Les manifestants se meurent dans les rues de Kiev

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Les manifestants se meurent dans les rues de Kiev

Et la guerre civile se rapproche à grands pas.

Les manifestations antigouvernementales à Kiev ont pris une tournure mortelle. Les affrontements entre les manifestants et la police ont continué mercredi et jeudi dans les rues de la capitale ukrainienne, dans une ambiance surréaliste, de gaz et de fumée noire. Mercredi matin, le service ukrainien de la BBC a publié une vidéo où l’on voit un homme mort, gisant dans la neige. Dans la soirée, quatre autres décès ont été enregistrés. Ironiquement, l’annonce de la mort de ces victimes – les premières depuis que le début des troubles, il y a deux mois – a été faite le jour de l'unité nationale ukrainienne.

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« Je pense que c'est le début d'une guerre civile », a annoncé mercredi soir Iaroslav Grytsak, un historien reconnu de Lviv. Les affrontements dans les rues continuent aux alentours de la rue Hrushevskoho, et les manifestants armés de cocktails Molotov font face aux forces de l'ordre. Alors que les deux parties luttent pour prendre le dessus, les manifestants ont construit une grande catapulte digne d'un siège médiéval. Ce trébuchet a pour fonction de montrer au gouvernement que le peuple veut se rapprocher de l'Union européenne.

Qui sont les civils impliqués dans ces combats ? Les médias ont attribué les premières manifestations de violence à des « provocateurs », des gens qui n'avaient pas nécessairement de motif politique, et qui ne cherchaient qu'à attiser la violence. Plus récemment, un groupe d'extrême droite appelé le Secteur Droit (Pravi Sektor) – plus radical que les nationalistes du Parti libre – se sont associés aux combats contre la police antiémeute. Cependant, comme l'a relevé le Financial Times, c'est plus compliqué que ça ; beaucoup de citoyens à Kiev sont en colère et le lancement de cocktails Molotov n'est pas l'apanage de l'extrême droite.

Alors que le nombre de blessés a passé la barre des 300, la police a semblé viser une fois de plus les journalistes – un fait qui a sûrement échappé à un reporter  aventureux de Polish TV, qui a décidé d'aller voir les flics pour leur poser des questions pertinentes, telles que : « Pourquoi faites-vous ça ? » Dmitro Barkar, un des deux reporters de Radio Svoboda qui a été battu et emmené par la police, affirme que les policiers ont arraché son casque où était écrit Presse, et l'ont matraqué sur la tête à deux reprises. Alors qu'il se faisait emmener dans un fourgon, il a raconté que « tous les policiers » qu'il avait croisés sur sa route lui avaient « mis un coup de poing ».

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Pendant ce temps, des recherches ont été entreprises pour retrouver un autre journaliste, Igor Loutsenko, enlevé mardi matin. Il a refait surface en fin de soirée, et depuis il a décrit comment ses ravisseurs l'avaient kidnappé pour l'emmener dans la forêt en lui faisant croire qu'ils allaient le tuer. Iouri Verbitski, un militant EuroMaidan qui avait disparu avec lui, a été retrouvé le jour suivant – mort.

D'autres journalistes ont quant à eux décidé de ne pas rester à Kiev. Mardi, Vitali Portnikov, un journaliste ukrainien reconnu, a dû quitter le pays suite aux nombreuses menaces qu'il a reçues. Ce jour-là, un groupe de titushki– des hooligans pro-gouvernement – lui avaient rendu visite. « Trois hommes louches ont sonné à ma porte. Ils sont entrés dans la cour sans utiliser l'interphone », a-t-il tweeté, avant de dire qu'il était OK six heures plus tard.

L'attitude des autorités ukrainiennes envers la presse est parfaitement résumée dans ces images. Dans cette vidéo, on voit un policier brisant l'objectif d'une caméra en train de le filmer :

Les premières annonces de décès ont causé un choc aux manifestants, surtout en raison du pacifisme du mouvement lors de ces deux derniers mois. L'homme photographié couché dans la neige a plus tard été identifié comme Sergueï Nigoyan, 20 ans, dont les parents sont originaires d'Arménie. Il a rejoint le mouvement protestataire le 8 décembre dernier depuis sa ville natale de Dnipropetrovsk, dans l'est de l'Ukraine. Cette vidéo le montre récitant le poème Le Caucase écrit par Taras Chevtchenko, poète le plus célèbre d'Ukraine. Les barricades de la place de l'Indépendance de Kiev servent de toile de fond.

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« Il y a quelque temps, le réalisateur arménien [Sergueï] Paradjanov a fait un film devenu ensuite le symbole des Ukrainiens », a tweeté Sviatoslav Vakartchouk, chanteur de Okean Elzy, l'un des groupes les plus populaires du pays. Il faisait référence au film de 1964 Les Chevaux de feu, devenu un symbole culturel de la résistance contre le pouvoir soviétique. « Aujourd'hui, l'Arménien [Sergueï] Nigoyan a perdu la vie et est lui aussi devenu un symbole de l'Ukraine. »

Le soir venu, cinq victimes étaient à déplorer. Des dépêches faisaient état d'un homme tué par balles et d'un autre ayant fait une chute mortelle. Les photos de policiers ukrainiens tirant au fusil sur les manifestants ne manquent pas ; la question est de savoir s'ils se sont mis à le faire à balles réelles et non plus à balles en caoutchouc comme jusqu'alors. Dans des propos cités par le Kyiv Post, Oleg Mousi, coordinateur des services médicaux dans le camp protestataire, a affirmé qu'il était « impossible » que la mort de Nigoyan ait été causée par des balles en caoutchouc. Dimanche dernier, le ministre de l'Intérieur a déclaré que, bien que les services de police aient l'autorisation d'utiliser des armes à feu, ils n'en avaient pas fait l'usage. Des photos diffusées sur les réseaux sociaux et montrant tout un étalage de balles à l'apparence mortelle semblaient contredire ces affirmations.

« Bien sûr, nous regrettons ce qui s'est passé, mais nous rappelons que nous ne sommes pas responsables de cela et nous appelons les gens à cesser leurs provocations », a déclaré Mikola Azarov, le Premier ministre ukrainien, dans un discours niant toute utilisation d'armes mortelles à l’occasion de la réunion du gouvernement lundi dernier. Il a aussi affirmé qu'aucune preuve ne permettait d'accuser la police, étant donné que les forces présentes dans la rue Hrushevskoho ne sont pas équipées de la moindre arme à feu.

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Depuis le tournant mortel qu'ont pris les manifestations dimanche dernier, une vraie bataille incitant la police anti-émeute à ne plus prêter allégeance au gouvernement a commencé. Une jeune manifestante a été photographiée tenant une pancarte promettant qu'elle se marierait avec le premier officier de l'unité spéciale Berkout qui oserait rejoindre le camp des protestataires. Au même moment, un banquier de 30 ans, visiblement outrageusement riche, a promis qu'il offrirait aux policiers six mois de salaire si ceux-ci « arrêtaient de battre la population ». Les officiers de police ont peur de se faire virer s'ils n'obéissent pas aux ordres, a-t-il expliqué ; ainsi, son offre leur permettrait de retrouver du travail sereinement.

Mercredi dernier, les trois leaders de l'opposition – Vitali Klitschko, Arseni Iatseniouk et Oleg Tiagnibok – ont enfin rencontré Ianoukovitch, le président ukrainien. Leur entretien a duré plus de trois heures, mais semble n'avoir pas servi à grand-chose. « Viktor Ianoukovitch, il vous reste 24 heures », l'a prévenu Arseni Iatseniouk, président du groupe de l'Union panukrainienne, Patrie – le plus grand parti d'opposition – au Parlement. « Prenez une décision. Moi, j'ai pris la mienne. » Le même soir, une foule d'environ 60 000 personnes – un très gros effectif pour un événement de milieu de semaine – s'est rassemblée sur la place de l'Indépendance, où une minute de silence a été tenue en hommage aux victimes.

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Malgré le drame, les réactions internationales se sont fait attendre. Mercredi, le département d'État des États-Unis a annoncé que « le pays a[vait] déjà révoqué les visas américains de plusieurs responsables des violences, et envisagent de prendre des mesures supplémentaires en réponse à l'utilisation de la violence ». L'Union européenne n'a pas adopté de mesures similaires, bien que certains hommes et femmes politiques appellent à des sanctions. Dans le même temps, il a été rapporté que l'invitation du Premier ministre ukrainien Azarov pour le Forum économique mondial, qui se déroule actuellement en Suisse, avait été révoquée.

Hier, après cinq jours d'affrontements, la ville de Kiev était jeudi un peu plus calme et un cessez-le-feu a été prononcé jusqu’à 20 heures. Vitali Klitschko, champion de boxe et leader du parti UDAR (« coup ») a rencontré Ianoukovitch pour des pourparlers, qui ont échoué ; la situation à Kiev reste plus qu'incertaine.

Suivez Annabelle sur Twitter : @AB_Chapman