FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO « OK, TOUT VA BIEN MAIS TOUT IRA MIEUX DEMAIN »

L’Ultime secret de David Wojnarowicz

On a retrouvé la « magic box » de l'un des plus grands artistes new-yorkais du XXe siècle.

Photos : Matthew Leifheit

La Bobst Library est la bibliothèque de NYU. C'est une grotte vide où les lumières fluorescentes pendent comme des stalactites et où les étudiants filent entre les étagères telles des chauves-souris. Le bibliothécaire tourne un chariot à bouquins dans ma direction. Des reliques des Saints, un T-shirt de Justin Bieber, des images perdues de ce qui s'est passé ce jour-là, à Dallas – rien à foutre de ces raretés. Je suis sur le point de mettre la main sur un truc plus rare encore, l'ultime secret de David Wojnarowicz : la Magic Box.

Publicité

Par son art, Wojnarowicz a donné voix à l'indicible : la violence banale des banlieues américaines, l'horreur flamboyante du sida, ou la beauté de deux pédés en train de baiser sur une jetée abandonnée, en plein Manhattan. Son père était violent, alcoolique et a fini par se suicider ; sa mère était absente. Arrivé à l'adolescence, Wojnarowicz tapinait parmi les junkies du Times Square pré-Disney. Pourtant, tel un alchimiste, il transformait la merde en or, faisant de son enfance douloureuse une œuvre d'art multidimensionnelle, à la fois brute et incroyablement structurée. Ses peintures, ses essais, ses installations ont tout orné, de la Biennale de Whitney en 1985 jusqu'aux pancartes Act Up. Si le dramaturge Larry Kramer était la conscience de l'Amérique queer des années 1980, Wojnarowicz en était le Ça – plein de colère, de luxure, d'amour et de peur.

Il avait compris que sa colère était une arme. Dans son essai "Do Not Doubt the Dangerousness of the 12-Inch-Tall Politician," Wojnarowicz écrivait que « parler de l'indicible rend l'INVISIBLE familier, si on le répète assez souvent ». C'était son projet : rendre visible sa vie d'homosexuel, celle que l'Amérique aurait préféré garder cachée. Wojnarowicz croyait que cette démarche pourrait à terme « secouer les frontières de la ONE-TRIBE NATION », son expression pour désigner le sentiment au cœur de tous les rêves américains – deux enfants, trois voitures et un préfabriqué. Tout ça faisait partie du « monde pré-inventé », cette merde qu'on nous tend à la naissance en même temps que le langage et le capitalisme, bâti pour servir les intérêts de la classe dirigeante et que Wojnarowicz rejetait ouvertement.

Publicité

L'ironie, c'est qu'à cause de sa colère articulée et de son éloquente luxure, Wojnarowicz était incapable de parler de lui. Dans sa biographie Fire in the Belly, Cynthia Carr raconte les tas de pages remplies de confessions qu'il n'a jamais publiées. Dans celles-ci, il parle des désirs de tous les pédés d'Amérique, sauf un – lui.

D'après mes recherches, 58 objets composent la Magic Box. 59 si on inclut la boîte elle-même, en pin, ornée d'un logo « Indian River Citrus » à son sommet. Wojnarowicz aurait eu 59 ans cette année. Tandis que je soulève le couvercle, je me demande s'il ne s'agit pas d'un signe. Quand vous passez trop de temps avec la magie, vous vous mettez à la voir partout.

Parmi les choses que contient la boîte, on trouve une figurine de cow-boy, un quartz de la taille d'un poing, deux globes, un nid à rats fait de perles, un petit masque aux lèvres cousues, un père Noël, un sac d'insectes en plastique, une variété d'images pieuses et plusieurs photos de gourous. Si vous avez déjà contemplé l'œuvre de Wojnarowicz, vous pourriez avoir un déjà-vu : il y a une grenouille comme dans Water, ou un crucifix qui pourrait sortir tout droit de Why the Church Can't/Won't Be Separated from the State. On dirait qu'un enfant a tenté de recréer son œuvre en n'utilisant que ce qu'il aurait trouvé dans ses poches.

Les images pieuses entouraient le lit de Peter Hujar, le mentor de Wojnarowicz, lorsque celui-ci est mort du sida en 1987. Si quelqu'un était au courant de l'existence de la Magic Box, c'était bien Hujar. Certainement pas les collaborateurs de Wojnarowicz, ni son petit ami Tom Rauffenbart. La boîte était sous le lit de Wojnarowicz quand il est mort – en 1992, des suites du sida – avec les mots MAGIC BOX inscrits sur une bande de ruban adhésif. Parmi les nombreuses notes de Wojnarowicz, Carr n'a trouvé qu'une seule référence à la boîte, dans une liste non datée tirée d'un journal de 1988 : « Mis Magic Box dans installation ». Mais Wojnarowicz n'a monté aucune installation en 1988. Pendant au moins quatre ans, jusqu'à sa mort, il a conservé la Magic Box comme une sorte d'univers privé, transportable.

Publicité

Pourquoi ?

C'est la question à laquelle je reviens toujours. Pourquoi conserver cette boîte, et pourquoi la garder secrète ? Je pense que les réponses sont intimement liées.

Wojnarowicz comprenait le pouvoir de la résonance, la façon dont les choses créent du sens, et comment la proximité affecte la compréhension. Dans Do Not Doubt…, il disait de son travail : « Les photographies sont comme des mots. J'aime mettre plein de photos ensemble ou les imprimer les unes dans les autres afin de construire une phrase, en flottement libre, qui révélera le monde tel que je le perçois. » Il ne pouvait pas compter sur le langage parlé pour ce genre d'opération, car le langage est un moment du monde pré-inventé. Wojnarowicz souhaitait exprimer les rêves et cauchemars que l'anglais n'aurait jamais pu traduire en créant son propre langage privé – et tout langage nécessite un dictionnaire.

En définitive, on ne saura jamais ce que cette boîte représentait pour lui, mais je l'envisage comme le dictionnaire de Wojnarowicz, sa banque d'images, à la fois son refuge et sa décharge. Au milieu de ses installations en quatre par trois, Wojnarowicz conservait un univers privé, celui qui infusait tout son art. Dans une lettre adressée à son ami Philip Zimmerman, que Carr rapporte dans sa biographie, l'artiste écrit : « Je ressens une forme de satisfaction en cartographiant mon monde intérieur avec chaque chose que je crée. Je réalise qu'il existe quelque chose d'élémentairement important dans le fait d'amener ce qui est caché sous la lumière… Il y a quelque chose d'apaisant dans le fait de se sentir étranger à une structure que l'on n'a pas participé à créer. »

Son ultime secret ? Se considérant extraterrestre, Wojnarowicz s'était bâti une planète originelle, qu'il peuplait de pierres, d'os et de plumes, de jouets d'une enfance innocente qu'il n'avait jamais eue, de souvenirs des choses qu'il avait aimées. Car au cœur de sa colère résidait le désir d'un monde meilleur, où la beauté régnerait et où aucun garçon n'aurait à se prostituer sur Times Square, ni pour manger, ni pour l'argent, ni pour simplement serrer quelqu'un dans ses bras.