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LE NUMÉRO HISTOIRE

Martin Monestier

Vous avez probablement déjà vu Monestier s'emporter contre la médiocrité culturelle dans une émission un peu gnagnan diffusée par une chaîne câblée.

Vous avez probablement déjà vu Monestier s’emporter contre la médiocrité culturelle dans une émission un peu gnagnan diffusée par une chaîne câblée. Il en a démissionné parce qu’il ne supportait plus l’ego des présentateurs télé. À 66 ans, Monestier ne rentre toujours pas dans les cases. Photoreporter pour Sygma à la grande époque de Depardon, il a posé son appareil après son millionième cliché, pour se cloîtrer pendant deux ans en contemplant l’idée du suicide, avant de revenir parmi les vivants avec son premier bouquin, sur la mort volontaire, justement. On lui doit des dizaines d’autres ouvrages absolument essentiels, consacrés à des trucs fascinants, pourtant méprisés par les historiens sérieux, genre les tétons, les monstres humains, les enfants assassins, les mouches, les excréments et les crachats (son dernier, Les animaux célèbres, est paru aux éditions du Cherche-midi). Vous vous considérez comme un historien ? Non, les historiens s’attachent à la grande Histoire, moi à la petite. Quand ils disent que Napoléon a beaucoup aimé Joséphine, il s’agit d’une vérité historique, à laquelle je m’intéresse depuis que j’ai découvert qu’il avait beaucoup de mal à approcher le lit de son épouse. Joséphine avait trois chiens qui se jetaient sur lui à chaque fois qu’il voulait la sauter… Et comment s’en arrangeait-il ? En leur donnant des coups de pieds, mais il a quand même été mordu une ou deux fois. Ça vous énerve quand on dit que vous êtes un encyclopédiste du bizarre ? C’est déjà bien gentil de me donner un titre. Mais il ne s’agit pas d’étrange, plutôt de choses qui peuvent le paraître parce qu’elles sont excentrées du domaine général. Comme les excréments… Les excréments traversent tous les domaines de la pensée humaine. Il n’y a pas une seule philosophie, pas une seule religion, pas un seul projet architectural qui n’ait été obligé de prendre en compte les excréments. J’ai moi-même une collection d’étrons absolument formidable. Une collection d’étrons ? Oui. La matière fécale est aussi matière à peinture et à sculpture. Je possède des dessins d’étrons fantastiques, qui ont beaucoup de personnalité. Par exemple, de l’étron du pape et d’une none qui le suivait. Les deux spécimens sont totalement différents alors qu’on sait qu’ils mangeaient la même chose. Celui du pape semble résulter d’une diarrhée phénoménale, tandis que celui de la none est tout à fait bien moulé. Je peux en déduire que le pape devait avoir un petit problème gastrique ce jour-là. Les déjections sont présentes à l’esprit des plus grands penseurs. Montaigne lui-même disait : «Les rois, les philosophes fientent, et les dames aussi.» Est-ce que le fils de Dieu déféquait comme tout le monde ? La question se pose. Au Tibet, les gens s’arrachaient les excréments du Dalaï-lama et des moines qui l’entouraient. Les lamas chiaient tous les jours et on récupérait leurs merdes pour les vendre jusqu’en Chine, c’était quelque chose de sacré. Ils en arrivaient même à en faire des extraits séchés pour la cuisine. Antonin Artaud l’a bien résumé, «partout où ça sent la merde, ça sent l’être.» Vous dites des mouches qu’elles sont le pire ennemi de l’Homme. Pourquoi ? Tout le monde prétend que le scorpion nous enterrera tous mais c’est faux, je suis sûr que ce sera la mouche. Tous les ans, les mouches tuent un million et demi d’êtres humains. Elles interdisent à l’homme de vivre sur environ 10 millions de km2, soit la surface du Canada. C’est le seul animal qui suit l’homme partout où il va. Au pôle Nord, à l’équateur, toujours des mouches. Elles se sont même invitées dans les sous-marins atomiques et les navettes spatiales. Vous avez aussi écrit sur le cannibalisme. À combien estimez-vous le nombre de cannibales dans le monde ? En Russie, par exemple, environ un dossier par mois est ouvert pour des affaires d’anthropophagie. On évalue à 2,5 millions le nombre de personnes qui mangent régulièrement de la viande humaine. On retient deux groupes, ceux qui sont cannibales pour la subsistance, et ceux qui font ça rituellement. Il existe aussi des tueurs en série cannibales—on considère en ce moment qu’il y en a entre 100 et 150 en liberté aux États-Unis. Il en existe aussi dans les pays en développement, mais personne n’en parle, comme pour ne pas dégrader encore plus l’image du pays. C’est un peu comme les enfants assassins, il y en a à peu près 50 par an en France. Et ce sont des enfants en bas âge, pas des adolescents. Au Japon, il y en a 250 par an. Les enfants sont mauvais... Ils ne sont pas mauvais, ils sont carrément malfaisants. Et ils ont exactement les mêmes raisons de tuer que les adultes : amour, vengeance, haine. Et comme les tueurs chevronnés, ils se préparent un alibi avant de tuer, même pour les crimes qui peuvent sembler les plus instinctifs. Vous avez vraiment arrêté l’école à 15 ans pour pouvoir travailler, dans le but d’acheter un scooter et de rejoindre une fille en Suède ? Oui, je me souviens même de son nom : elle s’appelait Lina Anderson. Le scooter devait me permettre d’aller en Suède. Quand on a 20 ans, tout semble simple. Mais, en vérité, c’est Jack London qui m’a conduit à arrêter mes études. On vivait avec mes parents dans une villa du Vésinet dont les propriétaires me laissaient lire tous les livres que je voulais. Mon père me disait que tout ce qu’écrivait London était vrai, alors je me suis dit : « Le lycée c’est trop chiant, il me faut aller voir ce qui se passe dans le monde. »

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Vous étiez un genre de beatnik ? Non, non, pas du tout. Honnêtement, les hippies étaient des mongoliens. Ils n’avaient pas d’idées, et leur histoire de « faites l’amour pas la guerre » c’est des foutaises, dans le sens où il faut quand même la maison de papa pour faire l’amour et le porte-monnaie de maman pour se payer des joints. C’est ce besoin d’aventure qui vous a fait rejoindre l’armée ? J’étais déjà allé en Turquie et en Israël car j’avais une fascination pour les chevaux. Après l’indépendance, un accord imposait à tous les Français habitant en Israël de faire leur service militaire dans les rangs de Tsahal. Je parlais l’hébreu, mais je ne savais même pas bien écrire le français. C’est grâce à un commandant des armées israélien que j’ai appris à écrire. Ensuite, je me suis engagé dans l’armée française. Et vous êtes parti en Algérie. Oui, j’étais très Algérie française, l’image de l’Empire me fascinait. J’adorais ces dessins où l’on voyait les explorateurs dans la jungle. La guerre ne vous a pas déçu ? Ah non, pas du tout. J’ai adoré mes trois années passées en Algérie. D’abord parce que j’ai pu choisir mon arme. En tant qu’engagé volontaire, j’étais dans les unités sahariennes, dans le désert, avec la base atomique, les missions, tout ce que j’aimais. J’étais rattaché aux unités combattantes, nous les acheminions vers les zones de combat, nous nous occupions de ce qui avait trait aux transports. En conduisant un 40 tonnes, on se sent un peu maître du monde. En trois ans sur place, vos opinions sur l’Algérie française ont-elles évolué ? Non, jusqu’à la fin j’étais pour l’Algérie française. Quand j’ai vu ce que la France avait construit là-bas, des milliers et des milliers de kilomètres de route, des milliers et des milliers de bâtisses haussmanniennes, des villes immenses comme Alger la Blanche, j’ai trouvé tout cela extraordinaire. Alger existait avant, bien sûr, mais on en a fait une ville véritablement fantastique. Comment vous avez pris la défaite française, alors ? Tout d’abord, il ne s’agit pas réellement d’une défaite, dans les faits l’affaire était réglée. Je voyais seulement que ce que l’on avait bâti là-bas, les cultures et les vergers immenses, on allait le laisser. Après je m’y suis fait, mais j’en veux terriblement aux porteurs de valise. Car de la même façon que tous les Français pro-Algérie française n’étaient pas dans l’O.A.S., tous les Algériens n’étaient pas des porteurs de valise. J’en veux aux gens comme Vergès, par exemple, qui ont aidé le FLN. Il n’y a pas un problème dans la façon dont on enseigne l’histoire de l’Algérie en France ? Quand un ignare comme Joey Starr gueule partout que la guerre d’Algérie s’est terminée par le génocide de Sétif, je me dis qu’il faudrait d’abord qu’il sache pour quelle raison il y a eu des représailles. Les membres du FLN se sont comportés comme des sauvages, ils ont tué 102 hommes, femmes et enfants au couteau. La France n’a pas à demander pardon pour Sétif et pour les prétendues exactions dont on l’accuse. Mais une démocratie est une femme sans culotte, elle n’a que sa petite jupe pour se protéger, n’est-ce pas ? Elle fait donc très attention à ne pas se faire violer.

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Y a-t-il eu d’autres moments durant lesquels vous avez été confronté à l’Histoire ? Je suis parti pour un photoreportage en Algérie pendant le coup d’État de Dounbien, quand un char d’assaut a dégommé Ben Bella à Alger. J’ai trouvé ça intéressant. Quand avez-vous décidé d’arrêter d’être photoreporter ? Quand Willy Brandt, alors chancelier allemand, en visite en Israël, a raté une marche en sortant de l’avion. De ce séjour historique, les journalistes n’ont retenu qu’un mec qui se casse la gueule. Pourtant, dans votre travail, c’est l’anecdote qui vous intéresse, non ? Pas l’anecdote en elle-même, l’anecdote comme une légende complétant la grande Histoire. Je me considère encore comme un journaliste. Mes livres sont des ouvrages de journalisme, dans le ton et la nature de l’information. Moi, je fais des longs articles de 500, 1000 ou la plupart du temps de 1500 feuillets sur 10 années de recherche, mais c’est exactement la même chose. Certains journalistes s’intéressent à la photo de l’homme d’État qui revient d’une conquête à cheval, alors que moi je m’intéresse à la légende de la photo qui dit qu’il fuit la bataille. La photo seule ne sert à rien sans sa légende.

C’est à cette période que vous avez connu une phase dépressive ? Oui, j’avais 36 ans, et je suis passé par une sorte de crise mystique où je ne sortais plus de chez moi. Je restais avec mon chien, j’avais même vendu mes chaussures. Je dormais dans une espèce de cercueil entouré de bougeoirs, mon appartement était entièrement plongé dans le noir et mes fenêtres étaient recouvertes de mes propres radiographies, comme des vitraux. Parce que vous étiez malade ? Non, enfin si, j’étais peut-être un peu malade psychiquement, mais c’était pour me rapprocher le plus près possible de la mort. Je la trouvais splendide, idéale, avec une admiration sans bornes pour ceux qui savaient bien finir leur vie. J’admirais les Stoïciens, j’adorais Schopenhauer. Cette fascination m’a poussé à me lancer dans mon premier livre, un truc sur le suicide. De la même façon que j’ai eu envie de tuer un homme à cause de mes amours malheureuses et que j’ai utilisé cette expérience pour écrire mon livre à propos des tueurs à gages.

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Vous avez donc pensé en embaucher un ? J’en ai engagé un, puis j’ai annulé au dernier moment. Au final, ce qui est important, c’est que toutes les forces négatives soient réutilisées pour donner matière à écrire. C’est pour ça que vous dites que si Dieu existe, c’est sûrement le Diable ? Je ne crois évidemment pas en Dieu. Est-ce qu’on n’est pas en train de vivre une période où la France n’appartiendrait plus à l’histoire présente, et se contenterait seulement de contempler son passé ? Oui. Londres, Milan ou encore Barcelone sont de sérieux concurrents de Paris d’un point de vue politique, économique et intellectuel. Et ne parlons pas de New York… Heureusement qu’il nous reste encore Paris-plage, à Rome ils n’ont pas ça. Mais je ne pense pas que la France se désintéresse de son histoire présente. Les événements du présent ne sont jamais historiques, à première vue. Quand Charlotte Corday assassine Marat dans sa baignoire, c’est un simple fait divers, personne ne peut penser que cela traversera les siècles et deviendra une des images phares de la Révolution française. Personne ne peut prédire ce que retiendra l’Histoire.

Y a-t-il, dans l’actualité récente, des événements ou des personnages qui vous semblent historiques ? Ça serait très prétentieux de désigner Untel ou Untel, ça tient juste à un avis très personnel, et de toute façon je ne crois pas. Le seul qui risque de rester dans l’Histoire c’est celui qui se fera assassiner dans les cinq prochaines années. Il faut mourir pour rentrer dans l’Histoire ? Dieu adore les héros qui meurent jeunes, les historiens aussi. J’espère pour Sarkozy qu’il ne sera pas assassiné mais s’il devient le grand réformateur qu’il dit vouloir être, ça serait du domaine du possible. Je me range à l’avis de Stendhal : je suis pour une dictature modérée par l’assassinat politique. Quand le dictateur déconne, on s’en débarrasse. Voilà. C’est parfait.