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LE NUMÉRO DE L'HOMME-SABLE

Plier des barres de fer avec son esprit

Putain. Ça fait maintenant 25 minutes que je frotte cette brochette en métal trouvée dans un tiroir chez mes grands-parents et elle refuse obstinément de plier. Pourtant, j’ai suivi à la lettre les préceptes de Jean-Pierre Girard, la référence...

Jean-Pierre Girard dans sa tenue de séminaire.

Putain. Ça fait maintenant 25 minutes que je frotte cette brochette en métal trouvée dans un tiroir chez mes grands-parents et elle refuse obstinément de plier. Pourtant, j’ai suivi à la lettre les préceptes de Jean-Pierre Girard, la référence mondiale en psychokinèse – la science permettant d’agir sur la matière en utilisant la seule puissance de l’esprit. Il est 18h30 et je commence déjà à regretter les 240 euros investis le week-end dernier dans l’apprentissage des pouvoirs cachés de mon cerveau.

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Depuis 1974, Girard organise partout en France, tous les deux mois environ, des stages de deux jours à l’occasion desquels il transmet son savoir à des fidèles de la parapsychologie. Selon lui, les aptitudes paranormales seraient à la portée de tous, et c’est sûrement pourquoi les mecs qui se pointent aux stages ressemblent aux gens les plus normaux du monde – on y trouve des metalheads, des nerds et en grande majorité, des yuppies propriétaires de galerie d’art dans le Marais. Les 7 et 8 juin dernier, Girard organisait un séminaire à Père Lachaise, dans l’est parisien.

Jean-Pierre Girard se définit lui-même comme un sujet Psi. Il posséderait ainsi des facultés psychiques extrasensorielles lui permettant d’effectuer des actions spectaculaires juste en se concentrant. En réalité, il s’agit surtout de tordre des barres de métal. Mais selon son autobiographie parue en 2005, Agir sur la matière, la psychokinèse permettrait de « détruire un système de guidage d’un missile en plein vol ou de provoquer une tachycardie à distance ».

Le kit du psychokinésiste débutant : une barre de métal, une toupie Psi et l’autobiographie de Jean-Pierre.

Les gens présents au séminaire d’avril avaient rendez-vous à dix heures du matin dans l’officine d’un magnétiseur parisien louée pour l’occasion. Jean-Pierre, tee-shirt sans manches rouge moulant sa musculature – impressionnante pour un homme de 70 ans – nous attendait en compagnie d’une quinzaine d’apprentis télékinésistes.

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Quand on voit Girard dans son ensemble en tissu syn- thétique, on envisage sans mal son heure de gloire dans les années 1970, quand il présentait ses pouvoirs lors de démonstrations publiques et d’émissions télé. Scientifiques et illusionnistes se sont d’ailleurs révélés incapables de déceler la moindre forme de trucage parmi toutes les merdes qu’il présentait aux gens. Selon son autobiographie, ses pouvoirs seraient apparus à l’âge de 7 ans, lorsqu’il a été frappé par la foudre en allant cueillir des champignons. En 1979, il aurait été enlevé par la CIA durant le programme Stargate. « J’ai été agent de renseignement pendant onze ans pour ces connards », précise-t-il, énigmatique, en entrant dans la salle.

Jean-Pierre a fait un cours de neurologie le matin, mais ça a vite ennuyé tout le monde..

Nous avons commencé la journée avec quelques enseignements basiques de vulgarisation sur le fonctionnement du cerveau mélangés à des réflexions personnelles de Jean-Pierre, notamment sur ses exploits auprès de la gent féminine. « J’aime bien les Japonaises », a-t-il révélé alors qu’il projetait sur l’écran derrière lui un graphique résumant grossièrement l’activité des deux hémisphères du cerveau. Vers onze heures trente, nous sommes passés aux premières expérimentations.

Jean-Pierre a d’abord fait circuler des barres de métal aux participants. En parlant lentement et en insistant beaucoup trop sur les voyelles, il nous a sommés de faire bouger les tiges. Alors qu’il nous expliquait comment interagir avec l’objet – « Il faut le regarder comme si c’était un animal » –, il nous a confié qu’il était plus facile de faire passer le Psi en frottant légèrement la barre avec l’index et le majeur. Selon lui, il est préférable de stimuler l’hémisphère droit du cerveau, qui suit un processus de pensée plus intuitif. Pour cela, il est préférable d’avoir une attitude créative : les musiciens, poètes et enfants obtiendraient de meilleurs résultats aux expériences Psi. Pour nous habituer à utiliser notre cerveau droit, il nous a conseillé de nous boucher la narine gauche. Je me suis exécuté, sans succès. Dix minutes plus tard, alors qu’aucune des tiges n’avait bougé d’un millimètre, Girard nous a invités à penser à la couleur verte : celle-ci servirait à « heurter les molécules » et ainsi, à bouger les objets.

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Jean-Pierre fait une démonstration de ses superpouvoirs Psi.

Malgré ce conseil immédiatement mis en pratique, je n’ai malheureusement pas eu la chance de réussir ni d’assister à un essai concluant parmi les participants. À notre décharge, l’ambiance bon enfant qui régnait dans la salle ne se prêtait pas forcément à la concentration psychique. Notamment dans le cas de Bruno, 25 ans, qui envoyait des textos à sa copine en se marrant. Lorsque Girard s’est aperçu de son manège, il lui a signalé : « Tu peux te casser si comprendre ton cerveau ne t’intéresse pas ! »

Voyant le peu de réussite des stagiaires lors de cette épreuve, nous sommes passés à un autre exercice, plus accessible cette fois. Il s’agissait de faire tourner un opercule de boîte de café de forme conique en équilibre sur une aiguille plantée dans un bouchon de vin. Nous devions disposer nos mains autour du petit cône et ainsi nous servir de l’énergie présente dans nos paumes. Sentant que cet exercice était à ma portée, je me suis bouché le nez, ai pensé très fort aux trucs les plus verts présents dans ma mémoire – les prairies, un pochon de weed, l’Irlande – et ai placé mes mains autour de l’édifice.

Les résultats se sont avérés nettement plus concluants : au bout de cinq minutes d’extrême concentration, mon cône a effectué un quart de cercle ! Fier de ma prestation, j’ai réalisé que j’avais été aidé par les légers courants d’air qui circulaient dans la pièce. J’ai quand même signalé ma victoire à Jean-Pierre, qui m’a gratifié d’un modeste « pas mal ». On est ensuite partis bouffer, enthousiastes, le pire kebab de Paris, situé à gare de l’Est.

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À notre retour, nous avons eu l’honneur d’accueillir un nouveau venu, Jonathan. Vite, il s’est mis à frotter très fort une barre de métal d’une façon suggestive, déclenchant des sentiments mêlés d’embarras et d’hilarité parmi les élèves. Après avoir astiqué frénétiquement son bout d’aluminium (sans succès) pendant une bonne demi-heure, il s’est endormi soudainement, épuisé par tous ces efforts psychiques. Dix minutes plus tard, plusieurs autres participants s’étaient aussi endormis, preuve de l’effort mental requis pour tordre des trucs avec son cerveau.

Jonathan le radiokinésiste fait une petite pause impromptue.

Quand Jonathan s’est réveillé, nous lui avons posé quelques questions. Radiokinésiste selon ses propres dires, ce graphiste de 26 ans aurait le pouvoir de ressentir les objets à distance. Il nous a ensuite tenu un long discours à propos des « psycho-particules » en provenance des étoiles – des molécules invisibles tourbillonnant dans notre corps – et de la manière dont chacun pouvait développer « son sixième sens, mais aussi le septième sens dont nous ignorions tout bonnement l’existence ». C’était pourtant son premier stage avec Jean-Pierre.

À 16 heures, je tentais toujours de tordre ma barre de métal en fronçant les sourcils et en pensant autant que possible à la couleur verte. Je constatais que les autres stagiaires y croyaient de moins en moins, la plupart ayant décidé de jouer à des jeux iPhone ou de tordre leur barre à la main. Pour réveiller les esprits, Jean-Pierre nous a narré plusieurs moments clés de son existence : « Lorsque je bossais pour la CIA dans les années 1980, j’ai vendu des missiles au beau-frère de Saddam Hussein. La famille me connaît bien. »

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Pour clôturer la journée, nous nous sommes lancés dans des expériences de télépathie. C’était de loin l’activité la plus drôle de tout le séminaire. Il était question de faire deviner le symbole inscrit sur un dé à son voisin de table. J’ai réussi à faire entrevoir une croix à trois branches, un soleil et un signe occulte non identifié à mon partenaire. L’ambiance, en revanche, devenait de plus en plus bizarre ; les mecs n’avaient, semblait-il, plus rien à foutre des préceptes de Jean-Pierre.

L’auteur essaie de tordre une barre de métal avec la force de son esprit au milieu de beaucoup de vert.

Sentant qu’il était en passe de perdre l’attention de ses stagiaires, Jean-Pierre Girard a décidé de nous gratifier d’une ultime démonstration : la torsion de barre. Il nous a sommés d’attendre quelques minutes, le temps qu’il se « prépare dans l’arrière-salle » – un cagibi de dix mètres carrés sans lumière ni fenêtre. Lorsqu’il est revenu, il s’est ingénié à regarder fixement son bâton en murmurant des paroles inintelligibles. Au bout de quatre, peut-être cinq minutes (les branleurs dans la salle étaient à nouveau attentifs) l’objet chromé a obéi à Jean-Pierre. En son milieu, le putain de truc était légèrement plié. Les participants ont exulté et ont longuement applaudi l’exploit. En nous saluant, Jean-Pierre nous a conseillé de reproduire les leçons de la journée chez nous, tous les jours pendant deux mois. Les quinze participants, moi y compris, étaient comblés.

Me voilà donc aujourd’hui, tout de vert vêtu, dans la salle à manger d’un vieil appartement parisien. Je suis en train de regarder, contrit, un pauvre vestige métallique du siècle dernier, et j’ai beau relire les notes prises durant mon stage chez Jean-Pierre, cette merde refuse de bouger. Asphyxie ta narine gauche, est-il écrit. JP aime les Japonaises. J’allume une clope, et alors que je plonge peu à peu dans un état de somnolence, je me rends compte d’un truc. En fait, peu importe que je n’arrive pas à plier, tordre, bouger les objets autour de moi. L’important, c’est que ce Magneto français existe. Même si la seule science qu’il maîtrise pour de vrai soit celle consistant à faire gober tout un tas de conneries à des gens un peu naïfs.