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Photo de Janusz Walczak via Pixabay
Société

Quand l’alcoolisme fait disparaître nos parents

« J’ai jamais connu mon père sobre. » On a parlé à trois personnes qui, à leur adolescence, ont vu leur(s) figure(s) parentale(s) sombrer dans la tise.
CL
Brussels, BE

Comme si le froid anéantissait de toute façon mes potentiels plans, j’ai encore une fois accepté que mon samedi consiste en une journée à ne rien foutre. En cause : une belle gueule de bois. La gerbe. Une journée de perdue, comme on en connaît tant.

Loin de mon samedi peu utile et somme toute anecdotique, il y a aussi des gens pour qui l’impact de l’alcool est tel qu’il peut tout détruire autour d’eux. L’alcool – ou l’éthanol – étant l’une des drogues les plus dangereuses, on sait que sortir de son addiction est une épreuve conséquente. Mais qu’en est-il quand il s’agit de nos parents, et qu’on assiste impuissant·es à leur chute ? Selon Caroline Depuydt, psychiatre et directrice médicale adjointe du centre Epsylon à Bruxelles, 10 à 20% des enfants souffriraient de l’alcoolo-dépendance d’au moins un de leurs parents dans les pays industrialisés. 

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Durant son parcours professionnel, la Dr. Depuydt a suivi plusieurs patient·es qui ont vécu avec un·e adulte alcoolique lors de leur enfance. Elle affirme que lorsque l’alcool s’invite au sein de la dynamique familiale, les enfants peuvent être plus sujets à des formes de violences – qu’elles soient verbales ou physiques – ou de négligence, ce qui les pousse à devoir se débrouiller seul·es et, parfois même, à gérer leur propre éducation. La gravité des conséquences dépend forcément de la situation familiale et du degré d’alcoolisme du parent mais en général, les enfants grandissent avec un sentiment de solitude. 

Caroline Depuydt ajoute que les enfants de parents alcoolo-dépendant·es auraient quatre fois plus de chances de devenir alcooliques que les autres. En plus de raisons génétiques (qui pèseraient pour 35 à 40% dans la balance), le cadre familial influe sur les croyances et transmet des schémas comportementaux ce qui peut amener au développement d’une dépendance plus ou moins sévère. 

Zéphyr*, Camille* et Ingrid ont vu les leurs plonger petit à petit dans la tise et les cubis. Les trois, âgé·e de 23 à 50 ans, nous expliquent comment cette dépendance a compliqué leurs relations familiales mais aussi l’impact que ça a eu sur leur identité.

Zéphyr* (23 ans)

Je vis depuis toujours avec ma mère et ma petite sœur. Jusqu’à un certain âge, on peut dire que j’ai eu une enfance heureuse. Dans la famille, mon père a toujours été quelqu'un d’impulsif. Quand j’étais petit c’était chouette, il était du genre à me dire : « T’aimes bien les montgolfières ? Bah viens, demain on va voler dans le ciel. » À mes 12 ou 13 ans, il a voulu arrêter la clope. Il a d’abord remplacé son paquet de cigarettes par la bouffe puis il s’est tourné vers l’alcool. Il a commencé à boire de plus en plus, et de plus en plus souvent.

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Pendant mon adolescence, vers mes 15 ans, je me rendais pas totalement compte du problème. Je me disais juste qu’après sa deuxième bouteille de vin il commençait à casser les couilles. Il était agressif et blessant. Je le voyais sobre 25 minutes le matin, il rentrait du travail à 18 heures et à 19, il avait déjà fini une bouteille. Pendant le repas, il commençait la deuxième et à 20h30, il l’avait terminée. On a vite arrêté de manger en famille le soir, parce que ça finissait tout le temps en engueulades ou en pleurs, pour des conneries. À partir de ce moment-là, on a commencé, ma sœur et moi, à s’enfermer chacun·e dans notre coin. On était le moins souvent possible à la maison. Perso, je me suis réfugié dans les jeux vidéos. Dès que je rentrais de l’école, je mangeais et je jouais.

À mes 18 ans, ça a commencé à vraiment partir en vrille. Il a pété un câble. Un jour, il a dit un truc du genre : « Je me casse, je vais m’enraciner et perdre la vie si je reste ici. » Puis finalement, il est resté encore quatre mois chez nous. Il se bourrait la gueule comme un trou, dans le noir, en silence. On n'a pas échangé une seule conversation pendant cette période. Les seules interactions qu’on avait c’était pour s’engueuler. Il était à 2 ou 3 bouteilles par jour. En fait, ça servait à rien de lui parler après 20 heures, il s’en rappelait jamais le lendemain. À un moment, il a été voir des spécialistes mais dès qu’on lui disait qu’il devait aller en désintox, il changeait. Il a même été voir un psychiatre qui lui avait prescrit des calmants. Il mélangeait boisson et médocs, mais il a arrêté parce que, selon lui, ça « éteignait son étincelle ». Moi, ça m’arrangeait justement.

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« Ça me déchire juste de voir à quel point il se rend pas compte qu’il vit dans un trou, dans une réalité parallèle. »

Un jour, il s’est cassé pour de bon. Ça nous a un peu soulagé·es sur le moment, mais il garde encore une certaine emprise sur nous. Il m’envoie des mails farfelus de temps en temps. Parfois c’est des excuses et des « Je t’aime mon fils », parfois c’est des « T’as gâché ma vie » et des insultes. Pour lui, le problème c’est les quatre derniers mois où il était à la maison ; sauf qu’en fait non, c’est plutôt la moitié de ma vie le problème. Après son départ, je l’ai revu quelques fois mais j’ai vite arrêté, je voyais bien que j’essayais de me rattacher à quelque chose qui n’était plus du tout là. J’ai abandonné.

Avant, je lui en voulais. Mais, en fait, ça me pourrissait plus la vie qu’autre chose. Tu peux pas sauver un alcoolique. Soit tu pars, soit tu restes, mais dans les deux cas ça fait mal. Ça me déchire juste de voir à quel point il se rend pas compte qu’il vit dans un trou, dans une réalité parallèle. Je me dis que le père chouette que j’ai connu n’existe plus. Actuellement, c’est juste une grosse merde qui nous fait chier et qui nous empoisonne la vie.

Je pense que l’alcoolisme de mon père a impacté la construction de ma propre identité. Je me dis que je dois faire très attention, je veux pas devenir comme lui. Je crois aussi que ça a dû influencer ma confiance en moi. Le fait qu’il me traite de merde, qu’il m’insulte, ça a dû jouer. J’ai des gros, gros problèmes avec ça. Après, j’ai jamais essayé de mesurer à quel point. Peut-être que j’ai trop peur de le voir. Sinon à part ça, ça va ; je peux juste pas sentir l’odeur du vin rouge, ça me dégoûte. Pour ma sœur, je pense que sa construction a été encore plus désastreuse. Ma mère aussi a pris cher, j’essaye d’être un maximum présent pour elle. C’est difficile de reconstruire une vie familiale après ça. 

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Camille* (23 ans)

Quand j’étais petite, je vivais dans une grande maison avec mes parents et mon petit-frère. J’ai jamais connu mon père sobre. Il est alcoolique depuis l’unif’ et n'a jamais arrêté depuis. Les rares fois où je le vois boire de l’eau, mon cerveau tilte, en mode : « C’est pas normal ce que tu vois là ». Je pense qu’à cause de lui, je connais toutes les techniques possibles pour ouvrir une canette au volant. Mon père dit toujours qu’il conduit mieux bourré qu’un jeune conducteur sobre. C’est fou comme les alcooliques se sentent invincibles. Il a toujours bu énormément, donc ça se voit même pas qu’il est constamment saoul. Je me rappelle juste qu’un jour, il est tombé sur mon petit frère tellement il était explosé. Ça m’a traumatisée parce que là, j’ai réalisé qu’il ne contrôlait plus rien.

J’ai longtemps détesté mon père. Ses priorités, c’est son taff et l’alcool. Nous, on passe après. Je considère qu’il m’a pas éduquée, il a juste donné de la thune. Il rentrait du boulot à 19 heures, il mangeait puis il allait se vautrer dans la véranda pour fumer et boire. Aujourd’hui, je ne le déteste plus mais je lui en veux encore. Il sait qu’il est alcoolique, il en a rien à foutre et il nous le dit ouvertement. Je suis sûre que plus tard, il aura des problèmes de santé et ce sera à mon frère et moi de gérer un légume.

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À mes 12 ans, mes parents se sont séparés. Ma mère l’a quitté parce que son alcoolisme devenait ingérable et, suite à leur séparation, elle est tombée dedans aussi. Au début, elle se prenait un petit verre en cuisinant, puis deux, puis trois et ainsi de suite. Classique. Quand elle devait s’occuper de mon frère et moi, ça restait gérable vu qu’elle avait des responsabilités. Maintenant, c’est une autre histoire. En fait, comme elle ne tient pas du tout l’alcool, c’est plus problématique que mon père. Après quelques verres de vin elle devient bête, elle comprend rien à ce qu’on lui dit. 

« J’ai une peur constante de devenir alcoolique. »

Il y a un moment où elle buvait blindé, et tous les jours. C’est arrivé qu’elle prenne le volant pour aller s’acheter des clopes complètement explosée alors qu’elle ne savait même plus marcher droit. Je me rappelle aussi d’une fois où elle s’est vomi dessus en conduisant et on l’a découvert en même temps qu’elle, le lendemain, en voyant le vomi sur la voiture. Maintenant, elle se fixe des limites. Elle s’autorise à boire uniquement certains soirs de la semaine. Elle a été voir des spécialistes mais rien n’a fonctionné. Mais au moins elle essaye, elle, contrairement à mon père.

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L'alcool a amené beaucoup de violence chez moi. Sa dépendance pousse mon beau-père à bout. J’ai déjà dû appeler une ambulance parce qu’il l’avait poussée et que dans son état, elle est tombée. Il arrivait que le matin, je descende en pensant qu’on s’était fait cambrioler vu le bordel, mais c’était juste ma mère qui était devenue folle parce que mon beau-père l’empêchait de boire. Au final, c’est souvent moi qui doit gérer la situation et qui suis obligée de m’immiscer dans leurs problèmes.

Cet alcoolisme familial m’impacte encore beaucoup aujourd’hui. J’ai une peur constante de devenir alcoolique. J’ai moi-même développé certaines addictions, comme au sucre ou à la weed, mais j’ai réussi à m’arrêter parce que ça m’effraie quand je vois ce que ça peut engendrer. Parfois, quand j’avais des périodes où je faisais un peu trop la teuf, je m’arrêtais de boire, d’un coup, pendant trois mois, pour éviter les risques de devenir accro. Aujourd’hui, mes parents restent une charge mentale. Je me prépare à ce qu’on m’appelle un jour pour me dire que ma mère est morte dans un accident de voiture ou que mon père a un cancer et qu’il est en phase terminale.

Ingrid (50 ans) 

Mes parents se sont séparés quand j’avais un an et un mois. Le divorce a été compliqué. Je vivais la plupart du temps avec ma mère et un week-end tous les quinze jours, j’allais chez mon père. Quand j’étais chez ma mère, je la voyais boire quotidiennement avec mon beau-père. Au début c’était avec leurs ami·es puis ils ont commencé à boire juste à deux. L’alcool est vite devenu l’incontournable des courses. Je voyais les cubis de vin rouge défiler, je pourrais même pas dire la quantité. J’ai mis du temps à me rendre compte qu’il y avait un problème. En même temps, je baignais dans une ambiance particulière : de base, ça criait tout le temps, ça parlait fort, c’était la commedia dell'arte chez moi, donc je savais pas dire si c’était l’alcool ou pas. À 16 ans, je suis un peu sortie de ce déni et j’ai essayé d’évoquer le souci en rigolant mais j’ai eu droit à une réaction tellement sèche que j’ai compris qu’il fallait que je me taise. 

Mon beau-père avait 18 ans de plus que ma mère, il a plus vite été retraité. Sa nouvelle routine, c’était un petit verre à 11 heures du matin. C’est au moment où ma mère a elle-même été pensionnée que ça a été la descente aux enfers. Les pompiers m’appelaient à 3 heures du mat’ pour me dire qu’iels étaient hospitalisé·es, tombé·es dans les escaliers, qu’iels ne savaient plus sortir de la baignoire… J’en pouvais plus de devoir interrompre mes nuits, il y a des moment où ma mère me poussait à bout. Je devenais agressive. À un moment, je l’aurais bien tapée.

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Quand je suis devenue moi-même maman et que je lui ai confié mes enfants, ça a été un tournant. Un jour, mon fils et ma fille étaient avec mon beau-père et ma mère en vacances. Ils jouaient à cache-cache et j’ai retrouvé mon fils caché dans une armoire à côté d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le vide, alors qu’on était au huitième étage. Iels m’ont tout simplement répondu : « Mais tu vois le mal partout. » Là, j’ai compris que c’était pas moi le problème. J’ai aussi des souvenirs de ma mère qui finit tous les fonds de verre à table après le repas de Noël. Une fois, mon fils s’est installé sur la chaise sur laquelle elle s’était assise juste avant, elle avait pissé dessus. Je revois encore mon fils avec son pantalon tout mouillé. 

« Je pense qu’être en colère m’a permis de ne pas être triste. »

En 2013, mon beau-père est décédé et la situation n’a fait que s’empirer. Je me souviens d’un coup de fil de mes enfants – je les confiais encore à ma mère à ce moment-là – pour me dire qu’iels ne voulaient plus que leur mamie vienne à leurs fêtes d’anniversaire parce qu’elle était tombée et avait éclaté la table basse. Quand je téléphonais pour savoir si tout allait bien, c’est ma fille de 8 ans qui répondait : « Mamie dort depuis des heures sur le divan ». Ma fille m’a aussi récemment avoué que sa grand-mère avait remonté l’autoroute à contresens et qu’elle était tombée sur le bas-côté, avec elle et son frère sur la banquette arrière. Ma mère était dans le déni complet. Un jour, j’ai eu un déclic, je me suis dit que je ne lui confierai plus les enfants. Elle m’en voulait de ne plus la laisser seule avec eux et elle les montait contre moi. Mais elle me disait aussi que je pouvais les garder, mes « gosses de merde ». Elle se baladait avec des taches sur la peau, les cheveux en pétards, avec un air complètement halluciné. Ce n’était plus ma maman, je l’esquivais. 

Je pense que c’est la boisson et sa peur d’être jugée qui nous ont séparées. On ne pouvait plus se parler franchement. Moi, je ne la jugeais pas, je posais juste mes limites. Elle est décédée en 2016, je suis persuadée qu’elle s’est suicidée avec de l’alcool, elle voulait rejoindre mon beau-père. Au début, je lui en voulais. C’est dur de voir quelqu’un s’enfoncer petit à petit. J’étais très fâchée et je suis restée fâchée longtemps. Je pense qu’être en colère m’a permis de ne pas être triste. Aujourd’hui je suis en paix avec ça, j’arrive à me rappeler de ma maman, de la femme que je connaissais avant qu’elle ne sombre dans la boisson. 

J’ai cette chance de ne pas avoir cette attirance pour l’alcool. Je tiens assez mal et je n'ai été que deux ou trois fois bourrée. La dernière fois, j’ai été malade pendant trois jours après une cuite et mes enfants se font une joie de me le rappeler. Je pense aussi que j’évite les personnes qui boivent trop, j’en ai pas dans mon entourage. Mon mari ne boit pas. Avec mes enfants, on joue la carte de la transparence : je préfère qu’iels me racontent leurs soirées, même si c’est pas toujours agréable, plutôt qu’iels me cachent quelque chose. Iels savent qu’ils peuvent nous parler de tout. Et puis je me dis que c’est le privilège de la jeunesse – si ça perdure, c’est autre chose. Je pense aussi que l’alcoolisme c’est une question de malchance, il faut régler ses problèmes avant d’avoir besoin de l’alcool comme d’une échappatoire. 

*Noms d’emprunt. Les personnes concernées ne souhaitent pas être reconnues et veulent préserver leurs proches.

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