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Drogue

Grandir en Seine-et-Marne, là où la weed et l'ennui rythment les journées

À Bois-le-Roi, entre Melun et Fontainebleau, les adolescents des années 1990 auront connu les plaisirs de la défonce, avant de subir le contrecoup de la déprime.
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Pour notre colonne « Grandir en France », des contributeurs reviennent sur leur adolescence, quelque part près de chez vous.


Quand votre carte d'identité indique que vous êtes né à Melun, c'est comme si quelqu'un avait marqué, en gros et en rouge, « ennui » – là où, à la place, il devrait y avoir votre destin. En tout cas, c'est comme ça que tout le monde voyait les choses.

À quinze kilomètres de Melun, une ville propre et accueillante rassemble des gens qui attendent le retour de Saint Louis : Fontainebleau. Au centre de la ville, il y a un grand château. C'est là que ma mère travaillait.

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J'ai grandi entre Melun et Fontainebleau, à Bois-le-Roi, une petite commune de 5 000 habitants qui sert de dortoir à la classe moyenne supérieure, enfoncée au beau milieu de la forêt. L'occupation principale consiste à y faire du vélo et fumer des joints.

Bois-le-Roi est une petite ville plutôt chouette pour grandir. Il y a deux stades pour faire du foot, la Seine pour se baigner l'été, une écluse et un lavoir où se planquer l'après-midi, et la forêt à perte de vue. La plupart des habitants sont plutôt riches. Paris est à 35 minutes en train.

La commune possède aussi la seule base de loisirs gratuite du sud de la Seine-et-Marne. L'été, on voit déferler des hordes de gosses de Nemours, Montereau, Melun ou Dammarie-les-Lys qui viennent profiter du lac, serviette sur l'épaule, malgré les poissons-chats mutants qui s'y ébattent.

Le coin est également réputé chez les amateurs d'escalade qui débarquent, généralement le dimanche, avec leur tapis en mousse et leurs ballerines. Sinon, c'est un haut lieu de la prostitution : un policier indiquait récemment, dans La République de Seine-et-Marne, que le terrain est connu jusqu'en Roumanie et qu'il donne lieu à des affrontements violents entre bandes rivales.

Les enfants qui vivent à Bois-le-Roi vont à l'école Olivier Métra. Ils jouent aux billes et échangent des cartes à collectionner sous les grands platanes. Les garçons se bagarrent – mon pote Antoine y a laissé une dent – et les filles jouent à la corde à sauter, comme dans les chansons de Souchon.

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Ensuite, c'est le collège Denecourt, qui rassemble les gosses de deux autres communes, Chartrettes et Samois-sur-Seine. Entre la 6e et la 5e, l'imagination seule suffit pour tromper l'ennui. Il n'y a pas de cinéma, pas de piscine, pas de centre commercial, rien. Avant Internet, on se rassemblait pour organiser des jeux de rôle et peindre des figurines Warhammer.

De mon expérience, la plupart des adolescents de Bois-le-Roi commencent à fumer des joints en 4e ou en 3e. Un jour, je rentrais du sport avec mon pote Thomas, un type qui gravait « Nirvana » sur toutes les tables avec la pointe de son compas. Il a sorti son portefeuille. Un minuscule caillou marron est tombé devant lui. Il m'a proposé d'en rouler un.

Le scénario est sans doute globalement le même dans toutes les villes de France, et il n'a pas beaucoup changé depuis la fin des années 1990. Fumer des joints au collège est une chose extrêmement banale, même si j'ai du mal à considérer que ce soit tout à fait normal. Personne, autour de moi, ne voyait le cannabis comme une drogue, tout le monde en fumait.

À la fin du collège, tu es encore à moitié un enfant, à moitié un drogué ; tu navigues entre les cartes Magic et la fabrication artisanale de pipes à eau. Régulièrement, l'un des élèves quittait la salle de classe, les yeux rouges, livide, en pleine crise de panique, pour se rendre à l'infirmerie, sous le regard bienveillant du prof.

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Pour aller au lycée de Fontainebleau, il fallait prendre le bus. À 7 h 15, sans avoir rien avalé, on se réunissait et on coulait des douilles sur le parking. Les profs se retrouvaient face à une armée de zombies complètement ahuris, répartis sur les bancs de la classe. Pendant que l'un d'entre nous était pris d'un fou rire, un autre transpirait à grosses gouttes, persuadé d'être sur le point de mourir.

C'est à partir du lycée qu'on a commencé à fumer tous les jours, dès le matin, à chaque pause, le midi, le soir, sur le parking qui nous ramenait chez nous, puis la nuit, sur les marches du stade. Le cannabis nous donnait le sentiment de ne jamais nous ennuyer. De temps en temps, l'un d'entre nous finissait au poste et s'en tirait avec une leçon de morale ou une injonction thérapeutique. Tout le monde se mettait plus ou moins à dealer, souvent dans des quantités négligeables, pour dépanner. Presque personne ne touchait à l'alcool et aux autres drogues.

Plusieurs jeunes autour de moi sont devenus schizophrènes. Dans mon entourage proche, sur une centaine de jeunes, j'en comptais facilement cinq ou six, pas nécessairement ceux qui fumaient le plus. C'étaient des adolescents qu'on ne voyait plus pendant quelques semaines, parfois pendant quelques mois, et qui réapparaissaient subitement dans la rue, transformés, rendus amorphes par les médicaments.

Il n'a pas fallu longtemps pour que le groupe des « types du bord de Seine » se révèle pour ce qu'il était vraiment : une réunion de gamins en difficulté, lancés à pleine vitesse contre un mur.

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Un jour, au cours d'une soirée, j'ai fait une grosse crise d'angoisse. Je suis parti m'allonger sur un lit. Un type que je connaissais vaguement a commencé à se moquer de moi, il m'appelait « le badeur ». Je suis devenu ami avec ce type, Nico. Nous étions nés exactement le même jour, dans le même hôpital.

Nico a été incarcéré dans la prison de Melun pendant un mois, quelques semaines plus tard. Après avoir volé une voiture, il a essayé de forcer un barrage de police. Sa mère s'est suicidée pendant qu'il était en prison.

Quand Nico est revenu, tout un petit groupe a commencé à se former autour de lui. On passait presque toutes nos nuits en bord de Seine, autour d'un feu ou d'un barbecue. Le vendredi et le samedi, tout le monde allait en « teuf », des free parties improvisées dans la forêt ou dans les champs.

Certaines valaient réellement le déplacement et réunissaient quelques milliers de personnes, notamment celles organisées par Heretik. Tu étais accueilli, dès l'arrivée, par un lapin blanc géant. Des types déguisés, installés sur des échasses, se baladaient dans la foule. Sur scène, Punish Yourself jouait un mélange de punk et de techno en se fourrant des doigts dans l'anus.

Mais la plupart du temps, les teufs étaient plutôt nazes. Une vingtaine de personnes habillées en militaires gesticulaient mollement autour de la sono, se servant surtout de ce prétexte pour gober tout ce qui tombait sous leur main : cocaïne, LSD, MDMA, champignons hallucinogènes.

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En bord de Seine, presque tout le monde prenait de la drogue dure. Pour certains, c'était simplement l'occasion d'essayer un nouveau truc et de tromper l'ennui pendant quelques heures. Pour d'autres, c'était un moyen de dissimuler un gouffre affectif qui grandissait chaque jour.

Il n'a pas fallu longtemps pour que le groupe des « types du bord de Seine » se révèle pour ce qu'il était vraiment : une réunion de gamins en difficulté, lancés à pleine vitesse contre un mur. Les histoires devenaient plus glauques chaque semaine : tentatives de suicide d'untel et d'untel, surenchère dans les conduites à risque, prise de drogue quotidienne. La situation a dégénéré tellement vite que personne n'a rien vu venir.

J'étais devant la porte de mon meilleur pote et j'ai sonné. J'avais l'intention de passer la soirée chez lui, mais ses parents étaient là et recevaient des amis. On est donc partis dans une ruelle pour fumer un joint.

Quelques minutes plus tard, on était déjà beaucoup trop défoncés pour rentrer. On a décidé d'aller s'asseoir devant le collège – ce qu'on ne faisait jamais – pour voir comment les choses avaient changé. On savait qu'une free party avait lieu dans un champ à quelques kilomètres, mais on avait la flemme d'y aller.

Un groupe de filles a débarqué devant le collège pendant qu'on discutait. Elles cherchaient le lieu en question. On s'est finalement motivés et on a marché jusque dans les champs, pendant plusieurs heures. On est arrivés vers deux ou trois heures du matin.

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La fête ressemblait à ce qu'on trouvait typiquement dans le coin : une trentaine de personnes autour d'un groupe électrogène, plus ou moins affalées, défoncées aux champignons. Juste avant de partir, Nico m'a demandé de l'aide pour retrouver ses clefs de voiture. On a cherché pendant plusieurs minutes sans trouver. Finalement, il a simplement dit : « C'est pas grave, merci », et je suis parti.

J'ai reçu un coup de fil le lendemain matin, un pote qui m'expliquait que Nico avait perdu la vie peu de temps après notre départ. Il était monté au sommet d'un pylône électrique, devant tout le monde, et était mort dans l'hélicoptère qui l'amenait à l'hôpital de Melun. Là où il était né, 19 ans plus tôt. Ensuite, le groupe s'est disloqué et je suis parti faire mes études à Lille.

Il est étrange de se dire qu'un type qui est né le même jour que vous, dans le même hôpital, est mort. Il est difficile de ne pas se sentir coupable d'être passé à côté des signes qui auraient dû nous alerter.

Le temps a passé. Parmi les jeunes qui se rassemblaient en bord de Seine, quelques-uns ont continué les drogues dures, mais la majorité a préféré tout arrêter. Tout le monde a suivi son chemin, avec plus ou moins de réussite.

Bois-le-Roi ne se résume pas à des histoires de drogues, de schizophrénie et de suicide. Des tonnes de jeunes font de la musique, du sport, vont loin dans les études. Il y a également des gosses qu'on ne voit jamais, parce qu'ils restent chez eux la nuit.

Même si – ou peut-être parce que – la plupart d'entre nous étaient constamment défoncés, nous avons passé de bons moments et grandi entourés d'amis. Le fait de fumer des joints quotidiennement n'avait déjà rien d'exceptionnel à l'époque, mais j'ai l'impression que c'est ce qui a le plus marqué notre jeunesse.

La plus belle enfance, c'est sans doute celle à laquelle on survit. Le temps qui passe se charge de mettre un peu de nostalgie dans toutes les photos d'époque. Les mauvais moments, éventuellement, et les longues phases d'ennuis, surtout, ont été oubliés. Comme le dit l'auteur de L'Herbe bleue peu de temps avant de mourir : « Tout a été pour le mieux, je pense, d'une manière spéciale. »

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