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LE NUMÉRO MODE 2012

Habillés à gauche

Sanglez bien votre gilet pare-balles au-dessus de votre treillis, fourrez un petit haut pailleté dans votre sac à dos...

Sanglez bien votre gilet pare-balles au-dessus de votre treillis, fourrez un petit haut pailleté dans votre sac à dos (il y aura peut être une soirée disco après la manif), dessinez-vous un A d’anarchie sur le bras, faites- vous tatouer « Meat Is Murder » sur votre ventre bien plat de végétalien. Écoutez attentivement. Vous entendez les voix des fantômes des modes progressistes passées vous encourager.

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Chaque génération d’agitateurs croit avoir inventé son propre style et négocié sa relation vestimentaire avec le reste du monde. Mais les activistes d’antan, dont nous suivons fièrement les pas, avaient aussi leur propre façon de se distinguer. Sans mot dire, ils s’inscrivaient dans un mouvement encore plus grand.

Le sujet est bien trop vaste pour être couvert dans cet article, mais pendant que les agitateurs du monde entier se préparent à revêtir leur tenue de combat la plus chic pour faire passer les messages révolutionnaires de cette deuxième décennie du nouveau millénaire – du mouve- ment Occupy Wall Street aux rues du Moyen-Orient en passant par Leicester Square, la place Tahrir, la place Rouge et la place de la Perle – on s’est dit que ça pourrait être drôle de remonter le temps et d’examiner les tenues de nos illustres ancêtres activistes de ces cent cinquante dernières années.

Voici donc un résumé bref, profondément personnel, résolument non exhaustif et fortement simplifié d’un siècle de grands moments de notre histoire révolutionnaire vestimentaire commune.

LES FEMMES QUI SE SONT BATTUES POUR AVOIR LE DROIT DE VOTE

Ces vaillantes féministes du début du XXe siècle, que l’on appelle convenablement suffragistes (et non suffragettes, terme dégradant inventé par la presse de droite à l’époque), ont peut-être employé tous les moyens nécessaires dans leur lutte pour obtenir le droit de vote – des grèves de la faim à des formes de contestation plus vio- lentes –, elles n’en respectaient pas moins un code vestimentaire d’une grande pureté. Ce dernier incluait le port de longues robes blanches agrémentées d’écharpes à slogan aux couleurs distinctives : violet, blanc et vert en Angleterre ; violet, blanc et doré aux États-Unis. La tendance a même touché l’industrie du bijou en faveur du droit de vote, la mode réutilisant à son compte la fameuse « Holloway Brooch » – une broche en argent à l’effigie d’une grille de prison attribuée par l’Union féminine sociale et politique (en anglais, WSPU) britannique aux femmes ayant servi leur peine pour troubles à l’ordre public à la prison de Holloway, à Londres.

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BEAT GENERATION

« Pimentez votre soirée… louez un beatnik tout équipé : barbe, visière, vieux manteau de l’armée, Levi’s, chemise effilochée, baskets ou sandales (en option). Déductions sur rasages, bains, chaussures ou coiffures. Modèles beatniks féminins également disponibles, costume usuel : noir intégral. » Croyez-le ou non, mais Fred McDarrah, photographe new-yorkais, a véritablement diffusé cette publicité en 1959 pour son service de « location de beatnik ». Le service en question proposait – c’était de l’ironie, hein – d’envoyer un bohémien dépravé dans une cocktail-party pseudo-intello pour 40 dollars la nuit. Et que revêtait notre gentil émissaire ? Un ensemble destiné aux poètes ratés composé d’un col roulé et d’un béret. En revanche, les existentialistes filles envoyées pour égayer la galerie arboraient un justaucorps sur une jupe droite ou un corsaire, des bijoux freeform en argent et des chaussons de danse. (Regardez Audrey Hepburn dans

Funny Face

, le film de 1957, pour avoir une preuve du glamour que confèrent un collant noir et des chaussons de danse.)

LES DROITS CIVIQUES

Le lien entre la mode et la protestation sociale est parfois difficile à cerner, mais dans d’autres cas, il coule de source. Dans celui du mouvement des droits civiques, le slogan « Black Is Beautiful » était une réfutation directe des idées racistes sur l’industrie de la mode que la société blanche avait réussi à inculquer à l’ensemble de la population américaine, notamment l’idée selon laquelle il existait une « bonne » (entendez « hétérosexuelle ») coupe de cheveux. Comme plein d’autres exemples de ce que les gens de gauche appellent de la fausse conscience, cette notion a été, à juste titre, retournée à l’envers : à la fin des années 1960, au pic du mouvement, la ravissante activiste Angela Davis (qui est, par ailleurs, toujours active aujourd’hui ; elle s’est même fendue d’une petite visite au mouvement Occupy Wall Street à New York en octobre dernier) resplendissait dans son pantalon patte d’eph taille haute, bottes d’équitation, veste en jean, et son impressionnante afro. (Sa coiffure faisait tellement peur qu’on disait d’ailleurs qu’elle y cachait une arme à feu.)

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LE MOUVEMENT PACIFIQUE

Comment résumer le style vestimentaire du mouvement antiguerre des années 1960 en quelques phrases ? Décennie marquée par de multiples ruptures, on est passé des coiffures en casque, ceintures, jarretelles, brassières, toques et petits gants blancs insipides (qu’elles portaient même en été) à un style de type Bernardine Dohrn, pour les filles qui aiment se pavaner en minijupe par terre lors d’une convention du SDS (Étudiants pour une société démocratique). Selon Greg Calvert, le président du SDS, elles étaient vêtues « d’un pullover orange et d’une jupe violette, et d’un badge « Le cunnilingus c’est cool, la fellation c’est bien ». De nouvelles tendances sont apparues, comme la frange et le tie & dye, et les étudiants libres d’esprit descendaient dans les rues non seulement pour expérimenter de nouveaux horizons politiques mais également pour revêtir des combinaisons vestimentaires plus que douteuses – on voyait notamment des femmes porter une veste camouflage par-dessus une robe en dentelle victorienne, des dashikis valser avec des vestes en jean et des hommes avec de longues chevelures flottantes qui n’avaient pas été à la mode depuis genre cent ans.

LES DROITS DES HOMOSEXUELS
En se remémorant sa participation aux émeutes de Stonewall en juin 1969, Maria Ritter, qui à l’époque s’appelait encore Steve, a déclaré : « Ma plus grande peur était de me faire arrêter. Ma deuxième plus grande peur était qu’une photo de moi revêtant la robe de ma mère ne paraisse dans un journal ou à la télévision ! »

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Le public d’aujourd’hui a beau se délecter des plaisirs coupables de la RuPaul’s Drag Race, et le fils de Cher, né fille de Cher, plaît peut-être beaucoup aux spectateurs de Dancing with the Stars, mais il ne faut pas oublier qu’à une époque pas si lointaine, se parer des vêtements du sexe opposé constituait un délit. Un texte de loi new-yorkais illustrait d’ailleurs parfaitement l’absurdité de la situation : il imposait aux citoyens de porter un minimum de trois vêtements appartenant à leur « véritable sexe », sous risque d’arrestation. À cette époque, les drag-queens faisaient acte de désobéissance civile.

LA LIBÉRATION DES FEMMES

Au final, le mythe des féministes fanatiques qui brûlaient leur soutien-gorge en hurlant à la liberté n’est qu’une fable. (Apparemment, l’image a été inventée de toutes pièces par une journaliste militante afin de comparer le mouvement féministe naissant aux protestataires antiguerre du Vietnam qui brûlaient en public leur ordre d’incorporation.) Bien qu’elles n’aient donc jamais brûlé leurs sous-vêtements, les avocates des droits des femmes (en tee-shirt et vraisemblablement sans brassière) ont bien, le 7 septembre 1968, manifesté devant le concours de Miss America à Atlantic City. Elles y ont encouragé leurs consœurs à jeter les symboles de l’oppression sexuelle – gaines, talons aiguilles, bigoudis – dans une « Poubelle de la Liberté ». À la base, elles voulaient en faire un brasier géant, mais malheureusement pour elles, les manifestantes n’ont finalement pas eu le droit d’allumer un feu sur la promenade.

LES PUNKS
God save the Queen/She ain’t no human being/And there’s no future/In England’s dreaming chantait Johnny Rotten en 1977. Bien qu’il ait insisté sur le fait que ses chansons étaient apolitiques (et qu’il ne « connaissait même pas le nom du Premier ministre »), l’histoire en a décidé autrement. En 1976, Vivienne Westwood et son partenaire, feu Malcolm McLaren, ont ouvert le magasin Seditionaries sur King’s Road, à Londres. Le nom faisait référence à la rébellion nihiliste des clients du magasin comme Johnny Rotten, dont le tee-shirt Pink Floyd – où les têtes des membres du groupe étaient déchirées et surmontées du slogan « Hate » – était l’un des préférés de McLaren.

Bien entendu, les kids des rues dépravés n’avaient pas de quoi se fringuer chez Seditionaries ou ses imitateurs, mais quiconque souhaitait manifester son enthousiasme lugubre pouvait se payer une épingle à nourrice à s’accrocher dans la joue et un tube de pommade pour se façonner une crête, ou même un couteau pour découper son pantalon et dévoiler une large bande de peau meurtrie.

OCCUPY WALL STREET
Observer le campement du parc Zuccotti et celui des autres manifestations du mouvement revient à voir en direct et en couleurs toutes les tendances progressistes de la mode du siècle passé – des afros et des manteaux de l’armée, des bérets de poète et quelques protubérances percées, du denim et des Dr. Martens. Et, si l’on n’a pas encore aperçu de longues robes de suffragistes, on a pu d’ores et déjà observer des chemises fleuries et des badges à slogan – les pendants modernes de la broche de Holloway.

Cela nous amène en 2012, et à la question de savoir ce que nous réserve cet été de conventions politiques torrides en termes de look (va-t-on assister à un remake du Chicago de 1968 ?). Sans nous soucier de comment les jeunes activistes du futur prévoient de s’habiller lors de ces prochains rendez-vous, nous devons tous une fière chandelle à nos aînés pour avoir mixé les styles, laissé pousser leur barbe et retiré leur soutif. Ils nous ont ouvert la voie grâce à leurs vêtements mais également, grâce à leur vie.