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LE NUMÉRO DE LA VACHE SACRÉE

Deux sakés et un pain hallah 
avec Chloe Wise

Avec la jeune artiste canadienne qui se met toutes les grandes marques de luxe à dos.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Chloe Wise

Cet article est extrait du « Numéro de la vache sacrée »

Les fans de Chloe Wise parlent d'elle comme d'un produit. « L'essayer, c'est l'adopter », commente l'un d'eux sur Instagram. Cette jeune artiste de 25 ans critique le consumérisme tout en y prenant part – allègrement. Elle est exubérante, drôle et traîne avec elle toute une liste de plaisirs dont elle ne peut se passer, tels que la malbouffe et l'autobronzant, qu'elle utilise si souvent qu'elle est persuadée qu'elle finira par se transformer en « raisin sec ».

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Sa faculté à satiriser le désir du consommateur a fait d'elle une star de l'internet. En 2014, l'une de ses sculptures est même devenue virale, créant un engouement auprès des blogueurs qui portaient aux nues ce qui ressemblait à un sac à main Chanel en forme de bagel. La pièce n'était en réalité ni un pain, ni un sac, mais un extrait de sa série de « bread bags » réalisés à l'aide d'uréthane et de peinture à l'huile. L'illusion était imparable : la sculpture, avec son faux logo, fut photographiée à l'épaule de la mannequin India Menuez, amie de Chloe, laquelle l'avait fièrement arborée par-dessus un ensemble Chanel lors d'une soirée organisée par la marque.

Le buzz créé par ce qui ne devait être à l'origine qu'une blague, a concrétisé cette espèce de convergence entre la mode et l'art, en laquelle Chloe croit. Un peu à l'image des sacs « baguette » de Louis Vuitton que tout le monde s'arrachait il y a quelques années, malgré leur incapacité à contenir quoi que ce soit de plus qu'« un Nokia et un gloss ». Lors d'un dîner en février, Chloe m'a expliqué à quel point l'engouement autour de l'un de ses « sacs » démontrait toute l'absurdité du luxe. « L'arrière des sacs n'est même pas terminé », me dit-elle. « Ils sont plats et on ne peut rien mettre dedans. Ils sont inutiles. En plus, la peinture s'effritait sur la robe d'India. »

On a dîné ensemble à Shalom Japan, un restaurant mi-juif mi-japonais à côté du studio de Chloe, à Williamsburg. Quelques jours plus tard, j'ai suivi son déménagement dans un studio plus grand, dont elle a minutieusement rendu compte sur Instagram afin que ses 28 000 followers n'en perdent pas une miette. Tout semblait donc propice à une discussion sur les conséquences de sa célébrité soudaine. Le quartier de Williamsburg, source d'innombrables blagues à propos des hipsters, est en évolution perpétuelle. Ses restaurants deviennent démodés juste après leur ouverture. Le nôtre quant à lui, constituait une fusion de deux thèmes a priori aux antipodes l'un de l'autre – très Wise-esque, donc.

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L'endroit semblait en effet avoir été créé sur mesure pour Chloe. Cette ex-mannequin au visage ovale et aux cheveux noirs semble tout droit sortie d'un tableau de Modigliani. Elle est belle, mais on sent qu'elle bouillonne. Elle éprouve le besoin de déconner en permanence. Pendant le dîner, elle parlait à toute vitesse, ne finissait pas ses phrases et mêlait expressions juives et canadiennes (elle est les deux, elle a le droit) à de l'argot internet. Elle était, comment dire, « intense ». Juste après que la photo du sac-bagel ne commence à circuler, le magazine Oyster lui a demandé, lors d'une interview, de définir le genre d'art qu'elle pratiquait. Elle a répondu : « Art-canadien-juif-débile-et-drôle ? »

Je suis une hédoniste. J'aime énormément de choses. Je mange beaucoup, j'aime les bisous, le shopping, le bronzage. Je suis une maximaliste.

Ce refus de définir son succès online lui permet également de garder une certaine singularité dans son secteur. Chloe se considère comme une hybride parmi ses congénères du Web-Art, qui souvent, n'osent pas sortir du moule, blasés par ce monde de l'art géré par de « vieux Suisses ». Naviguer entre les deux scènes constitue pour elle un défi « sans précédent ». « Il est impossible de se dire : Tiens, ça a été fait dans les années 1980 ! Nécessairement, c'est du jamais-vu. »

Elle puise son inspiration un peu partout. J'avais l'impression d'être face à une étudiante en histoire de l'art consciencieuse – elle n'arrêtait pas de faire des références à des écoles d'art ou des artistes pointus – doublée d'une critique pop culture de première main. Parmi ses influences, on trouve Karl Marx et sa théorie du « fétichisme de la marchandise », mais aussi Drake, dont le passé contraste avec son image de rappeur (« C'est aussi un Juif canadien. Mes parents adoreraient que je sorte avec lui ! ») Mais elle a par-dessus tout adoré le Tim and Eric Awesome Show, les sketchs géniaux de Tim Heidecker et Eric Wareheim, dont l'absurde lui a appris que « la confusion [était] la clé d'une imagerie critique pertinente ».

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Cette idée est même devenue le moteur de toutes ses créations hyperréalistes, des sacs-pains jusqu'à ses travaux plus récents, ornés de symboles issus de la culture bondage : notamment ce tas de pancakes en uréthane truffés de piercings, avec une assiette ornée de fausses tranches de bacon en forme de logo Louis Vuitton reliées, via une chaîne, à un bracelet en cuir. « Je ne déteste pas tout », m'a-t-elle dit, tandis que nous mangions un pain hallah. « Je suis une hédoniste. J'aime énormément de choses. Je mange beaucoup, j'aime les bisous, le shopping, le bronzage. Je suis une maximaliste. »

Chloe reproche au monde de l'art d'être dans le déni de son mercantilisme, alors qu'en réalité, « aller à une foire d'art contemporain, c'est comme aller dans un putain de centre commercial ». Elle me parle d'un diapo qu'elle montre aux étudiants lorsqu'elle est invitée à une conférence : plusieurs images côte à côte d'une foire d'art et d'une galerie marchande. Puis elle imite un marchand d'art en plein speech : « Vous connaissez le travail de cette artiste ? Elle a un truc, vraiment. Cette œuvre aurait fière allure dans votre salon. » Pour elle, les acheteurs – d'art, de vêtements, de voitures – veulent en fait tous faire passer le même message : « Je suis riche, désirable, sexy, jeune – et j'ai un statut. »

Sans surprise, Chloe possède un réseau impressionnant. C'est sa fluidité sociale qui lui a d'ailleurs permis de placer ses faux Chanel dans l'épicentre même de la véritable enseigne. India Menuez, qui a facilité la tâche, a depuis figuré dans une série de Chloe inspirée de la méditation d'Édouard Manet sur la nudité, Le Déjeuner sur l'herbe. La série – intitulée That's Something Else, My Sweet – revient sur le questionnement de Manet : qui peut être nu et où ? Sur l'une des peintures, India est étendue sur une nappe de pique-nique et ses jambes écartées révèlent un duvet orange. Un autre de ses boulots, extension de la série, met en scène Hari Nef, mannequin, actrice et amie de Chloe. Eric Wareheim, de Tim & Eric, est également proche d'elle, et a transformé son bureau en galerie pour les travaux de Chloe.

Depuis le jour où tous deux ont foulé le tapis rouge pour la première de l'émission Netflix Master of None – dans laquelle apparaît Wareheim –, les rumeurs les plus folles courent sur la nature réelle de leur relation. Les deux artistes jouent la carte de l'ambiguïté, pour le plus grand bonheur de leurs followers. Chloe préfère ne pas s'épancher – néanmoins, si vous tapez « Chloe Wise » dans Google, le moteur de recherche vous suggère d'ajouter « Eric Wareheim ».

Elle affirme que la peinture à l'huile lui procure un bonheur « viscéral », tout comme le fait de manger un sandwich au fromage ou de s'endormir avec un béguin amoureux. La crainte de n'être vue que comme la « fille au sac-pain » est aussi l'une de ses forces motrices. Un an et demi après le début de sa carrière, elle a déjà présenté ses sculptures, vidéos et peintures dans une vingtaine d'expositions. L'automne dernier à Miami, elle est apparue dans Unrealism, son exposition la plus plébiscitée jusqu'à présent, organisée par les célèbres galeristes Jeffrey Deitch et Larry Gagosian. Le spectacle mêlait artistes émergents et reconnus – notamment le peintre John Currin.

Pour elle, l'exposition est un moyen de modérer ses peurs. « Maintenant, je crois en moi, me dit-elle. Mais il y a certains moments où je me dis : Je ne mérite pas tout ça. Comment ça a pu arriver ? » Nous venions d'avaler deux sakés lorsque je lui ai rappelé qu'elle peignait un monde dans lequel elle était elle-même condamnée, un système fondé sur le caractère éphémère de ses stars. Je me suis demandé, l'espace d'une seconde, si je n'avais pas manqué une occasion de me taire. Mais Chloe n'avait pas l'air déroutée. « Je ne me dis jamais : Oh, je préférerais vivre dans un kibboutz, m'a-t-elle répondu. Car il y a quelque chose de beau et de tragique dans le fait de perpétuer le cycle commercial de l'art. »