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Je travaille avec des adolescents « difficiles »

Tout le monde voit les éducateurs spécialisés comme des grands philanthropes – en fait, ce métier révèle son lot de misère humaine.

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Je ne suis ni « une grande sœur », ni une âme charitable. Mais à vrai dire, j'ai toujours été agacée ou étonnée du manque de connaissance que les gens ont sur le métier d'éducateur spécialisé. Les plus jeunes, ceux qui disent souhaiter le devenir sans en connaître réellement les contours, parlent d'un désir « d'aider les gens ». Le corollaire de cette lapalissade étant le mièvre « moi, j'aime bien les enfants, j'ai envie de travailler avec eux ». Tout ça est fort altruiste, mais il faut bien se rendre compte que le métier peut aussi sérieusement venir entacher ces velléités philanthropes, par ce qu'il révèle de misères et d'horreurs humaines.

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Les trentenaires, eux, font semblant de mesurer la complexité du métier, et, pire, soupçonnent derrière notre pseudo dévotion un historique familial désastreux – « tu as dû avoir une enfance difficile pour faire ce métier » ou encore « c'est en lien avec ta propre histoire, non ? » Il se trouve que oui, mais pas de la manière dont ils l'imaginent. Mon père était éducateur, dans ces années où le métier était en pleine expansion, avant de devenir psychologue. Navrée pour les adeptes du « tu essayes d'aider les autres parce qu'on t'a aidé », mais j'ai bénéficié d'une enfance et d'une adolescence très heureuses, merci.

Quant à moi, il se trouve que j'aime simplement bien les adolescents, et particulièrement ceux qui ruent dans les brancards de l'injustice crasse de leur vie, ceux qui cassent des meubles pour exprimer leur rage, ceux qui se débattent comme des diables pour s'extraire de filets familiaux toxiques, ainsi que ceux qui ont l'insulte facile. Dès le début de ma formation d'éducatrice, instinctivement, il a fallu que j'aille voir du côté de « l'adolescence difficile » – une appellation un peu fourre-tout.

Il convient de rappeler que l'éducateur n'est ni masochiste, ni mère Teresa. Personne n'aime risquer de se faire frapper, ignorer ou insulter au nom de je ne sais quelle adrénaline. Je ne suis pas une sauveuse en mission, mon métier n'est pas une « vocation », ni une tentative humaniste de seconder ma patrie dans sa quête de bons citoyens. D'ailleurs, d'après l'idée en vogue dans l'imaginaire collectif, cette « vocation » appellerait au silence de nos salaires de misère. Sous prétexte que nous sommes dans un métier de service, un métier « du social », nous devrions donc accepter avec gratitude un salaire qui oscille entre 1 200 et 1 500€ nets. La panacée, n'est- ce pas, pour ceux qui pallient chaque jour aux carences parentales, à la violence adolescente et aux défaillances sociétales, tout en composant avec des horaires décalés, des baisses de subventions, des déficits financiers et des suppressions de postes.

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Dans les médias, l'éducateur est soit une armoire d'1m90 qui joue de sa gonflette pour impressionner des morveux en pleine crise d'adolescence, soit un néo-zadiste qui prône naïvement un dialogue écolo face à un cartel de prépubères déchaînés.

Mais cela est égal, car l'éducateur n'est pas apprécié comme l'infirmière, au métier plus concret, l'assistante sociale, soucieuse des plus démunis, ou le professeur, pédagogue érudit au service de la citoyenneté. L'éducateur paye sa discrétion médiatique, à peine rehaussée d'entrefilets journalistiques sur les problèmes de gratifications des stagiaires. L'image qu'en véhiculent les médias est soit faussement extrapolée, soit subtilement fumeuse. Ainsi, l'éducateur auprès d'adolescents serait donc soit une armoire d'1m90 en tee- shirt col V moulant adepte des arts martiaux qui joue de sa gonflette pour impressionner des morveux en pleine crise d'adolescence, soit un néo-zadiste, poncho pelucheux et boucles d'oreille en pâte fimo, qui prône naïvement un dialogue écolo face à un cartel de prépubères déchaînés.

Lors de mon DU « Adolescents Difficiles » de La Sorbonne, j'ai retenu cette simple phrase, au détour d'un long discours du Pr Philippe Jeammet : « personne ne choisit d'aller mal ». À ceux qui penseraient le contraire, c'est à peu près du même niveau de connerie que soupirer face à un dépressif en lâchant un « essaye de te bouger quand même, fais un effort ! ». Notre boulot est d'essayer de convaincre un adolescent au parcours chaotique et au traumatisme diffus que ce n'est pas bien pour son avenir d'être déscolarisé ou de dire des insanités. L'adolescent sait seulement que ses parents ont merdé, et il n'a aucune idée de la manière dont il doit faire le deuil du parent parfait pour continuer à avancer. Et au début, il ne veut laisser personne l'approcher, car créer un lien à l'autre revient à se mettre émotionnellement en danger. Il n'a rien vu d'autre, en grandissant, qu'un système familial dysfonctionnel et bancal, qui ne lui a pas donné suffisamment de sécurité et de codes sociaux appropriés.

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Alors vous pouvez prétendre qu'ils « ne font pas d'effort », qu'ils sont « irrécupérables » – mais la vérité, c'est que vous n'avez aucune idée de l'état dans lequel vous seriez à leur place et de vos réactions. J'entends déjà les détracteurs hurler « mais moi aussi j'ai vécu la même chose, je ne suis pas devenu délinquant pour autant ! » Tant mieux pour vous. Je vous répondrai juste que nous ne sommes pas tous égaux face à la résilience. Parfois, il nous faut défier l'omnipotence égarée d'un adolescent écorché vif, et lui rappeler la loi par des sanctions, des dépôts de plaintes ou des menaces. Il faut ne jamais avoir peur face à la violence spontanée et ne pas céder au découragement, même si l'expérience fait que, au bout d'un moment, nous sommes parfaitement conscients du chemin que va prendre tel jeune. Parfois, on s'entend dire « il va finir en prison celui-là ». Et c'est parfois ce qu'il se passe. Pas parce que nous l'avons espéré, mais parce que nous ne sommes pas des superhéros. On compose aussi avec les moyens qu'on nous donne, et ces derniers se réduisent comme peau de chagrin.

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On juge souvent ces adolescents très vite. On voudrait qu'ils taisent cette rage, qu'ils aillent bien, avec une mère maltraitante et toxicomane, quand on leur a appris à manger dans la gamelle du chien, quand la seule figure paternelle s'est barrée sans laisser d'adresse, quand à 8 ans on devait se débrouiller seul quand maman s'absentait des jours et que la faim se faisait sentir, quand on doit faire ses devoirs dans 50m2 avec 6 frères et sœurs et des parents peu instruits, quand un secret de famille vous explose au visage en pleine construction identitaire, quand on a vécu l'inceste ou les coups. Bien sûr, j'ai déjà été découragée et agacée, car l'éducateur, comme les autres, doit canaliser ses bouffées de violence, maîtriser ses envies de parfois rendre les coups ou de jeter les plats, lui aussi. Ce serait mentir que prétendre le contraire – l'éducateur n'est pas un robot qui répare sans états d'âme aucun.

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L'adolescent difficile, c'est celui qui ne rentre pas dans les cases d'une société normée. Et les pathologies se complexifient avec l'évolution de nos sociétés contemporaines. Bien souvent, ce sont des garçons et on râle de les voir se détruire. On les méprise même un peu, dans le monde « extérieur », de voler des voitures, des sacs à main, de vendre de la drogue, de se battre. Mais les filles expriment les mêmes souffrances de manière corporalisée : troubles alimentaires, conduites addictives, scarifications, tentatives de suicide. Seulement, elles emmerdent moins le monde, elles sont hospitalisées, cachées donc, aux yeux de la société. Pourtant, ces deux adolescences-là ont les mêmes problématiques. Mais on pardonne plus aisément à celle qu'on ne voit pas.


Vidéo associée – La vie secrète des jeunes récidivistes :

Le plus difficile, c'est quand notre impuissance est palpable face à un jeune qui s'enfonce dans ses conduites délictueuses, ou perd son temps à ne rien faire. Quand on récupère, à la nuit tombée, un jeune qu'on affectionne, en état de profonde ébriété, le tee-shirt déchiré, qui se met à délirer sur le carrelage du bureau. Quand on constate la déchéance physique d'un autre, qui fume trop de cannabis et maigrit à vue d'œil. Quand on contient physiquement, à deux ou trois, un préado en crise, hurlant et insultant, jusqu'à ce que ses forces le quitte, puis de compter nos bleus juste après.

Je ne crois pas avoir jamais eu peur pour moi, bien que j'aie eu peur pour eux. Je crois avoir davantage de souvenirs heureux. Par exemple, ce jeune garçon que j'ai connu à 12 ans, qui n'arrivait plus, malgré ses brillantes capacités intellectuelles, à rester plus de quelques minutes dans une salle de classe. Il ne pouvait, ne voulait plus écrire et apprendre. Il n'arrivait plus à avoir envie. J'ai passé presque deux ans à le voir devenir fou face à cet échec qui le dépassait. Je me suis efforcée de l'aider à reconstruire cette estime de lui. Je me suis battue pour qu'il aille dans un autre établissement, qu'il obtienne une place en internat. Par la suite, j'ai appris que le retour tant espéré au collège avec un emploi du temps adapté s'était bien passé, qu'il allait en cours, sourire aux lèvres. Je l'ai retrouvé à 14 ans, épanoui, et j'ai su que j'avais bien fait de suer autant pour lui. Et je me suis souvenue de ces moments en classe à ses côtés où je tenais le stylo pour lui, où on ne lâchait rien, parce que c'est ainsi, il ne faut rien lâcher.

Elsa est sur Twitter.