À l'ombre de la haine
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Société

À l'ombre de la haine

Huit mois d'enquête sur les Three Percenters, mouvement islamophobe canadien surarmé et antiétatique.

Devant l'hôtel de ville de Calgary, cité canadienne de plus d'un million d'habitants, quelques dizaines de personnes se tiennent côte à côte afin de former un mur humain infranchissable. Chacun porte un uniforme qui consiste en un t-shirt noir arborant un casque de gladiateur – accoutrement qui ne serait pas inapproprié pour des motards. Il y a quelques femmes, mais ce sont surtout des hommes sur les pieds desquels on ne voudrait pas marcher dans un bar. Tous et toutes sont blancs.

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Dans le rang, certains sont munis d'une matraque, d'autres d'une canne à impulsion électrique – une arme non létale qui donne à la personne que l'on frappe une décharge pouvant atteindre un million de volts. Sur les t-shirts, on peut aussi lire « NSA » pour Never Standing Alone (Jamais seul). Autour, d'autres membres des Three Percenters surveillent la scène depuis une position en relative hauteur, tandis que des types en civil flânent dans la foule pour glaner des renseignements sur ceux qu'ils considèrent comme l'ennemi d'aujourd'hui : Antifa, groupe antifasciste canadien.

Devant la ligne, le chef des Three Percenters, Beau Welling, président du chapitre albertain et vice-président du groupe au niveau national, donne discrètement des ordres à l'aide de son téléphone – qu'il tient comme un talkie-walkie.

Quelques heures plus tôt, le groupe avait parcouru le périmètre pour s'assurer de l'absence d'explosifs dans les pots de fleurs situés autour de l'édifice municipal. On craignait qu'Antifa ait dissimulé des armes, ou que le groupe État islamique ait ciblé leur activité.

Beau Welling lors du rassemblement de Calgary. Photo : Mack Lamoureux

Les Three Percenters qui participent à ce rassemblement font office de détachement de sécurité pour Sandra Solomon, pasionaria controversée du front anti-islam au Canada, qui avait été impliquée dans un accrochage avec des antifascistes quelques jours avant à Winnipeg. Évoquant l'échauffourée de Winnipeg, Beau Welling avait donné une directive claire au groupe : participation obligatoire.

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Cette première sortie officielle de la cellule albertaine des Three Percenters, baptisée Operation Shock N' Awe, se veut une démonstration de force. Cette organisation anti-islam située à l'extrême droite de l'échiquier politique canadien affirme être lourdement armée et prête pour une « guerre » sur le territoire national.

VICE a enquêté pendant huit mois sur son fonctionnement interne. Unique dans l'écosystème de l'extrême droite au Canada, elle semble être, aux dires d'un expert, largement inspirée des milices américaines. Au cours de notre enquête, la tactique du groupe est rapidement passée de virulentes publications anti-islam en ligne à la surveillance directe de mosquées, à des exercices de tir, à des supposés achats de terrains.


« Nous nous considérons comme la dernière ligne de défense du Canada face à tous ses ennemis, qu'ils soient étrangers ou intérieurs, nous a déclaré Beau Welling. Si le moment vient et que nous devons intervenir et utiliser la force, nous le ferons. »

Les groupes comme les Three Percenters sont difficiles à cerner lorsqu'il s'agit de faire la part des choses entre la rhétorique belliqueuse sur Internet et d'éventuelles actions concrètes. Les experts nous ont toutefois mis en garde : il est important de ne pas sous-estimer les risques lorsque l'on fait face à une organisation qui jongle avec un cocktail de xénophobie et d'armes à feu.

Lorsque nous lui avons fait part des activités des Three Percenters, Barbara Perry, chercheuse au sein de l'université de l'Ontario et spécialiste des groupes d'extrême droite au Canada, a tout simplement répondu : « Ça me fait peur. »

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Un homme s'exerce au tir lors d'une sortie des Three Percenters près de Lethbridge. Photo : Facebook.

Les Three Percenters tirent leur nom du groupe paramilitaire américain mis sur pied après l'élection de Barack Obama en 2008. Il s'agit d'une organisation largement décentralisée, créée sur la base de fortes opinions antigouvernementales, et favorable aux armes à feu. Plusieurs personnes liées aux Three Percenters américains ont été arrêtées depuis la création du mouvement, notamment Allen « Lance » Scarsella, qui a tiré sur cinq personnes lors d'une manifestation du mouvement Black Lives Matter. Un membre a également été arrêté en 2011 dans le cadre d'un complot déjoué qui visait à attaquer des bâtiments fédéraux à Atlanta.

Les origines des Three Percenters canadiens remontent à la fin 2015, peu après l'élection de Justin Trudeau. Tout a commencé avec « III % Canada », un groupe Facebook qui a rapidement conduit à la création de chapitres – à l'image de ce que font les Hells Angels – dans plusieurs provinces. C'est à ce moment-là que j'ai envoyé une demande d'adhésion au groupe via mon profil Facebook personnel. Bien que celui-ci indique clairement que je suis journaliste, Beau Welling a accepté ma demande.

Au fil du temps, le groupe est passé de publications enragées sur Facebook à des activités concrètes – une transition plutôt rare. Depuis près d'un an, le chapitre albertain des Three Percenters, qui compte le plus grand nombre de membres actifs au Canada, s'est lentement transformé en milice. La division compte entre 150 à 200 membres actifs, et 1 600 membres en ligne – la plupart étant des ex-militaires, des survivalistes, des adeptes de théories du complot et des gens qui s'inquiètent tout simplement de ce qu'est en train de devenir le Canada.

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Tous assurent être lourdement armés, et plusieurs membres mettent en ligne des photos de leurs nombreuses armes à feu. Beau Welling explique que le groupe est formé en majorité de cols-bleus et d'employés durement frappés par le ralentissement économique en Alberta.

Les Three Percenters lors du rassemblement à Calgary. Photo : Mack Lamoureux.

Si l'on retrouve des chapitres ailleurs dans le pays, ils sont beaucoup plus modestes et leurs activités semblent être essentiellement réduites aux échanges en ligne. Toutefois, lors d'un rassemblement anti-islam à Toronto le 6 mai dernier, trois membres des Three Percenters s'en sont pris à Kevin Metcalf, un journaliste de l'organisme Canadian Journalists for Free Expression.

Lorsque nous avons joint la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à ce sujet il y a plusieurs mois, celle-ci nous a répondu succinctement : « La GRC n'enquête pas sur les mouvements ou les idéologies, mais sur toute activité criminelle de tout individu qui menace la sécurité des Canadiens. »

Si le concept des Three Percenters vient des États-Unis, il a été vaguement adapté pour correspondre à une vision canadienne du monde. Le nom Three Percenters lui-même tire son origine d'un mythe américain voulant que 3 % des Américains se seraient battus contre les Britanniques lors de la guerre d'indépendance. Afin de devenir membres, les aspirants doivent démontrer leur fidélité et leur valeur pour obtenir leurs couleurs auprès des supérieurs.

Le groupe albertain affirme qu'il se réunit une fois par semaine afin de s'exercer au tir en vue du moment où « ce sera la merde ». Les intérêts du groupe fluctuent constamment, mais semblent tourner autour de la haine envers Antifa, les réfugiés qui traversent les frontières du Canada et, surtout, la crainte d'une attaque terroriste islamique. Contrairement aux Soldats d'Odin et à d'autres groupes ayant les mêmes affinités, les Three Percenters ne semblent pas ressentir le besoin de dissimuler leur haine envers l'islam.

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Nous avons rencontré Beau Welling dans un restaurant du nord de Calgary le lendemain de son opération Shock N Awe. Ce père de famille originaire de Toronto gère une compagnie de transport. Avec sa barbe touffue et son chapeau de camouflage, il s'est révélé étonnamment ouvert à propos de ses activités et de ses « opinions anti-islam » – une position qu'il revendique. En lui parlant et en lisant les publications du groupe privé, il est clair que les Three Percenters croient réellement qu'une invasion islamique du Canada est en marche. Quoi qu'il en soit, ils s'y préparent. Pour Beau Welling, l'arrivée de réfugiés est « une invasion planifiée ».

« Nous n'aimons ni l'islam ni les musulmans », a-t-il ajouté, pour être sûr qu'il n'y ait aucune d'ambiguïté.

La ligne « infranchissable ». Photo : Mack Lamoureux

L'islamophobie est l'idée fédératrice des Three Percenters albertains. Cette vision du monde rassemble les membres du groupe en ligne et sert de moteur au recrutement. Sur la page du groupe, on trouve des propos qui parlent d'éliminer tous les musulmans sur Terre. On y utilise fréquemment des termes déshumanisants comme « enculeurs de chèvre » pour les décrire. Beau Welling y a déjà affirmé que les musulmans sont coupables par association, en ajoutant : « Fuck les musulmans modérés ! » Dans une autre publication, un membre suggère qu'il faudrait rassembler les enfants dans des enclos « comme des animaux ».

Chaque fois que s'est produite une attaque terroriste au cours des deux dernières années, la virulence du groupe a grimpé d'un cran. La rhétorique anti-islam a récemment atteint son zénith après l'attentat lors du concert d'Ariana Grande à Manchester, qui a fait 22 morts, dont des enfants et des adolescents. Beau Welling a alors déclaré la guerre.

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« Nous sommes en guerre, nous avons été en guerre, et nous sommes au beau milieu d'une lutte pour sauver nos vies », a-t-il écrit (en majuscules) dans le groupe privé. « Ça y est, fils de putes. Il est temps de passer à des actions patriotiques. Vous voulez nous emmerder, vous n'avez encore rien vu. Nous allons gagner cette guerre. »

Le lendemain, une partie du groupe a entamé la « production de bombes fumigènes et de bombes aveuglantes ». Le groupe a également procédé à l'achat de cannes à impulsion électrique, celles que nous avons pu voir au rassemblement à Calgary.

Beau Welling et d'autres membres des Three Percenters discutent avec des policiers lors du rassemblement. Photo : Mack Lamoureux

Cette tendance à la surenchère n'a pas été bien reçue par tous les membres du groupe. À la fin du mois de mars, le sergent d'armes du chapitre albertain, un membre extrêmement actif du groupe, a dit adieu à ses camarades. « Lorsque je me suis joint au groupe, je l'ai fait en croyant à la fraternité et à la camaraderie, a-t-il écrit sur Facebook au moment de son départ. Je croyais aussi, comme il est écrit dans la mention en haut de page, qu'il ne s'agissait pas d'une milice. Je crois que ce n'est plus vrai. »

D'après Barbara Perry, le plus grand risque réside dans la périphérie du mouvement. « Une attaque d'un loup solitaire, qui adhère aux idées agressives des Three Percenters mais trouve qu'ils n'agissent pas assez vite, est une menace réelle », m'a-t-elle indiqué.

Le calendrier Google des Three Percenters mentionne la préparation de bombes fumigènes. Photo : capture d'écran.

En plus de sa position anti-islam, le groupe met en avant sa défiance via le partage d'informations sujettes à caution, tirées de sites comme Rebel Media ou Infowars. Tout comme leurs homologues d'autres pays, les membres du groupe sont méfiants à l'égard des médias grand public – quitte à basculer dans le conspirationnisme le plus crasse dans certains cas.

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Un bon exemple de cela a eu lieu lorsque quatre chasseurs ont été portés disparus dans le nord de l'Alberta à la fin avril. S'il s'agissait d'un accident, Beau Welling a laissé entendre qu'il était possible que des djihadistes les aient tués, et qu'il devait y avoir des « camps d'entraînement terroristes » dans le nord de l'Alberta. Le 21 mai, il a ajouté qu'il avait mené une « enquête secrète » sur une mosquée du nord-est de Calgary dans laquelle des djihadistes s'entraîneraient. En surveillant la mosquée, il affirme avoir vu des personnes y introduire des caisses qui, d'après lui, devaient être pleines d'armes à feu et de munitions (il n'a fourni aucune preuve). Lors de notre entrevue, il m'a précisé que lui-même et son groupe « enquêtaient activement » sur 16 mosquées au Canada.

« Ces mosquées, d'après les renseignements que nous avons recueillis, servent de façades pour des cellules terroristes, m'a-t-il dit. Nous allons continuer à surveiller ces mosquées. »

Une publication que Beau Welling a partagée dans le groupe privé à propos de la surveillance de mosquées.

Beau Welling, évoquant la fusillade d'Ottawa, a affirmé que le groupe considère ces mosquées comme les plus grandes menaces actuelles, tant existentielles que physiques, et a laissé entendre que le groupe serait prêt à « agir concrètement » s'il estimait que « le gouvernement ne protégeait pas les vies des Canadiens ».

De son côté, Barbara Perry tente de démêler le vrai du faux. « Je soupçonne que c'est de la poudre aux yeux à 60 %, mais on ne peut pas minimiser le risque dans un cas comme celui-ci », tempère-t-elle.

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Deux photos d'armes à feu parmi celles, très nombreuses, que l'on retrouve sur la page Facebook privée.

Un tel risque est surtout lié aux nombreuses armes que semblent posséder les Three Percenters. Dans une publication Facebook privée demandant aux membres de montrer leur « équipement », on peut voir des types posant avec une vaste gamme d'armes à feu – passant des armes de poing aux fusils de chasse et aux fusils d'assaut. Les armes ne sont pas achetées par le groupe lui-même, mais appartiennent aux membres et sont mises en commun. Ryan Scrivens, doctorant à l'école de criminologie de l'université Simon Fraser, explique qu'il s'agit là d'un des nombreux facteurs qui différencient les Three Percenters d'autres groupes d'extrême droite épousant la logique milicienne. « Honnêtement, je suis surpris qu'ils soient aussi armés, m'a-t-il confié. Ils diffèrent en cela des autres groupes d'extrême droite canadiens. On ne trouve pas tant cette mentalité de survivalisme armé au Canada. »

Le groupe, de son propre aveu, s'entraîne d'ailleurs régulièrement au tir, encadré par des membres étant des ex-militaires. Beau Welling m'a expliqué que les Three Percenters s'entraînaient sur une base hebdomadaire. Il m'a aussi confié qu'un ancien médecin militaire était toujours sur place lors de ces exercices. Les conversations échangées dans le groupe privé indiquent qu'ils s'exercent dans des maisons de campagne isolées appartenant à de différents membres du groupe, et sur un site en bordure de la rivière Red Deer, près de Penhold.

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« L'entraînement au combat ne constitue qu'une partie de notre formation, mais elle en est une grande partie. Nous sommes prêts à saigner et mourir pour le pays », m'a confirmé Beau Welling.

D'autres photos d'armes à feu appartenant aux Three Percenters

La légalité de ces entraînements est douteuse. La Section 70 du Code criminel canadien intitulée « Exercices illégaux » interdit les « réunions de personnes, sans autorisation légale, dans le dessein : (i) soit de s'entraîner ou de faire l'exercice, (ii) soit de suivre des séances d'entraînement ou de maniement des armes, (iii) soit d'exécuter des manœuvres militaires ». Les individus ne respectant pas la loi s'exposent à des peines allant jusqu'à cinq ans de prison.

En fait, la légalité du groupe est elle-même douteuse. Beau Welling sait bien que le terme milice n'est jamais loin quand il s'agit de décrire son mouvement. « Nous nous décrivons plus ou moins comme un groupe survivaliste, un groupe de plein air, mais nous utilisons souvent le terme de milice, confirme-t-il. Rien ne sert de s'en cacher, vous pouvez nous qualifier comme vous voulez, on utilisera le terme de milice, il n'y a pas à avoir honte. »

L'une des nombreuses publications du groupe privé qui indique que le groupe s'entraîne. Photo : capture d'écran.

Les membres d'une cellule du nord de l'Alberta. Photo : Facebook.

Pour répondre au besoin et au désir du groupe de s'entraîner, le chapitre albertain a entamé des démarches pour se procurer un terrain de 65 hectares en Alberta, qui servirait de « camp d'entraînement, et de terrain de chasse ». Questionné à ce sujet, Beau Welling affirme que le groupe a déjà procédé à l'achat du terrain. En apprenant cela, David C. Hofmann, qui étudie les groupes d'extrême droite à l'université du Nouveau-Brunswick, n'a pas été surpris.

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« En toute probabilité, ils cherchent à se fortifier. Ils cherchent à construire des clôtures pour se protéger d'un gouvernement soi-disant hostile. Ils cherchent probablement à accumuler des armes et de la nourriture et à effectuer de l'entraînement militaire. Ce sont des activités typiques. »

À plusieurs reprises, Beau Welling et ses camarades ont exprimé leur désir de patrouiller au niveau de la frontière. Depuis quelques semaines, le groupuscule Storm Alliance s'y emploie.

« C'est quelque chose de très différent, que nous n'avions pas vu auparavant chez d'autres groupes s'opposant aux autorités, m'a précisé Barbara Perry. C'est une approche beaucoup plus américaine. Nous en avons vu les conséquences là-bas. Il y a eu des homicides à la frontière. J'espère vraiment qu'il s'agit d'un cas isolé. »

Beau Welling discute au rassemblement de Calgary. Photo : Mack Lamoureux.

Beau Welling avale une gorgée de café et demande à son jeune fils, qui l'accompagne, s'il veut un smoothie, pour ensuite aborder le sujet des récents attentats terroristes au Royaume-Uni. Ce ne sera ni la première ni la dernière fois qu'il mentionnera les attaques de Manchester et de Londres.

Welling me précise que le Canada « se perd », et qu'il est temps de passer à l'action. Il affirme également que son groupe est prêt à s'opposer à l'État.

« S'il s'agit d'un mandat de perquisition, l'État doit s'attendre à ce que nous résistions, parce que ça ne serait pas justifié », résume-t-il, avant de conclure.

« Nous voulons le bien, et nous nous battrons pour ce qui est juste et honnête. »

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