennent ces idées. Il y a des oppositions, des oppositions dans les oppositions, des consensus et des voix dissidentes au sein de ces consensus. Oui, les gens disent que l’Amérique n’a pas été très clémente avec le Pakistan ces dernières années. Beaucoup de paranoïaques pensent que l’Amérique est responsable de tout ce qui va mal au Pakistan.

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Est-ce que vous pensez qu’apporter une solution aux relations indo-pakistanaises permettra de mettre un terme à la guerre en Afghanistan ?

Ce qui est certain, c’est qu’il ne peut y avoir de paix en Afghanistan si cela ne concorde pas avec les points de vue indien et pakistanais. L’Inde et le Pakistan doivent comprendre qu’ils ont des intérêts en commun. S’ils veulent agir pour le bien de la région, il faut qu’ils trouvent un terrain d’entente : il ne tient qu’à eux de le faire.

Nous quittons monsieur Alam pour assister au dernier défilé de la fashion week. Je m’assieds et observe les créateurs se faire applaudir par l’élite économique et culturelle du Pakistan. Un grand créateur pakistanais, HSY, clôt l’événement avec une collection étrange et particulièrement laide inspirée par la ville de New York, avec la chanson « New York » de Jay-Z craché au volume maximum pour bien comprendre de quoi il retourne. Des serveurs avec des nœuds papillon apportent des boissons à tous les invités, les gens fument des joints et se bourrent la gueule jusqu’à l’aube.

L’auteur de cet article s’adonne aux joies de l’AK-47 dans un bâtiment en rénovation en plein cœur de Karachi

JOUR

Je passe ma dernière journée à Karachi en compagnie de ­Yousuf B. Qureshi, un créateur de mode doublé d’un seigneur féodal. Un journaliste l’a même très justement surnommé « le juge de la mode ». À la base, il m’a invité juste pour qu’on tire un peu au pistolet. Il me dit : « À chaque fois que je sors du pays, j’emporte un flingue qui me fait sentir comme si je n’avais pas de sous-vêtements. Les gens me ­demandent : “Mais quel genre de créateur t’es, toi ?” »

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On finit par fumer des tonnes de clopes en parlant de la mode et du Pakistan. En plus d’avoir une barbe étonnante, cet homme de 39 ans a créé sa propre marque, YBQ, et est photographe freelance pour

National Geographic

. Il a aussi créé une organisation pour aider les victimes des inondations qui s’appelle United Pakistan, et il héberge des artistes et des réalisateurs dans son complexe à Karachi.

Vice : Donc en gros, vous êtes un vrai juge ?

Yousuf B. Qureshi :

Je dirige la cour tribale. Jusqu’à trois cents personnes viennent assister à mes décisions, l’atmosphère est très tendue, parfois. Ça peut être pour n’importe quoi, un meurtre, un viol, un vol… J’écoute les arguments des deux côtés et je rends ma sentence. Je dis des trucs comme : « Cet homme va se faire fouetter 50 fois. » Je me charge moi-même de toutes les punitions mineures. Pour les sentences plus importantes comme un emprisonnement ou une pendaison, j’envoie mes recommandations à la Cour.

Vous avez des activités aussi diverses que juger un ­criminel ou préparer un défilé. Comment vous gérez ça ­mentalement ?

Je ne pense pas à mon art ou à la création quand j’endosse ce rôle. Je reste concentré car la vie d’un être humain en dépend. Si je ne suis pas là à 100 %, je commets une ­injustice. Je sais faire la part des choses. Quand je suis avec ma femme et mes enfants, je profite du temps que j’ai avec eux. Quand je travaille, j’agis comme si je n’avais pas de famille ou de terrain. Je suis un créateur, et c’est ce que je fais.

On m’a dit que vous aviez étudié à l’étranger. Ça n’a pas été trop dur de retourner au Pakistan ?

Quand je suis rentré au pays après mes études aux États-Unis, le Pakistan baignait dans une ironie totale. Il y avait des mosquées mais pas de spiritualité. Il y avait des écoles mais pas d’éducation. Il y avait des policiers mais pas de sécurité. Toutes ces institutions sont financières, il faut qu’elles rapportent de l’argent, et nous sommes juste des dommages collatéraux. On est là, en train de boire du thé et d’avoir une conversation très agréable, comme deux frères. Et regardez ce que les médias nous disent : « Vous êtes ennemis. » On est censés être ennemis, c’est la ­religion et les politiciens qui nous disent ça.

Pour me démontrer fermement son amitié, peut-être, Yousuf sort une Kalachnikov et un MP5. Je suis les ­recommandations du guide de voyage de

Vice

au Pakistan et je m’essaye au maniement de l’AK-47. Il y a quelque chose de grisant et triste dans le fait de manier une arme automatique en plein centre de ­Karachi.

Je suis rentré à Paris pour le moins dépaysé. Le Pakistan est une nation baroque et difficile à comprendre. Les conflits avec l’Inde sont susceptibles de leur péter à la gueule à tout moment, et le retrait annoncé des troupes américaines en Afghanistan risque de ne pas être une partie de rigolade. Le Pakistan d’aujourd’hui, le monde de la mode et le reste, pourrait très bien être aspiré dans la cuvette des chiottes de la géopolitique moyen-orientale si les États-Unis désertent le pays comme ils l’ont fait dans les années quatre-vingt en Afghanistan.