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LE NUMÉRO FICTION 2009

Six livres que j’aime ou que j’aimerais enseigner

Y’a pas d’atelier d’écriture dans ce pays. Si tu veux apprendre à écrire c’est mal barré.

Y’a pas d’atelier d’écriture dans ce pays. Si tu veux apprendre à écrire c’est mal barré. Mais tu peux toujours te fier à ceux qui savent pour quelques petits conseils de lecture. On a demandé à Yves Adrien, poète mystique, et à Claro, traducteur-découvreur-romancier, de nous faire partager certaines de leurs lectures. Apparemment Flaubert et Bossuet c’est ce qui se fait de mieux.

© Alph.B.Seny

CLARO Cet homme a traduit tellement de livres et des livres tellement bien que quand tu prononces son nom en soirée il y a quelquefois un connard pour venir te dire : Claro ? Mais c’est une fiction, ce mec est à la tête d’une entreprise, il ne peut pas exister et faire ce qu’il fait, c’est juste impossible. En plus il écrit. Non, impossible. 1/ La Disparition de Georges Pérec – La démonstration poignante qu’une contrainte (ici l’absence de la lettre « e ») n’est pas nécessairement un artifice au service d’une vaine aventure formelle. La Disparition permet d’exposer à des lecteurs sceptiques les rouages de l’écriture : à savoir qu’on écrit toujours en procédant par choix, réductions, écartements. Une esthétique se construit à partir de renoncements. Ce livre est un travail de réécriture du manque mis en pratique, la phrase avance avec son amputation, en quête d’une liberté. Pérec ne fait pas le malin, contrairement aux apparences : le jeu auquel il joue et nous convie est tout entier sous-tendu par la mort – justement : la disparition. 2/ Progénitures, de Pierre Guyotat – Un exemple unique de recréation violente d’une langue à l’intérieur d’une autre. Jamais la notion deleuzienne, empruntée à la poésie de Ghérasim Luca, de « bégayer dans sa langue » n’a été aussi pertinente qu’avec Guyotat. La lecture devient un acte dangereux, car le corps n’est pas acclimaté à ces vastes périodes sonores. La littérature y perd définitivement son innocence, mais y gagne en dénonciation. Et puis Guyotat c’est une leçon de choses – il parle depuis une langue que tant d’autres ont essayé de bouleverser, mais que lui seul a revisitée, avec les risques qu’on sait. C’est aussi réapprendre à lire oralement, éprouver physiquement la lecture. 3/ L’Innommable, de Samuel Beckett – « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? » Voilà un livre qui explore en une longue spirale les tenants et les aboutissants du corps silencieux néanmoins condamné à parler, à commenter son impossibilité à communiquer. Un discours sur le néant ? Mieux que ça – et pire. Grâce à l’humour particulier de Beckett, l’expérience de la langue (organe, obstacle, handicap) devient l’expérience de la lecture. L’impression de voir le livre s’écrire sous nos yeux : Beckett nous installe dans un étrange présent de l’écriture en train de douter d’elle-même. À étudier en parallèle avec le Discours de la méthode, de Descartes. 4/ Bouvard et Pécuchet, de Flaubert – Enseigner Bouvard et Pécuchet ne serait évidemment possible et souhaitable qu’au terme d’une année entière consacrée à Flaubert. Les livres précédents seraient examinés comme autant de parties d’échecs, la dernière s’achevant par un pat. Montrer comment Flaubert épuise certaines figures, certaines situations (les rencontres, les bals, les passages par le vide, les discours), comment il mine de l’intérieur, progressivement, tous les affects, et finit par aboutir à cette non-dialectique incarnée par le couple Bouvard-Pécuchet. En se payant le luxe d’inventer le roman moderne, le roman ultime, ce qu’il appelait « un livre sur rien » – c’est-à-dire sur tout : le savoir, le rôle du savoir, le plaisir du savoir, l’échec du savoir, etc. –, Flaubert réussit l’exploit monstrueux d’insuffler une immense jubilation dans la description de connaissances qu’il réduit dans le même temps à néant. Une réécriture du Don Quichotte, avec en creux la célébration de l’expérience comme horizon indépassé. 5/ Les Chants de Maldoror, de Lautréamont – Impossible de comprendre la littérature du vingtième siècle sans visiter ce vaste bordel panoptique que sont les Chants de Maldoror. Destruction systématique du romantisme, de l’inspiration, de l’élégiaque, du lyrisme ; cynisme absolu mais pratique ; assimilation perverse des grandes têtes molles qui l’ont précédé… Les Chants de Maldoror est un livre qui avance masqué, et son étude permet d’accéder à un niveau insoupçonné. Car derrière l’excès symbolique, la surenchère sadique, le brouillage des genres (roman-feuilleton, poème en prose, discours scientifique…), son auteur, Isidore Ducasse, se livre à un formidable travail de copier/coller, il invente sous nos yeux le roman-machine, génial bricoleur de styles, recycleur hystérique… 6/ Enfin, je prendrais un de mes livres, afin de démontrer en quoi il est raté, non par complaisance ou masochisme, mais parce qu’un auteur rate toujours son but – Beckett l’a dit : « Échouer. Échouer encore. Échouer mieux. » Écrire un livre c’est se fixer certains buts, expérimenter à un moment l’accident de l’écriture (il se produit toujours autre chose que ce qui est prévu, car le langage est plus fort que nous) et se contenter au final d’un objet imparfait – voilà pourquoi on écrit plusieurs livres, pour relancer la donne, parce qu’en écrivant on en vient régulièrement à se parodier, on écrit ce qu’on sait écrire alors qu’on voudrait aller au-delà. Donc, démonter les mécanismes d’un de mes livres serait une façon de rappeler au lecteur exigeant que la littérature est la somme de ses limites.

© Pierre Ferbos

YVES ADRIEN Yves Adrien est le plus grand écrivain de langue française qui ait jamais écrit sur le rock. C’est comme ça. Ne cherche pas. N’essaie pas non plus de tout comprendre. Essaie juste de parler de toi à la troisième personne, de temps en temps, pour voir comment ça fait, et peut-être que tu deviendras moins con. Nous avons rencontré X.69 qui s’occupe de la succession littéraire de feu Yves Adrien, prétendûment mort en 2001. 1/ Rose Poussière de Jean-Jacques Schuhl – Qui a jamais fait preuve de plus de distance ? Jean-Jacques Schuhl ne se dit pas écrivain, du reste il est comme Yves Saint Laurent qui pouvait couper une robe à même la peau d’Ingrid Caven, ce qui l’intéresse c’est le bruit des ciseaux. Rose Poussière est le livre qui à dix-neuf ans donne envie d’écrire à quelqu’un qui, quarante ans plus tard, un dimanche après-midi d’automne, s’en souvient et dit : « S’il faut six livres nous commencerons par celui-ci. » Il faut imaginer en 68 quelqu’un qui, à distance sensible des barricades, constatant ce fracas, se mettrait à jouer du clavecin. Collage, insertion, remix, lui-même revendique la noblesse du montage cinématographique dans le texte. Pour une quelconque occasion, je devais lire ce texte et je lui ai proposé de le faire en usant du fast forward et du rewind, il m’a dit : « Je vous y encourage, faites-en ce que vous voudrez. » 2/ La Servante portugaise de Jean Parvulesco – Ce livre date de 1986, mais c’est mon introduction à l’œuvre de cet homme à laquelle je suis attaché depuis plus de vingt ans par un processus quasi médiumnique. Dans À bout de souffle, Godard donnait au personnage incarné par Melville le nom de Jean Parvulesco. Un homme de droite et de visions galactiques qui a fréquenté des gens comme Julius Evola (auteur de l’Italie fasciste, penseur anti-moderne qui présente une vision de l’histoire comme décadence, ndlr). Inspiré comme aucun auteur de science-fiction ne l’a jamais été, hormis peut-être Philip K. Dick. C’est un livre qui n’a plus rien à voir avec cette réalité terrestre, on accède à des contrées d’ensoleillement perpétuel, une Atlantide du futur, à l’architecture néoclassique mais démesurée. Il faut, plutôt qu’à ce que l’on voit, faire l’effort de croire à ce que l’on ne voit pas. 3/ Vie de Rancé de Chateaubriand – C’est son dernier ouvrage. Il a 76 ans. Son confesseur lui a donné pour pénitence d’écrire un livre sur Rancé, un homme du 17e siècle, un mondain, un lettré. Un jour, ce dernier découvrit morte la duchesse de Monbatzon, sa passion secrète, dont la tête tranchée reposant à côté du corps. Le trépas de celle dont il avait les faveurs précipita sa prise de conscience et sa conversion aussitôt après cette nuit de feu. De dépit, il a choisi de s’enfermer, se faisant moine trappiste. Il avait peu de visiteurs, hormis Bossuet. La préface de cette édition est de Roland Barthes qui l’a titrée « La Voyageuse de nuit », car c’est ainsi que Chateaubriand appelle la vieillesse. Il y suggère que Chateaubriand n’était peut-être pas plus religieux que Rancé n’était humble. Ce qu’on y trouve c’est de l’ironie, la seule réponse que l’on puisse donner à cette manie poisseuse de la souffrance. L’ironique étant celui qui, face à quelqu’un qui vocifère, place un point d’interrogation. Les Anglais pratiquent ça mieux que quiconque (Oh, really?). Barthes se demande dans cette préface si nous pourrons voir un jour un pur écrivain qui n’écrirait pas. 4/ L’Apocalypse de Saint Jean – Saint Jean écrit : « À celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée, et je lui donnerai une pierre blanche, et sur cette pierre est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit. » Aux Seychelles, en 1996, celui qui vous fait face et qui avait recopié ces mots, se voit remettre ceci (il montre une pierre blanche percée d’un trou, montée en pendentif) par un rasta. J’ai reçu un jour une grande enveloppe blanche, très souvent les femmes sont le relais des étoiles, sur laquelle se détachaient la première lettre d’un prénom, Y, qui est la lettre de l’Apocalypse, la première lettre d’un nom, A, et la première lettre de la localité ou il résidait, le V de Verneuil. On avait un Y, un A et un V, ce qui par assonance donnait tout simplement Yahvé. Si vous avez l’habitude de noter vos fragments de pensées, des connexions, des rêves, vous les notez sur vingt années, mois par mois, semaine après semaine. Prenez de mois en mois la première phrase du premier et puis la première phrase du mois suivant, puis la deuxième page du mois suivant et la deuxième page du mois d’après ; et là, de cet exemple très simple qui relève du calcul de boulier, vous passez très vite aux mathématiques supérieures. Ce qui permet de vérifier sans cesse le discours tenu à ceux qui sont attentifs. 5/ Les Illuminations de Rimbaud – Tiens il nous déçoit, Arthur Rimbaud. Mais c’est parce qu’Arthur Rimbaud n’est pas encore né. Il est celui qui sait, celui qui reviendra. Si la Bible devait être récrite elle ne pourrait l’être que par Arthur Rimbaud. Ce que Rimbaud a compris est ce que le Christ a compris. Avant il y a l’Ancien Testament : le fracas, les châtiments. Tous les sept ans vos cheveux et votre peau se renouvellent, celui qui a compris opère une jonction. Celui qui vous parle se rendait souvent à Necker, l’hôpital des enfants malades, car il souffrait d’une forme rare d’hémophilie, la maladie du sang violet. Cet enfant qui s’était instruit, qui avait appris à lire et à écrire en recopiant un dictionnaire de 1936, avait aussi connu l’épilepsie. Une barrière de granit qui arrivait dans ses mâchoires à une vitesse prodigieuse. Cioran, dans La Tentation d’exister, je crois, posait la question de savoir ce qu’était que la sainteté. Il répondait : « l’inspiration ininterrompue. » Mais, par ailleurs, après avoir lu très tôt et Baudelaire et Mallarmé, en fait Baudelaire c’est Warhol. Warhol en son époque a adopté la froideur. Baudelaire adopte la morbidité. Ce sont deux formes modernes. Mallarmé, c’est l’orfèvre qui arrive à la suffocation, et parmi les poètes, les poètes par inadvertance : Vince Taylor, c’est un poète qui n’emploie pas les mots mais le maquillage sur son visage et le cuir noir. Rimbaud est Vince Taylor. Yves Adrien a vu Vince Taylor en 1973 dans les Halles qui tombaient par pans entiers. Marc Zermati et Yves Adrien l’ont vu à l’Open Market, mâchoires carrées, après avoir passé la nuit avec une blonde ou deux, venir chercher un peu d’argent chez une brune. 6/ Le Sermon sur l’ambition de Bossuet – Cela dit, je voulais vous parler de Bossuet, celui qui disait : « Je reconnais Jésus Christ à cette fuite généreuse qui lui fait chercher dans le désert un asile à ces honneurs qu’on lui prépare. » Et, en nous serrant la main, X.69 disparaît.