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Société

Le contrôle social des jeunes filles grâce à la peur provoquée par leur tenue vestimentaire

Entrevue avec une professeure pour qui les discours de panique autour des bretelles spaghetti et du voile « islamique » sont similaires et destructeurs.
Photo via Chris Bethell

Pour Élisabeth Mercier, professeure au département de sociologie de l’Université Laval, la simultanéité et les similarités du discours sur l’hypersexualisation et le port du voile sont frappantes. Les deux « phénomènes » suscitent des craintes apparentées, dont les enjeux tournent autour des corps et des sexualités des femmes. Ils occupent une place importante au cœur des préoccupations sociales depuis le début des années 2000.

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Sa thèse de doctorat déposée en 2013, Ni hypersexualisées ni voilées! Tensions et enjeux croisés dans les discours sur l’hypersexualisation et le port du voile « islamique » au Québec, évoque la problématisation de ces enjeux. Certains éléments de sa thèse sont repris dans le collectif Le témoignage sexuel et intime, un levier de changement social?, publié aux Presses de l’Université du Québec en 2017. Le sujet reste éminemment actuel, avec la lutte des élèves arborant des carrés jaunes dans les écoles secondaires, souhaitant une réglementation vestimentaire moins sexiste, en concomitance avec le débat portant sur les signes religieux dans la fonction publique. Un débat incarné par le cas de Sondos Lamrhari, une étudiante en techniques policières, qui souhaite exercer ce travail tout en conservant son hijab, et par Eve Torres, la candidate musulmane à l’investiture de Québec Solidaire.

La fabrication de la peur des fellations et de la charia au Québec

Pour Mercier, l’inquiétude par rapport aux comportements sexuels des jeunes se cristallise médiatiquement dans le dossier Ados au pays de la porno, de Marie-Andrée Chouinard, publié dans le Devoir en 2005. Chouinard y décrit « des bambines à tresses qui distribuent les fellations dans l'autobus scolaire » et « des grands de secondaire 4 qui font des concours de masturbation en pleine classe ». La journaliste fait aussi intervenir la sexologue Jocelyne Robert, qui, même si elle convient qu’il n’y a pas de « statistiques officielles sur le nombre de fellations dans les cours d'école », se lamente du « dérapage de cette société qui nage dans la pornographie et qui, en même temps, ferme les portes sur une véritable sexualité ».

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Mercier y perçoit un ton alarmiste, présentant possiblement des jugements moraux, des généralisations sensationnalistes et des exagérations de la gravité de la situation. Un ton qu’elle compare à celui utilisé, depuis l’invasion de l’Afghanistan en 2001, lorsqu’il est question de femmes en burqa, voile ou hijab, perçues comme soumises, endoctrinées et opprimées.

VICE a abordé avec Mercier les conséquences de ce discours récurrent, qui semble affirmer que le port des minijupes et du hijab sont les plus grands échecs, ou du moins le recul, des idéaux portés par le féminisme québécois.

VICE : Vous avez comparé le discours sur l’hypersexualisation à celui du port du voile.Comment réagissez-vous quand, dans l’actualité, on évoque avec suspicion une politicienne qui porterait le voile?
Élisabeth Mercier : Les deux phénomènes sont posés comme les deux facettes d’une même oppression (montrer ou cacher le corps), ou alors comme deux extrêmes mutuellement exclusifs (des corps trop ou trop peu sexualisés). Il y aurait alors un bon sujet féminin, juste assez sexualisé, qui se trouverait en quelque sorte au milieu de ces deux extrêmes.

L’obsession du voile renvoie d’abord à l’obsession du corps et de l’apparence des femmes. On fait grand cas d’une politicienne qui porte le voile, mais on se préoccupe également des tenues vestimentaires des politiciennes en général, plus qu’on ne le fait pour les hommes, en tout cas. Dans le cas du voile, ces préoccupations s’articulent évidemment aux différentes craintes liées à l’immigration, la diversité culturelle et la laïcité, qui sont principalement incarnées par les femmes musulmanes voilées.

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Les autobus scolaires sont parfois présentés comme les nouveaux bordels. Pour vous, est-ce que l’hypersexualisation est une fausse évidence?
Même lorsque des études rigoureuses sur le plan méthodologique contestent cette évidence – en démontrant par exemple que les pratiques sexuelles des jeunes d’aujourd’hui ne sont pas forcément plus précoces ni plus « débauchées » qu’avant – il s’en trouve plusieurs pour continuer d’affirmer l’existence du phénomène sur la base de leurs perceptions et croyances personnelles.

Quand on analyse les discours qui portent sur l’hypersexualisation, on constate rapidement que le mot est presque toujours employé pour parler des jeunes et, plus spécifiquement, des jeunes filles. Aussi, avec son superlatif hyper, le terme hypersexualisation réfère à l’idée d’excès, à la possibilité d’un « trop » sexuel. Il suppose en retour l’existence d’une norme, d’une sexualisation qui serait « juste assez ».

Quels sont les dangers de présenter les filles comme les victimes uniques de l’hypersexualisation?
Sans forcément parler de dangers, les discours sur l’hypersexualisation ont des effets sur le plan normatif (ils participent à reproduire des normes) et sur le plan de la régulation (ces normes servent à justifier la mise en place de mesures de contrôle, de surveillance, de réglementation) qui ciblent les filles en tout premier lieu. On constate rapidement que les garçons sont à peu près absents des discours sur l’hypersexualisation. Cela s’explique notamment par le fait que ces discours reproduisent les normes conventionnelles de la sexualité et le double standard sexuel qui suppose que les garçons auraient un désir sexuel naturel et incontrôlable, tandis que les filles auraient naturellement et normalement moins d’intérêt envers la sexualité que les garçons. La sexualité est donc vue comme étant négative et potentiellement traumatisante pour les filles avant tout, elles qui ne pourraient pas s’y engager de façon volontaire, par véritable désir. Le corps sexualisé des filles est également compris comme étant dangereux ou à risque, puisqu’il rendrait les filles vulnérables face au désir soi-disant incontrôlable des garçons.

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C’est sur la base de cette conception hétéronormative et conventionnelle de la sexualité qu’on va justifier, par exemple, le renforcement des codes vestimentaires dans les écoles dont on sait que la grande majorité des interdits concernent les tenues féminines. En 2005, alors que la panique morale autour de l’hypersexualisation battait son plein, les jeunes libéraux du Québec avaient même voté une motion en faveur de l’interdiction totale du port du string à l’école.

En quoi est-ce utile de présenter la sexualité des jeunes comme corrompue par la porno et la technologie?
Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Le rapport entre la sexualité et la technologie a toujours été vu comme suspect, parce que les technologies démocratisent l’accès aux représentations de la sexualité à des groupes jugés vulnérables : les classes populaires, les femmes et les personnes mineures.

L’arrivée du télégraphe faisait déjà craindre que les jeunes femmes entrent en contact avec des partenaires romantiques « inappropriés » et des étrangers « dangereux ». Depuis quelques années, on dénonce surtout l’influence de la pornographie en ligne et, plus récemment, les dangers du sexting dont l’extorsion et l’humiliation des filles qui partagent des photos intimes d’elles-mêmes.

Si ces craintes peuvent être en partie fondées, le fait qu’elles ciblent presque exclusivement les filles pose deux problèmes majeurs : ça perpétue l’idée que les technologies sont dangereuses pour les filles (on ne s’étonnera pas ensuite qu’elles soient sous-représentées dans les domaines du numérique) et que la sexualité est plus dangereuse pour les filles que pour les garçons.

Qu’est-ce que cette envie de contrôler la sexualité et même l’identité des filles signifie?
Malgré le fait qu’ils se réclament le plus souvent d’une posture de sollicitude à l’égard des filles (on s’inquiète pour elles, on veut les protéger, on s’oppose à leur objectification sexuelle, etc.), ces discours ne considèrent habituellement que l’une des deux facettes de l’injonction paradoxale qui est faite aux femmes et aux filles d’être sexys, mais pas trop, actives sexuellement mais vertueuses. Ces discours dénoncent l’injonction à être sexy, mais pas celle à être responsable et respectable, alors que cette pression pèse beaucoup plus lourdement sur les filles.

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Comment faire en sorte pour que le corps de la femme ne soit plus objet de répression sociale, morale et sexuelle?
Je pense qu’il faut commencer par comprendre que la répression morale et sexuelle des femmes peut venir de partout et pas uniquement de forces ouvertement sexistes et misogynes, relevant par exemple de la morale conservatrice ou de l’exploitation capitaliste. La reproduction des normes conventionnelles de la sexualité et son double standard peut parfois même se faire involontairement, dans un esprit de sollicitude envers les femmes ou à partir de positions se voulant progressistes, et ainsi servir à légitimer la mise en place de mesure de contrôle ainsi qu’à normaliser diverses formes de punition et d’humiliation qui affectent tout particulièrement les femmes et les filles (le slut-shaming par exemple).