Être drag-queen à Paris en 2017

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Société

Être drag-queen à Paris en 2017

Comment survivre la nuit déguisée en femme au milieu des blaireaux, des pervers et des mecs ivres.

J'ai rencontré Matéa Natachatte en début décembre 2016 lors de l'une des soirées Bizarre Love Triangle au Maxim's, rue Royale à Paris. Matéa était alors en plein show, déguisée en drag-queen. Je ne m'attendais pas vraiment à discuter avec elle sapé en homme à peine quelques semaines plus tard.

D'après la définition informative de Wikipédia, une drag-queen est « une personne (quel que soit son sexe) construisant une identité féminine volontairement basée sur des archétypes de façon temporaire, le temps d'un jeu de rôle. » En France, cette population reste pour le moins confidentielle – à vrai dire on les trouve surtout à Paris – contrairement à d'autres pays comme les États-Unis où la culture drag est présente et visible dans la plupart des villes. Les grands lieux de la nuit parisienne où se retrouvent les drags aujourd'hui se résument en effet à quatre ou cinq lieux tout au plus : le Manko Cabaret, les soirées Bizarre Love Triangle et House of Moda, le cabaret Madame Klaude ou encore les soirées Tech Noire.

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Quoi qu'il en soit, les drag-queens continuent de jouir, en France, d'une visibilité très faible. De fait, peu de personnes comprennent ce qu'implique cette subculture, et ce que cela représente de s'habiller volontairement en femme, en club, une fois la nuit venue. La plupart des gens les prennent pour des dépravés, quand ce n'est pas pour des prostitués. Liée certes au monde de la fête, mais aussi au combat contre la discrimination et la catégorisation de genre, la culture drag peut également être une forme d'engagement social.

Matéa, en civil, est revenue avec moi sur sa vie le jour et sa transformation la nuit. Et sur comment éviter les cons lorsqu'on a une perruque sur la tête, aussi.

VICE : Comme nombre de transformistes, tu es mec le jour et drag-queen la nuit. Comment tu t'organises ?
Matéa : Une drag-queen reste toujours un homme dans la vie quotidienne. On ne sort en drag qu'en soirée ou pour des événements spéciaux. Ce n'est pas comme être trans, quand tu te « sens » né dans un corps qui ne correspond pas à ton genre véritable. Moi je suis un homme, je me sens homme – mais quand je suis en drag je peux lâcher ma partie féminine, la laisser s'exprimer.

Tu as quel âge ?
J'ai 22 ans et ça fait deux ans que je suis drag. Je suis né en Colombie. J'ai fait un lycée français là-bas, j'ai parlé le français toute ma vie et je suis arrivé en France à 18 ans pour faire mes études. J'ai commencé à travailler, et parallèlement j'ai commencé à voir des drags, à discuter avec elles, à m'intéresser à ce milieu.Aujourd'hui, je travaille pour une maison de haute couture et de prêt-à-porter à Paris.

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Matéa, au milieu, avec deux amies drag. Photo de Fanny Challier.

Comment fonctionne le « milieu » drags, comment ça s'organise ?
On fonctionne par familles, par clans si l'on veut – comme les danseurs.Mais quand je m'habille en drag, c'est pour aller m'amuser, ce n'est pas seulement un combat social sérieux et chiant. C'est un show, qui prend beaucoup de temps : il me faut 6 à 7 heures pour me préparer. Ce n'est pas un truc que tu fais tous les jours, et il est important d'animer la soirée, le côté spectacle et paillettes. Mais en réalité ce qui m'importe, c'est de montrer que je suis un homme qui s'habille en femme. Ce qui ne veut pas dire pour autant que je suis « moins » qu'un homme, ou que je suis une femme.

Lorsque tu es en drag, j'imagine que tu attires plus les regards.
Oui, et c'est précisément ce que l'on recherche. Certaines drags peuvent être extrêmement égocentriques et narcissiques…Il y a pas mal de drag-queens qui sont très introverties dans leur vie de tous les jours, quand ce sont des mecs ; mais dès qu'ils deviennent drags, ils peuvent se lâcher. Parce que c'est quand même un masque que tu mets, derrière lequel tu peux te cacher.

Il est évident qu'on adore attirer les regards : on s'habille et on se maquille en drag pour être vues. Il existe différents types de dragues : les « trashs » sont plutôt répandues à Paris (« Fish » désigne une drag particulièrement féminine ; « Busted », une drag ratée ou cheap), mais moi mon style, c'est plus « polish », très soigné, appliqué. Je fais moi-même mes perruques, mes coiffures, c'est moi qui couds mes robes. C'est un véritable travail artistique. De même pour le maquillage : je me mets une couche de fond de teint, une couche de eye-light, du contouring, etc.

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« Mon mec par exemple tu vois, il n'aime pas les drags et il déteste que je fasse le drag. » –Matéa

Pour autant, te sens-tu plus « toi » lorsque tu es en drag ?
C'est un entre-deux, je dirais. J'ai besoin d'être un homme dans ma vie quotidienne. Toutefois, je dirais qu'il n'y a pas beaucoup de différence entre ces deux facettes de ma personnalité.

Tu n'as jamais été confrontée à des réactions violentes, à la haine ?
Si, bien sûr. Une fois, je suis allée dans un bar prendre un verre avant un show ; j'étais déjà préparée, avec ma perruque et mon maquillage, et les gens m'ont parlé comme de la merde, ils ont refusé de me regarder dans les yeux… Après ça dépend évidemment des endroits où tu vas. Je fais attention à moi, je ne sors pas dans la rue en drag. Un jour j'ai pris le métro en drag et je me suis dit : « c'est pas possible, je le referai jamais ».

Ça t'est arrivé de te faire agresser ?
Non, jamais. C'est sans doute parce que je suis assez prudent.Mais c'est dangereux, il faut faire attention ; tu peux te prendre des insultes gratuitement dans la rue, tu risques constamment l'agression. Même juste pour sortir prendre un Uber : il y a des gens qui te parlent, qui te prennent des fois pour une pute. On m'a déjà demandé : « Tu prends combien pour la nuit ? », tu vois le genre.

Tu sais ce qu'il faut répondre dans ces cas-là ? « Je suis comme une œuvre d'art : on touche avec les yeux. »
Eh bien, on me l'a fait une fois en soirée : « Tu es comme une œuvre d'art, et l'art ça se paye » – et là, il m'a donné de l'argent, genre 50 euros. Je pensais qu'il voulait un bail sexuel donc je lui ai rendu les billets, mais il a insisté pour que je les garde et il a été très poli. C'est une belle exception, mais en général j'ai peur que les gens prennent les drags pour des putes, ce qui n'a rien à voir. Même si je danse de manière vachement sexuelle, avec mes moues de biatch, c'est du show, c'est du fake. Mais ça, les gens ne comprennent pas trop.

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Mon mec par exemple tu vois, il n'aime pas les drags et il déteste que je fasse le drag. Mais moi j'adore ça donc il a dû s'habituer…

C'est un peu comme une performance artistique et sociale en fait ?
C'est ça, c'est performer. Une soirée sans drag et une soirée avec drags ce n'est pas la même chose. C'est la création d'une atmosphère, tout change. Par exemple, deux personnes qui ne se parleraient pas, tu fous une drag au milieu qui va leur dire « Ouais chéri viens là, n'aie pas peur, je vais pas te manger » ça fait rire les gens, ça les détend, ça va leur faire entamer le dialogue et s'amuser. Je le vis vraiment comme une performance. Au début, c'est vrai que je me suis demandé si je n'étais pas trans – mais non en fait, pas du tout.

Quand la soirée se termine, tu ressens le besoin de redevenir un mec bien sous tous rapports ?
Oui. Je ne pourrais pas assumer le regard des gens dans ma vie de tous les jours, dans la rue, ou au taf. Il y a des gens qui le font, et tant mieux pour eux, mais moi je ne pourrais pas passer toute ma vie comme ça. C'est une performance, et comme toute performance elle est éphémère.

Comment as-tu commencé ?
Je regardais « RuPaul's Drag Race  », une émission de téléréalité américaine présentée par RuPaul – la déesse, le Jésus des drags. C'est une sorte de compétition dans le style « Nos Incroyables Talents » mais avec des épreuves liées aux drags. Un épisode va être consacré au chant, l'autre à un jeu de rôle, un autre à la création d'une vidéo. J'ai commencé à regarder et ça a changé ma vision des choses ; avant pour moi une drag c'était une trans, je ne voyais pas la différence. Parce qu'en France, on pense comme ça.

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Y a-t-il beaucoup de drag dans ton pays d'origine, la Colombie ?
Oui mais ce sont des travs, pas des drags. Ce n'est pas la même chose.

Pourrais-tu m'expliquer précisément la différence entre être travesti et être drag ?
De fait, les drag-queens sont des travs, parce qu'être trav ça veut dire se travestir. Sauf que dans les sociétés actuelles, le mot « travelo » a une connotation sexuelle, un rapport avec la vente de son corps. Pour moi, les « travelos » ce sont les hommes qui se travestissent en femme pour du sexe. À la différence du travesti, qui veut dire déguiser une personne en lui faisant prendre l'habit de l'autre sexe. En Colombie il y a beaucoup de travelos ; je pense qu'il s'agit d'hommes qui se voudraient transgenres mais n'ont pas les moyens de se payer l'opération ni les traitements nécessaires, et donc se prostituent pour atteindre cet objectif, ou tout simplement parfois pour se nourrir.

Quand j'étais en Colombie, j'habitais dans une maison de campagne, et lorsque tu passais le long de la grande route il y avait toujours des travelos sous un pont, en train d'attendre les camionneurs ; pour coucher avec eux, se faire payer, et en vivre.

Tu peux me raconter le pire truc qui te soit arrivé tandis que tu étais en drag ?
C'était en sortant du club la Java, du côté de Belleville ; j'avais trop chaud, j'en pouvais plus et j'allais chez un pote qui habitait à côté. J'ai juste retiré ma perruque. Et là pendant que j'attendais mon pote, il y a pas mal de mecs qui se sont approchés pour me dire des trucs du style : « Ouais vas-y file moi tes cheveux, allez viens on va coucher ensemble, etc. » Ils commençaient à s'approcher de moi et ils avaient des bouteilles à la main. J'ai eu peur que ça dégénère. Quand mon pote est arrivé il s'est mis entre moi et eux et m'a dit de ne pas leur parler, de m'éloigner le plus possible. Heureusement après, pas mal de gens sont sortis du club et on s'est retrouvé dans la foule ; mais là encore ils persistaient, se glissaient entre les gens pour essayer de me toucher… Je me suis senti vraiment mal.

Pour éviter ce genre d'événements, il t'arrive de sortir à plusieurs ?
Oui quasiment tout le temps. On sort minimum à trois : Medusa, Baba, et moi. On s'est rencontrées via le milieu drag, parce que celui-ci est tout de même assez petit à Paris.

Tu m'as dit que ta famille en Colombie n'était pas au courant que tu faisais du drag. Penses-tu leur dire, un jour ?
Oui, mais il faudra prendre le temps de leur expliquer. Que l'on s'assoie, que je leur montre des photos, que je leur dise comment je le ressens. Un peu comme ce que l'on fait là, maintenant. La prochaine fois que je leur rendrai visite, je leur dirai je pense. Il faudrait que les gens comprennent que ce qu'on fait, c'est de l'art : on crée un personnage, et à chaque soirée il est légèrement différent – comme des variations sur un même thème. C'est comme peindre un tableau. Après, je ne peux pas dissocier la dimension artistique des drag-queens du combat social contre la discrimination de genre.

Au final, on s'en fout que tu sois un homme ou une femme : l'essentiel, c'est que tu sois libre.

Photo de une de Jean Ranobrac.