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LE NUMÉRO DE L'ENFANT-DRAGON

Éplucher Oignonville

Il est certains endroits qui, de par leur nature propre, semblent abandonnés de tous. L’Afghanistan en est un. Il en est un autre qui se situe à une heure et demie au nord de New York City, en dehors du hameau bucolique de Dover Plains...

Dick avec ses petit-enfants, isolant son abri à cochon avec l'approche de l'hiver. Dick Smith, connu comme le "Grand-père" d'Oignonville, élève des cochons pour ensuite les vendre aux abattoirs. Il est certains endroits qui, de par leur nature propre, semblent abandonnés de tous. L’Afghanistan en est un. Il en est un autre qui se situe à une heure et demie au nord de New York City, en dehors du hameau bucolique de Dover Plains, dans la vallée de Hudson. Cet endroit s’appelle Oniontown. En dépit de son nom, « Oignonville » n’est pas vraiment une ville : c’est plus une enclave montagneuse qui accueille une collection désorganisée de caravanes en piteux état alignées le long d’un chemin de terre qui n’aboutit nulle part. La colonie a une réputation qui convoque des adjectifs comme péquenaud, consanguin et drogué. Oniontown fait mauvais genre et ses résidents ont des difficultés à trouver du travail en ville. Quand l’équipe de basket du lycée local joue à l’extérieur, des plaisantins balancent des oignons sur le terrain. Au cours du siècle qui vient de s’écouler, les femmes ont obtenu le droit de vote, la ségrégation a été abolie et les droits civiques ont été établis afin de protéger les minorités ; pourtant l’opprobre qui depuis plus d’un siècle pèse sur Oniontown n’a pas été levé.

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À Dover Plains, le seul mot Oniontown fait froncer les ­sourcils des habitants, comme s’ils étaient tout à coup confrontés à une odeur fétide ou à un souvenir déplaisant longtemps refoulé. Historiquement, les résidents d’Oniontown semblent avoir toujours été considérés comme, en quelque sorte, ­­« inférieurs » à ceux de Dover – des bouseux édentés coincés dans une obscurité moyenâgeuse. « Sous-humains », ainsi que ­certains habitants de la région les qualifient. Même le bureau de poste de Dover, à environ un kilomètre de là, ne daigne pas apporter son courrier à Oniontown.

Personne, pas même les résidents de la colonie, ne peut dire d’où vient le nom d’Oniontown. Certains pensent qu’il est dérivé de Youngintown, allusion à la nombreuse progéniture des résidents. D’autres soutiennent que le nom est dû aux relents d’oignon que les habitants dégagent. D’autres encore suggèrent qu’onion a un jour été un terme argotique pour « ignare ».

Un jeune homme donne un coup de pied rageur à l’une des tonnes de piles d’ordures qui jonchent le sol d’Oniontown.

Au XIXe siècle, des métayers pauvres se sont installés dans l’enclave montagneuse. La première mention d’Oniontown que j’aie trouvée figure dans un livre de 1908, Historic Dover : « À un kilomètre au sud de Dover Plains est une modeste colonie composée de deux classes – des hommes qui ne font rien et des femmes qui élèvent les enfants et portent la culotte. » La poignée de caravanes et de fermettes a toujours attiré les étrangers, d’une façon presque inexplicable. En 1947, un reporter d’International News Service, James L. Kilgallen, s’aventure à Oniontown et signe un article en trois parties sur la colonie, avec des titres racoleurs tels que : « Rescapés de l’âge atomique : la Route au tabac en vrai, à 150 kilomètres de Broadway », « Ni radio ni auto pour perturber la colonie de péquenauds en retard d’un siècle sur leur temps » et « Une femme de 39 ans et ses 13 enfants ». Dans ses articles, Kilgallen se moque des résidents d’Oniontown parce qu’ils ont peur des caméras et qu’ils n’y connaissent rien à Shakespeare. D’un autre côté, il loue leur vie simple et pastorale : « Imaginez une communauté sans électricité ni baignoire, sans radio ni cinéma, où les enfants atteignent ­rarement la fin du collège, où l’illettrisme est de mise… Fruste, endurcie, primitive : telle est Oniontown. »

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Dernier article de la saga : Kilgallen et son photographe s’éloignent d’Oniontown en voiture, des terres s’étendent à perte de vue, et le photographe invoque le bon sauvage : « Je doute que les riches propriétaires qui vivent sur ces terres soient plus heureux que les gens que nous avons vus à Oniontown. Dans cette ville, nul ne s’inquiète de payer ses impôts sur le revenu, ou de la bombe atomique. » Douze ans plus tard, Kilgallen revient dans la colonie pour un article de suivi intitulé « La désuète Oniontown se cache toujours derrière son vieux rideau rapiécé ». La communauté ne dispose toujours pas de l’électricité.

Ethel Smith avec son petit-fils. Pendant longtemps, les habitants des communes environnantes se sont contentés de jauger à distance les résidents d’Oniontown, de leur foutre la paix. « La plupart des locaux savent qu’ils n’ont rien à faire là-bas », m’a expliqué un inspecteur local. Mais récemment, la démographie de la région a changé. Les acheteurs ont d’abord investi les comtés de Westchester et Putnam avant d’investir celui de Dutchess, plus traditionnellement prolo, toujours plus au nord, en quête de havres encore plus idylliques – et meilleur marché. Et ces dernières années, la jeunesse banlieusarde s’est toquée de se risquer à dévisager bouche bée les « péquenauds consanguins » que les légendes urbaines ont popularisés.

Début 2008, un film mal cadré intitulé « Les aventures d’Oniontown » a surgi sur YouTube. Dedans, trois jeunes désœuvrés foncent sur un chemin de terre au crépuscule, au volant de leur SUV, et rejouent une scène de Délivrance en émettant des commentaires sur le « petit village de ploucs consanguins ». Un type à l’arrière dit, sarcastique : « On va mourir. » Celui du siège passager brandit une pioche et décrète : « J’emporterai l’un de ces enculés avec moi dans la tombe. » Dans la voiture, les haut-parleurs crachent de la musique country aux accents nasillards pour donner du courage aux visiteurs. Quand ils franchissent la frontière invisible d’Oniontown, tout se pare d’une dimension surnaturelle. Ils descendent les vitres et prennent des photos des caravanes et des monceaux d’ordures avec leur téléphone portable. Un des jeunes types repère un poulet sur le bord du chemin et se met à crier : « Oh mon Dieu, regardez – un putain de poulet ! » Puis, le rythme du film s’apaise alors que la caméra zoome sur une silhouette sombre s’élevant à la lisière du bois. « C’est la personne la plus chelou que j’aie jamais vue de ma vie », annonce l’un des garçons. Un autre s’écrie : « Regardez, je crois qu’il y a quelqu’un à la fenêtre ! » Suivent quelques vues au ralenti à la Blair Witch de personnes qui se tiennent dans les bois. Au final, il ne se passe rien sinon quelques blagues ratées et des rires dérangeants. Un des types conclut : « Ils avaient tous l’air complètement ahuri ! C’est comme s’ils ignoraient le reste du monde. »

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Un peu plus tard cet été-là, probablement inspirés par la vidéo que le trio de bros douteux n’a pas manqué de poster sur YouTube, deux ados venant de la riche ville de Mahopac se sont aventurés dans Oniontown avec un caméscope pour se foutre de la gueule de ses résidents. Ils n’ont pas eu autant de chance que leurs précurseurs. Les habitants d’Oniontown leur ont jeté des briques et des pierres, et se sont attaqués à leur voiture. Les deux ont fini à l’hôpital. L’incident a été relayé dans tout le pays, ajoutant encore à la réputation d’infamie du lieu. La situation a été exacerbée quand Eric Schaeffer, l’inspecteur chargé de l’affaire, a lancé un avertissement public : « Quiconque n’appartient pas à Oniontown doit rester à l’écart d’Oniontown. » Tout ce raffut a juste servi à créer un effet de mode. Des ados en mal d’aventure, inspirés par des vidéos nommées « Une journée dans un village de dégénérés » ou « Retour à Fishkill », ont débarqué en masse, à peine effrayés par la menace de finir son séjour à Oniontown aux urgences. Dans l’un des films, le caméscope d’un des intrus pointe sur le plancher de la voiture, et on entend des hurlements de filles : « Oh mon Dieu ! Dégage ! Laisse-nous tranquilles ! » Sous la vidéo, le type qui l’a postée explique : « Un type nous a poursuivis en voiture et ils ont bloqué la route et lancé une pierre sur mon pare-brise… C’est des gros physcopates [sic] »

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En peu de temps, Oniontown est devenue un genre de ­maison hantée plébiscitée, une attraction grandeur nature pour ados oisifs de banlieue, bien que les conséquences du phénomène se soient parfois avérées graves. Une fille a reçu une brique en pleine tête. Les vitres de voiture des « fans » ­indésirables d’Oniontown ont très régulièrement été explosées, leurs passagers tirés hors de leur siège et tabassés. D’autres se sont fait prendre en chasse par des voitures pleines de rési­dents d’Oniontown et ont envoyé valser leur auto dans des arbres ou au bas d’escarpements rocheux. Les flics se sont décidés à contacter Google et ont fait retirer de nombreuses vidéos de YouTube, mais les dégâts étaient faits. Oniontown était devenue virale. Un des inspecteurs m’a raconté que « des gamins venaient de partout – Westchester, Fishkill, Cortlandt Manor. Quand on les faisait s’arrêter, ils nous racontaient qu’ils étaient perdus, mais sur les sièges arrière, il y avait des indications Googlemaps pour Oniontown ».

Un autre enquêteur m’a confié : « Qu’est-ce que vous feriez­ si quelqu’un venait dans votre quartier et faisait crisser ses pneus devant chez vous tout en se moquant de l’endroit où vous vivez, en vous insultant ? Les gens viennent les emmerder chez eux, ils réagissent, d’autres personnes réagissent, ça a un effet boule de neige. C’est pas la faute des gamins du coin. C’est YouTube qui a perpétué tout ça. »

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Le fusil de chasse de Dick Smith nonchalamment posé sur la table à manger. Qu’est-ce qui pouvait expliquer ce phénomène ? Pourquoi cette fascination et cette crainte de la pauvreté rurale ? D’où vient une mauvaise réputation ? J’ai entrepris de glaner quelques réponses.

J’ai commencé mon voyage à Poughkeepsie, une ville morose comme seul le nord-est de la Rust Belt sait en produire. J’y ai rencontré Betsy Kopstein, directrice de la Société historique du comté de Dutchess, dans une maison centenaire à proximité d’un centre-ville en déclin avec ses immeubles condamnés. Des bénévoles – gentlemen sur le retour et jeunes étudiantes – entraient et sortaient de son bureau poussiéreux, ressemblant à des figurants de cinéma tandis qu’ils compilaient des siècles d’artefacts de Poughkeepsie. Betsy s’est assise au coin d’un bureau encombré de piles de papiers, apparemment perplexe devant mon intérêt pour un endroit aussi marginal qu’Oniontown.

« On n’a pas beaucoup d’informations, en fait. On connaît des histoires », a-t-elle entamé. Quel genre d’histoires ? « Qu’ils sont consanguins. Qu’ils ont implanté un planning familial à Dover parce que les filles là-bas tombaient enceintes à 12 ou 13 ans. Que les gens d’Oniontown vivent à dix dans une caravane, et que la police ne va jamais là-bas. Si vous essayez d’y aller et de leur parler, ils s’enfuient par la porte de derrière et se dispersent dans les bois. Il est très difficile de les interviewer ou de faire la lumière sur une affaire qui les concerne. C’est pour cela qu’on sait si peu de chose – ils ne laissent entrer personne. »

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J’ai demandé à Betsy, native de Poughkeepsie, ce qu’elle avait entendu dire en grandissant. « C’était le genre d’endroits où vous ne vous aventuriez pas à la nuit tombée. Vous y ­alliez à plusieurs, jamais seul. Et vous n’y alliez surtout pas sans protection. » Betsy m’a ensuite expliqué que selon elle, la ­communauté était seule responsable de son isolement, qu’elle l’avait choisi – qu’ils s’étaient fermés au monde ­extérieur et qu’ils en payaient le prix : la discrimination. « Les relations entre Dover et Oniontown sont déplorables, encore ­aujourd’hui, a-t-elle ajouté. Si vous emménagez dans un quartier où une personne ne tond pas sa pelouse ni n’entretient sa maison et laisse ses ordures sur le trottoir, qu’est-ce que vous penseriez de cette personne ? Vous réfléchiriez et vous diriez : “Je préférerais que cette personne s’en aille.” Pour autant, est-ce que c’est juste, la façon dont les gens parlent d’Oniontown ? Non, ce n’est pas juste, non. Mais peut-on empêcher les gens de parler ? Non. Impossible. »

L'une des nombreuses affiches dissuadant les badauds de s'aventurer dans Oniontown.

Mon contact à Oniontown, c’était l’ami d’un ami. Pour être honnête, j’hésitais un peu à demander à un groupe de personnes qui avaient plus ou moins mené une guérilla pour protéger leur intimité si je pouvais venir fourrer mon nez dans leurs affaires. Mais comme tout journaliste qui se respecte quand il entrevoit l’argent de la pige au pied de l’arc-en-ciel, j’ai fait peu de cas de mes scrupules et je me suis retrouvé en train de composer un numéro de téléphone. À ma grande surprise, Patty Smith et sa belle-mère, Ethel, la plus vieille résidente de la colonie, la « Reine des abeilles » d’Oniontown en personne, m’ont dit de me pointer. À 11 heures du matin, je remontais le fameux chemin terreux.

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J’ai franchi une barrière à bestiaux et dépassé un tourbillon de panneaux DÉFENSE D’ENTRER pour tomber sur une maison brûlée, comme un avertissement : Tremblez, vous qui entrez ici. La carcasse noueuse et carbonisée s’était contorsionnée à la manière du Cri d’Edvard Munch. Oniontown à proprement parler se situait quelques pas plus loin. C’était comme je me l’imaginais : morne et guère impressionnant. Un petit chemin de terre flanqué de quelques caravanes qui ­surplombaient la vallée – les voies de chemin de fer de Metro North, l’autoroute et les falaises au-delà. Des gamins jouaient sur un terrain jonché d’ordures. J’ai dit à l’une des petites filles que je cherchais Ethel et elle a couru s’engouffrer dans une caravane. J’ai attendu sous la rive du toit, un pitbull me surveillant placidement de l’autre côté de la route. Au bout d’un moment, la porte de la caravane s’est entrebâillée sur un gamin à l’air coriace coiffé d’un chapeau à bords plats et arborant une boucle de ceinture ornée d’une feuille de marijuana. « Ethel a pas envie de parler, là, a-t-il déclaré. Elle se sent pas bien. » Il a ponctué son affirmation d’un regard noir.

J’ai demandé quand je pourrais revenir et il a haussé les épaules avant de marmonner quelque chose, comme quoi fallait que j’oublie Oniontown. Puis il m’a claqué la porte au nez. J’ai grimpé la petite colline désolée jusqu’à la caravane de Patty mais il n’y avait personne. J’ai poireauté avant de reprendre la route pour Dover afin de rencontrer Renny Abrams, le juge de la ville, dans sa station-service très animée. Abrams, un bonhomme affable aux cheveux blancs, ressemblait d’une façon troublante à un Johnny Cash vieillissant. Il avait la même nébulosité dans ses opinions politiques – après une heure de discussion, je n’ai pas pu déterminer s’il était de droite ou de gauche. En tant que juge de la ville et propriétaire d’un business, il avait plus d’une fois eu affaire aux habitants d’Oniontown.

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Les cochons de Dick Smith mâchouillent des donuts. « Quand j’étais ado, ils se faisaient systématiquement maltraiter, a-t-il dit. Pourtant c’est eux, plus que quiconque, qui m’ont aidé à mettre mon affaire sur pieds. Ils venaient faire leurs courses ici, ils se montraient bienveillants – ­encore aujourd’hui, je leur dois une fière chandelle. Ils ne cherchent pas à se hisser dans la hiérarchie sociale. Ils sont authentiques, vrais. » Dans les petits villages et les communautés insulaires, les nouvelles circulent vite et les rumeurs prolifèrent. Abrams m’a décrit comment plusieurs éléments isolés, toujours plus ou moins en lien avec Oniontown, s’étaient amalgamés dans l’esprit des gens pour consolider leurs préjugés. « Un homme emprisonné pour possession de drogue » – Oniontown est un repaire de drogués. « Un homme arrêté pour avoir tué un cerf en dehors de la saison de la chasse » – Ils sont vraiment sans foi ni loi. Au final, a-t-il conclu, Oniontown aurait du mal à se relever de cette sale réputation. « Comment rectifier un siècle d’approximations et de mensonges ? Comment s’en sortir ? Comment guérir Oniontown ? » Il a soupiré. « Je ne pense pas que ce soit possible. Ça ne changera jamais. Quand tout le monde sera mort et que les bulldozers auront fait leur œuvre, le mystère restera tout aussi épais. » Un peu plus tard cet après-midi-là, je me suis de nouveau ­hasardé à Oniontown et, alors que j’approchais, j’ai vu de la fumée s’échapper de la caravane de Patty et Dick. J’ai frappé à la porte. Une femme d’âge moyen aux traits marqués, qui portait une chemise en flanelle et des lunettes à double foyer, m’a ouvert et invité à entrer. Un petit sapin de Noël était installé dans un coin et un poêle à bois massif faisait régner sur les lieux une chaleur tropicale. Dans le salon, une chaîne satellite diffusait Big Daddy. Tout baignait dans la plus grande normalité. Patty m’a présenté Desaray, sa petite-fille de 19 ans, qui avait laissé tomber l’école et qui squattait chez eux pour le moment. On s’est assis sur le canapé, et Patty m’a montré des photos de sa grande famille – beaucoup de ses proches étaient morts ou en prison. Il y avait des photos de la mère de Desaray, Bambi, qui faisait de la taule pour cambriolage. « On espère qu’elle sera de retour pour la nouvelle année », a-t-elle commenté. Le petit frère de Desaray, 17 ans, était également derrière les barreaux pour un cambriolage, mais sans lien avec celui de sa mère. Après avoir compulsé ses photos, Patty a rapporté la pile de courrier du jour et en a retiré une enveloppe épaisse provenant de Joey, envoyée depuis la prison. À l’intérieur, deux longues missives manuscrites. Grand-mère et petite-fille se sont assises pour les lire.

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« Ooooh… Le petit con. Il a l’air d’aller bien. Écoute-moi ça », a ri Desaray.

Patty a continué à lire la lettre qui lui était destinée, l’air maussade. « Il veut savoir ce qu’on a mangé pour Thanksgiving. » Desaray Duncan dans sa chambre. À la tombée de la nuit, un truck s’est garé à l’extérieur. C’était Dick Smith, le mari de Patty, après douze heures passées à épandre du crottin de cheval. La cinquantaine avancée, Dick était un homme fier, né et éduqué à Oniontown. Je l’ai ­retrouvé dehors, près d’un conteneur, en pleine discussion avec un type nommé Kenny qui tenait nonchalamment deux gros sacs d’herbe. Kenny racontait le raid qui avait eu lieu la nuit dernière.

« Ils avaient de l’héro, du crack, de la meth, tout, a énuméré Kenny. Je leur disais tout le temps que quand les flics se mettent à faire des rondes devant chez toi, c’est qu’ils se préparent à débarquer. Plein de trucs illégaux. Ils vont prendre cher.

- Et voilà que tu fais comme eux, est intervenu Dick en ­désignant les sacs.

- Ah, c’est que de la weed. Rien de grave.  »

Sur ces mots, Dick s’en est allé dans sa caravane pour se raser et se laver. Une fois qu’il a été confortablement assis dans son gros fauteuil, on a parlé de sa ville d’origine : « Tout le monde te considère comme issu d’une classe inférieure, ils pensent que t’es un bon à rien, un citoyen de second ordre. On te charrie, on te frappe. On te dit que t’es un dégénéré consanguin, et tu te retrouves à te battre contre trois ou quatre gars. T’apprends à régler tout seul tes problèmes. Je me suis battu toute ma vie. Mes poings ne sont plus qu’un tas de cicatrices et d’os mal consolidés à force de cogner. » Je voulais qu’il me parle de l’école. « Les autres gamins te prennent pour cible. Tu grandis en faisant gaffe à tes arrières. Ils viennent par derrière pour te mettre un coup de poing dans la tête. Beaucoup de gens cachent le fait qu’ils viennent d’ici. Il y a toujours eu un stigmate. Mon père en avait des souvenirs. Mes petits-enfants le subissent. »

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Je me sentais assez à l’aise pour mettre sur le tapis l’histoire des vidéos YouTube, et Dick n’a montré aucun regret quant à la façon dont ces indésirables avaient été reçus :

« Dans le temps, on t’accueillait avec un fusil si tu te pointais et que t’étais pas invité. Attention, faut pas croire : si t’entres et que tu te comportes correctement, tout se passera bien. Mais si tu viens chercher la merde, je peux te garantir que tu la trouveras. »

Nous nous sommes tus. L’attention de Dick s’est reportée sur une émission de téléréalité qui passait pendant que Patty et Desaray s’affairaient en cuisine. L’émission terminée, Dick a changé de chaîne. Il est tombé au point culminant de Total Recall – la scène où Quaid fait sauter la salle de contrôle et les yeux de tout le monde sortent de leurs orbites du fait de la décompression et de l’exposition à l’atmosphère martienne.

« C’est quoi ? a demandé Desaray.

- Totall Recall », a répondu Dick, qui avait l’air ravi. « Ils font croire au héros que le monde extérieur le tuerait. »

Quand tout s’est écroulé, Schwarzenegger et la femme marchent en plein soleil. Des accords triomphaux retentissent comme ils échangent un baiser passionné. Dick a changé de chaîne abruptement.

« Seulement à la télé, a-t-il raillé.

- De quoi ? a voulu savoir Patty.

- Les

. » Dick Smith et sa petite-fille, Hannah. Un peu plus tard ce soir-là, Patty m’a reconduit en Jeep jusqu’à mon motel. Elle m’a confié que son père désapprouvait son mariage avec un natif d’Oniontown comme Dick.

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« Plein de gens ont des préjugés, et je n’arrive toujours pas à comprendre comment on peut être aussi borné, a-t-elle déclaré. Il faut connaître la personne avant de juger. L’origine n’a rien à voir dans tout ça. C’est de pire en pire, surtout ces dernières années. »

Quand nous avons atteint le motel, elle m’a souhaité bonne nuit et je suis sorti. Affamé, j’ai descendu la route principale jusqu’à tomber sur un endroit appelé Four Brothers Pizza Restaurant, le seul endroit encore ouvert du village. À l’intérieur, c’était parfaitement vide. Des serveuses adolescentes s’activaient derrière le comptoir, envoyant des giclées inutiles de produit nettoyant et organisant des piles de serviettes en papier, essayant d’avoir l’air occupées pour faire plaisir à leur manager. Je me suis assis au comptoir et j’ai commandé une bière. J’ai demandé à deux des serveuses leur avis sur Oniontown.

« J’ai entendu dire que c’était très dangereux », a dit l’une d’elles.

« Y’avait deux personnes dans mon école qui venaient de là – les deux ont été virées », a dit l’autre.

« Les amis de mon copain y sont allés et se sont fait tirer dessus. »

« Y’a plein de meth là-bas. »

Le manager barbu a tendu l’oreille et apporté sa contribution personnelle :

« Je sais pourquoi on appelle ça Oignonville. C’est à cause de ce champ, de l’autre côté des voies de chemin de fer : avant on y cultivait des oignons. Et y’a toute cette histoire d’inceste. Tu vois tous ces mulâtres roux dans les villages alentour, tu sais d’où ils viennent.

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- Mais comment peut-il y avoir inceste si les gens sont d’origines différentes ?

- L’inceste, c’était pas au début, a-t-il tranché autoritairement. C’est arrivé plus tard, avec les cousins germains. »

Patty prépare des paniers de Pâques. Le lendemain matin, j’ai traversé Dover Plains, dépassé les églises en bois et Dunkin’ Donuts. Je suis arrivé à un endroit appelé Murphy’s Auto Parts, où Oniontown Road amorce son ascension. Dick m’avait conseillé de parler à Warren Wilcox et Fred Murphy, les derniers descendants en vie des familles originelles d’Oniontown. Je les ai trouvés dans le bureau poussiéreux à l’arrière du magasin de pièces détachées. Wilcox s’est montré d’entrée de jeu réticent : « Oniontown est morte, a-t-il dit. Tous les résidents d’origine sont morts. On reste entre nous. On veut pas se faire emmerder. »

Tandis que certains évoquaient un problème d’inceste à Oniontown, d’autres, au contraire, déploraient la trop grande « mixité raciale » de ses habitants. Jusqu’au début des années soixante-dix, tous les résidents étaient blancs, jusqu’à ce que plusieurs des filles d’Ethel Smith se marient à des hommes noirs et les ramènent dans les montagnes. « C’est ces nègres qui causent des problèmes, a affirmé Warren. Avant, personne venait nous emmerder. »

On n’a pas manqué d’aborder les incidents relatifs à YouTube. Fred s’est assis, a croisé les bras et décrété : « Si des gens mettaient le pied dans ta cour et te traitaient de connard de nègre et de fils de ton oncle, comment tu le prendrais ? »

Je suis sorti du magasin de pièces détachées et j’ai marché jusqu’à Oniontown. Je m’arrêtais ponctuellement pour ramasser des pierres, au cas où j’aurais croisé des pitbulls. La route pavée finissait en cul-de-sac. J’ai aperçu Desaray et des amis à elle au milieu d’un grand champ. Desaray m’a appris qu’elle s’était retrouvée enfermée en dehors du trailer de Patty et Dick la veille au soir. Le SUV de sa jeune amie enceinte crachait du rap, et le groupe se tenait debout près de la voiture, à fumer des clopes, à comparer ses piercings et à se traiter mutuellement de « gay », trompant l’ennui comme seuls les jeunes savent le faire. Ils écoutaient Lil’ Wayne et dansaient sur un morceau qui ressemblait à un remix de « Cotton Eye Joe », et qui, je l’apprendrais bientôt, traitait de branlette espagnole. Puis, une chanson à la mode de Kid Cudi est passée et il se sont tous mis à chanter : Tell me what you know about dreams, dreams/Tell me what you know about night terrors, nothing.

Desaray et ses amis m’ont accompagné en voiture jusque chez Patty. Desaray m’a montré sa chambre, et plus particulièrement sa collection de canettes de Joose et de Four Loko. Comme son grand-père, l’école lui avait appris à se battre. « Les gamins s’asseyaient à côté de moi et me poussaient ou me tapaient. En sixième, j’ai dû me battre contre un groupe de filles qui me traitaient de négresse consanguine. Ça m’a rendue folle. Normalement, on ne dit pas d’où on vient. Mais d’une façon ou d’une autre, ça s’est su. Après ça, il y a des enfants qui n’ont plus voulu me parler. »

Desaray m’a parlé de ses difficultés à trouver un emploi. Et être domiciliée à Oniontown ne l’aidait pas : « Le bureau de poste refuse de nous apporter le courrier donc on a tous des boîtes postales en ville. Mais y’a pas mal d’endroits qui te demandent ton adresse postale et ton adresse réelle. Quand ils demandent les deux, ça craint. À cause de notre réputation, on est en permanence confrontés à la stupidité des autres. »

A basket of plastic flowers and an American flag hang over Ethel Smith’s window. En 2008, Desaray a déménagé plus au nord avec son père, un temps. Quand elle est revenue à Oniontown, c’était au beau milieu du phénomène YouTube. « J’étais rentrée depuis 5 minutes qu’une voiture s’est garée. Tu faisais tes trucs, et d’un coup quelqu’un se mettait à crier : “YouTuuuube !” C’est un truc que j’aimais pas entendre. On se tapait trois ou quatre voitures en un week-end, comme si on était un putain de freak show. On fermait la barrière et on les coinçait. Bien sûr, ils verrouillaient leurs portières et remontaient les vitres, mais dès qu’ils rentraient dans Oniontown, on s’assurait qu’ils n’aient plus de vitres. Mon cousin leur demandait : “Vous êtes là pour quoi ? Vous voulez nous filmer ?” Et eux ils étaient là : “On est désolés, on est désolés.” Ou alors : “Non, non, non. On s’est trompés de route.” Et mes cousins décidaient s’ils mentaient ou non. Ces derniers temps, ça va beaucoup mieux. »

La réponse énergique des habitants à leurs envahisseurs a porté ses fruits – et la réputation d’Oniontown est plus pourrie que jamais. Le cousin de Desaray, Jamal, a joué un grand rôle dans la dissuasion des intrus. Mais lors de mon séjour à Oniontown, Jamal n’a exprimé que colère et mépris pour moi. C’était peut-être justifié, vu qu’il m’avait vu faire le pied de grue devant la caravane de son arrière-grand-mère, Ethel. Desaray a parlé à Jamal et lui a assuré que j’étais « cool », et je me suis bientôt retrouvé à passer du temps avec le jeune homme de 19 ans. Jamal a grandi à Brooklyn, dans une cité. Sa mère vient d’Oniontown, et ils ont quitté leur appartement après la mort de son père pour s’installer plus près de leur famille. Il connaissait la réputation d’Oniontown. « Dans le coin, les petits Blancs te traitent de dégénéré, de sale négro. Ça te donne des envies de prison. »

Quand Jamal avait 13 ans, il a explosé le crâne d’un gamin de Dover et s’est retrouvé 18 mois en prison. Il m’a dit que ses actes, d’une brutalité légendaire, avaient peut-être joué un rôle dans la vague de curiosité malsaine pour Oniontown. Quand il est sorti de prison, le phénomène YouTube battait son plein. « Chaque jour, il y en avait de nouveaux. Il fallait qu’on fasse quelque chose. J’allais pas les laisser nous filmer comme des putains d’animaux dans un zoo. »

Jamal a déclaré qu’il projetait de rester à Oniontown tant qu’Ethel vivrait. « C’est notre cœur à tous. C’est elle qui nous tient tous en vie, en quelque sorte. On l’appelle La Gardienne. » Jamal et moi on a fumé des clopes en contemplant le morne paysage : ciel gris, maison calcinée, caravanes. « Y’a pas de monstres ici, a-t-il lâché. Y’a que des gens. Des gens normaux. » À 5 heures, la nuit est tombée. J’ai fait une dernière tentative pour interviewer Ethel et j’ai écouté les voix chuchotant derrière la porte. « Elle ne veut pas vous parler », m’a rapporté une femme à bajoues. Trois fois renié par la Gardienne, je me suis résigné à partir. Dick et Patty étaient au tribunal – apparemment, quelque chose était tombé du coffre de Dick directement sur une voiture de flics. J’ai dit au revoir à Desaray et entamé une longue descente dans l’obscurité.

En marchant, je me suis dit que même en se tenant à l’écart du monde, il y aurait toujours quelqu’un pour vous forger une histoire à votre place. Je me suis dit qu’il existait peut-être des endroits isolés, loin des projecteurs et des yeux intrusifs derrière des vitres de voiture. Mais on n’échappe pas au vacarme du monde. Et j’ai comparé ce monde à une toupie penchant dangereusement dans le chaos du temps, tout son poids en équilibre instable sur une pointe toujours en mouvement qu’on appelle « la réputation ».