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LE NUMÉRO PORTRAITS

Être une femme libérée, tu sais c'est pas si facile

Mikki Kendall passe son temps à s'engueuler avec les féministes blanches de Twitter.

Photo : Ryan Lowry

Pas besoin de bien connaître l’histoire des tensions raciales entre les féministes blanches et la population noire pour comprendre le problème de Mikki Kendall. Mais ça peut aider. En 1870, de nombreuses suffragettes blanches se sont opposées à l’adoption du quinzième amendement, qui donnait le droit de vote aux Afro-Américains, sous prétexte que « les hommes noirs ne devraient pas pouvoir voter avant les femmes blanches ». Frances Willard, l’une des meneuses du mouvement des suffragettes, a même encouragé ses sœurs blanches à pratiquer le lynchage dans le Sud du pays. Dans une interview donnée en 1890 au New York Voice, Willard avait déclaré que « d’honnêtes Blancs » lui avaient rapporté que « les Noirs » s’étaient multipliés « comme les sauterelles d’Égypte » et que ce fait menaçait « la sécurité des femmes, des enfants [et] de leurs foyers ». Ceci nécessitait donc une défense vigoureuse, selon elle. Cette défense a parfois été mise en œuvre par des hommes habillés de draps blancs. Une journaliste noire, Ida B. Wells, également protagoniste du mouvement des suffragettes, a eu l’audace de se confronter à Willard. Mais celle-ci, ainsi que d’autres féministes blanches, a attaqué Wells en réponse ; elle avait, selon elles, transgressé un principe fondamental du mouvement féministe : les femmes n’ont pas le droit de critiquer d’autres femmes.

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Un matin d’août 2013, Kendall, qui est noire, a pensé à Wells tandis qu’elle débattait sur le fait de respecter ou non ce principe. Écrivain à ses heures et employée à plein-temps au Département des anciens combattants de Chicago, Kendall était installée bien confortablement sur le canapé rouge de son appartement de Hyde Park lorsque ces événements historiques lui sont revenus en mémoire. Elle était devant son ordinateur. Elle s’apprêtait à « insulter » Jill Filipovic, une féministe blanche, écrivaine et éditrice, avec qui elle venait d’avoir une altercation sur Twitter. Les origines de cette altercation sont souvent confuses ; pour mieux les comprendre, il faut s’intéresser à Hugo Schwyzer, un féministe déchu, et à son activité sur Twitter. Il faut s’intéresser également à une jeune femme dont le pseudo sur Twitter est @Blackamazon. Enfin, il faut se demander si la féministe Jill Filipovic a bel et bien soutenu Hugo Schwyzer au détriment de la jeune femme [Hugo Schwyzer avait avoué l’été dernier avoir tenu des propos racistes]. Mais ce qui importe, c’est que Kendall soutient que les féministes blanches – pas nécessairement Filipovic, d’ailleurs – se comportent de la même façon que l’illustre Willard. D’après elle, personne ne condamne leur comportement à cause du vieil appel à la solidarité entre femmes. Finalement, Kendall n’a pas insulté Filipovic. Elle a préféré inventer le hashtag #SolidarityIsForWhiteWomen. Ce slogan fait référence à la longue histoire des tensions entre féministes ; ces tensions proviennent de l’idée selon laquelle les besoins des femmes noires doivent être refoulés afin de défendre en priorité ceux des femmes tout court. Elle a utilisé ce hashtag pour commenter plus de quarante de ses tweets : « #SolidarityIsForWhiteWomen, lorsque l’on ignore la culpabilité des femmes blanches dans les pratiques de lynchage, dans la promulgation des lois Jim Crow et dans le racisme à l’époque moderne » ; « #SolidarityIsForWhiteWomen lorsque les explications féministes sur la misogynie ignorent volontairement les paroles de Brown Sugar [le morceau des Rolling Stones]. » Elle a écrit plusieurs dizaines de tweets en l’espace d’une heure, tous ayant pour principal sujet la marginalisation des femmes noires, jusqu’à ce que Twitter bloque son compte sous prétexte qu’elle avait « trop tweeté ». Elle s’est donc levée de son canapé pour aller se préparer un casse-croûte. Lorsqu’elle s’est rassise devant son écran, elle était célèbre.

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Les gens peuvent chicaner autant qu’ils le veulent sur la signification du terme « trending » sur Twitter et sur l’ampleur qu’il prend. Quoi qu’il en soit, entre le 12 août 2013 à 13 h 20 et le jour suivant à 14 h 40, de nombreuses personnes aux États-Unis et tout autour du monde ont soudainement prêté attention à Mikki Kendall et à son opinion sur l’unité entre les féministes blanches. Une analyse de iTrended.com relève que #SolidarityIsForWhiteWomen a été le hashtag le plus populaire de Twitter pendant presque quatre heures d’affilée aux États-Unis, et pendant 40 minutes le troisième le plus populaire au monde. Il était dans les hashtags les plus utilisés dans 61 villes américaines et est arrivé en tête de classement dans 21 de ces villes. Au final d’après Ebony, environ 7 millions de personnes l’auraient utilisé.

Moins d’un an s’est écoulé depuis cette affaire de tweets interposés, mais beaucoup de choses ont changé depuis. Kendall n’a plus besoin de faire des pieds et des mains pour se faire remarquer : ses articles ont été publiés dans le Guardian, Ebony ou Essence. Le magazine américain Mother Jones l’a citée comme une des « treize femmes les plus coriaces de 2013 » aux côtés des Pussy Riot, d’une fille pakistanaise de 9 ans qui a survécu à une attaque de drone, de la romancière et gagnante du prix MacArthur, Chimamanda Ngozi Adichie. Elle a été interviewée plusieurs fois sur la station de radio NPR, de même que dans les magazines Bitch et New York. Elle a quitté son job au Département des anciens combattants et a pu démarrer une maîtrise en « creative writing ». Elle a embauché un agent littéraire avec qui elle travaille sur un projet d’autobiographie intitulée Tales of a Hood Feminist. Elle a tout de même eu le temps d’inventer d’autres hashtags, comme par exemple #FastTailedGirls qui se moque des stéréotypes sur la communauté noire américaine, #FoodGentrification ou encore #HoodPSA. Aussi pertinents qu’ils paraissent, ces hashtags manquent parfois un peu de fond. Beaucoup d’autres individus possédant aussi une certaine aisance rhétorique ne sont jamais publiés. Ce qui distingue Kendall de ces gens, c’est le fait qu’elle défende ses propres intérêts. Elle a également le don de percevoir la viralité cachée derrière toutes les choses qui la dérangent. « Ce que Mikki a fait est vraiment important », déclare son amie Sydette Harry, alias @Blackamazon. « Elle dit aux gens : intéressez-vous à moi. Il n’y a personne comme elle. Elle est un emblème de ce que Twitter est devenu et de ce que ça représente aujourd’hui. »

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"C'est irréel », m’a confié Kendall par une froide journée de janvier au Medici, un restaurant à côté de chez elle et ancien lieu de prédilection des pacifistes chicagoans durant les années 1960. « Ma famille me prend au sérieux aujourd’hui. J’ai été publiée dans Ebony et Essence. Personne ne se soucie du reste. »

Malheureusement, la célébrité de Kendall sur Twitter ne s’est pas traduite par une réelle popularité, en particulier parmi les féministes blanches qu’elle a critiquées. Un article sur le blog Jezebel listant les meilleurs tweets #SolidarityIsForWhiteWomen n’a inclus aucun post de Kendall et ne l’a même pas mentionnée en tant qu’auteur du hashtag. Jezebel a par la suite édité son article en s’excusant. Mais elle n’a jamais été invitée à écrire sur le site. De plus, les commentaires à propos de l’attitude de Kendall, et non ses qualités en tant que personne, ont déferlé. L’article de Michelle Goldberg, « Feminism’s Toxic Twitter Wars », paru en janvier dans le journal The Nation, a cité Kendall comme l’exemple parfait des pestes qui agressent les gens gratuitement sur internet. Cette image de Kendall s’est répandue et a suscité de nombreuses répliques sarcastiques associées à des hashtags. @suey_park, personnalité du Twitter satirique, a par exemple posté : « Mikki Kendall est une brute, nous avons tous trop peur pour l’admettre. #WhiteFeministRants [ou « coup de gueule des féministes blanches »] »

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On peut établir des liens entre la confrontation Wells-Willard et l’arrivée remarquée de Kendall au sein des débats publics. Les féministes blanches se sont empressées de répondre aux critiques exprimées par le hashtag #Solidarity. Dans un article de The Nation, Anna Holmes, la fondatrice de Jezebel – qui est également noire – a fait remarquer que « les féministes blanches faisaient des efforts colossaux pour mettre en avant et afficher le plus possible leur alliance avec les féministes noires ». Cependant, ces déclarations d’allégeance n’incluent pas Kendall. Goldberg l’a décrite comme étant une rancunière prête à tout pour rabaisser bêtement ses adversaires sur Twitter à coups de posts en 140 caractères. « Elle a parfois émis des critiques tout à fait légitimes sur la société et elle dénonce de vrais problèmes », m’a expliqué une célèbre féministe, qui n’a pas voulu communiquer son nom. « Mais elle n’est pas une victime. C’est incroyable à quel point elle s’auto-glorifie. Elle a souvent un comportement violent et s’en prend à des individus sans raison apparente, seulement pour se donner de l’importance. C’est navrant. »

"Je suis parfois un peu colérique », m’a confié Kendall au Medici. « Je peux même être très colérique. Je peux être très gentille, aussi. Mais si quelqu’un me provoque, je lui ferai passer un sale quart d’heure. » Assise sur un banc en bois couvert de graffitis et sirotant une limonade à la fraise, Kendall ne me paraît pas particulièrement agressive. Elle se présente à moi telle qu’elle est : une femme de 37 ans, plutôt branchée, et mère de deux enfants. Elle porte un pantalon noir en velours côtelé, des baskets et un t-shirt noir où est inscrite en lettres capitales blanches la mention : « Support Tattooed Military ». C’est une référence à son propre tatouage, qu’elle ne m’a pas montré, et à l’époque où elle était dans l’armée. Elle porte des dreads courtes, qui grisonnent au niveau des racines. C’est une femme à la carrure imposante. « Ce que les gens définissent comme épais, m’a-t-elle dit, je trouve ça joli pour une fille noire. C’est quelque chose que je me suis souvent dit dans ma vie. » Kendall a grandi dans le Hyde Park d’avant la gentrification. « Il y avait des fusillades, à l’époque. Ça arrive encore aujourd’hui. » Elle m’a parlé de sa mère qui l’a abandonnée à l’hôpital à sa naissance sans même lui donner de nom, et m’a dit qu’elle avait été élevée par des cousins lointains originaires de Chicago. Les parents de ces derniers avaient quitté le Mississippi et la Louisiane durant la grande migration afro-américaine du début du xxe siècle. Sa grand-mère – ancienne gagnante d’un concours de beauté – qui habitait dans le Sud de Chicago, a insisté pour qu’elle aille à l’école. C’est à elle que Kendall a offert son diplôme de fin d’études. Kendall m’a parlé de la pauvreté et des façons d’en sortir, de son premier mariage raté, de son deuxième réussi, et de ses deux enfants, chacun issu d’un mariage différent. Elle ne m’a pas tout dit – « Je ne déballe pas ma vie à n’importe qui » – mais elle m’a raconté assez de choses pour que je comprenne qu’il s’agit d’une femme consciente de sa personne et de la manière dont elle est vue par les autres. Dans un article pour le site xoJane, elle a écrit :

 "Je ne suis pas comme eux. En fait, je ne fais pas partie de ce type de Noirs. Vous savez, ceux qui se foutent des discussions sur la vie en centre-ville, les mères célibataires, les allocations, etc. J’observe comment les différences culturelles influent sur l’angle de la conversation. Je suis convaincue qu’aucune femme, quelle que soit sa couleur de peau, ne devrait se conduire de telle ou telle manière pour que les gens la jugent bien. "

Ce qui nous ramène une fois de plus à son tempérament. Mikki Kendall est-elle une brute ? Il n’est jamais simple de répondre à ce genre de questions. Cela ne requiert pas seulement une analyse spécifique des actions de chacun – et de se dire « cette personne a été gentille, celle-ci ne l’a pas été ». Il faut plutôt comprendre les rapports de pouvoir, le racisme, les différences culturelles et leurs enjeux. Il faut se demander s’il importe vraiment que le langage de quelqu’un comme Kendall soit « constructif » ou non. J’ai lu un tweet de Kendall qui s’en prenait à une « féministe connue d’internet » dont je n’avais jamais entendu parler et qui avait l’air blanche, indéniablement ; ma première réaction serait de ne pas prendre un tweet comme celui-ci au sérieux – c’est-à-dire, de le considérer comme mesquin ou offensant. Mais si les tweets de soutien à Kendall étaient seulement postés par des gens de couleur, des transsexuels, des citoyens en colère ou des marginaux de toutes sortes, je serais peut-être obligé de reconsidérer mon jugement. « Je n’ai pas forcement envie que ces gens deviennent mes amis », déclare Kendall à propos des gens qui la critiquent. « Mais j’ai grandi dans un quartier sensible. Ici, si on ne cherche pas d’ennuis, on n’en a pas. Mais si on cherche la bagarre, on la trouve. Et quand on a perdu, on ne peut pas se faire passer pour la victime ; on ne peut s’en prendre qu’à soi. » Nous avons quitté le Medici en fin d’après-midi avant de se promener un petit moment. Le soleil d’hiver se couchait lentement sous nos yeux. Kendall m’a parlé de ses projets et de ce qu’elle espérait écrire : un documentaire sur les stéréotypes à propos des filles noires. Elle avait l’air heureuse ; elle renchérissait sur toutes mes assertions, voulait me montrer qu’elle était une bonne hôte. Elle m’a montré les rives gelées du lac Michigan, m’a indiqué un bon libraire et m’a conseillé le meilleur café du coin. « Je ne plais pas à tout le monde, m’a-t-elle dit. Il y a des gens qui ne peuvent pas me saquer et d’autres qui m’adorent. Mais j’accepte le fait que certaines personnes me détestent. »