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reportage

Les femmes dans l’horreur des camps d’Haïti

Elsa Dafour, journaliste française, tourne un documentaire à propos des femmes déplacées dans ces camps de Port-au-Prince. Ça s’appelle « Demain, si Dieu veut ».

Vous vous rappelez de ce que vous faisiez le 12 janvier 2010 ? De mon côté, je n’en ai pas la moindre idée. Les habitants d’Haïti, en revanche, doivent avoir un souvenir assez précis de cette journée, puisqu’ils se prenaient un tremblement de terre de magnitude 7,3 dans la gueule à 16h, heure locale, puis une dizaines d’autres, de puissance moindre, tout au long de la matinée du lendemain. Au bout de trois jours, le bilan était monstrueux ; alors que les villes de Carrefour et de Léogâne étaient respectivement détruites à 40 et 90% on recensait 230 000 morts, 300 000 blessés, et 1,2 million de sans-abris. Vite, les organisations humanitaires se sont manifestées, les médias de tous pays ont accouru et Bono y est allé de son discours censé procurer réconfort et soutien.

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Plus de trois ans plus tard, le cas Haïti a été relégué aux confins de l’actualité et des soucis planétaires. Après avoir couvert l’horreur sous tous les angles, les médias internationaux se sont peu à peu retirés de l’île Hispaniola. Aujourd’hui, demeurent encore quelques groupes humanitaires se débattant avec le peu de moyens à disposition et essayant de s’occuper des quelque 320 000 Haïtiens répartis dans les divers camps de fortune du pays.

Elsa Dafour, journaliste française qui avait déjà couvert le désastre il y a trois ans, est actuellement en train de tourner un documentaire à propos des femmes déplacées dans ces camps de Port-au-Prince. Ça s’appelle « Demain, si Dieu veut ». Elle est en train de le finaliser, et pour ce faire, elle a besoin de thunes : donnez-lui des ronds en cliquant ici. Je lui ai parlé de ce qu’elle avait vu là-bas et des femmes qu’elle a suivi ces deux dernières années.

VICE : Avant d’arriver à Haïti, savais-tu sur quoi se concentrerait ton reportage ?
Elsa Dafour : J’ai commencé à travailler sur la vie à Haïti après les séismes avec un ami et collègue de l’agence Neus photo, Arnaud Brunet. Ce dernier m’a présenté Olivier Laban Mattei, un photojournaliste de l’AFP et qui cherchait quelqu’un pour monter un diaporama sonore afin de présenter son boulot sur Haïti. J’ai travaillé plusieurs semaines sur son boulot, qui a finalement reçu un World Press photo l’année d’après. La proximité avec laquelle il a travaillé avec les gens et la violence qui se dégageait de ses images m’ont donné envie de partir là-bas. J’ai décidé d’y aller avec lui, alors qu’il venait de quitter l’AFP.

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OK. Quelle zone avez-vous couverte avec lui ?
On a travaillé sur le parc Jean-Marie Vincent, à Port-au-Prince, qui abritait 60 000 réfugiés. On s’est attaché à un petit bloc de ce camp, qui avait réussi à organiser une vraie communauté ; il y avait des bars et plusieurs écoles. On a monté un second diaporama sonore avec lui à la photo et moi au son. Ensuite, j’ai continué à travailler sur le même sujet, malgré la perte d’intérêt des médias.

C’était des gens d’Haïti ou des particuliers qui avaient décidé de venir aider les locaux ?
C’était des gens qui habitaient dans le camp, qui étaient eux-mêmes sinistrés. Quand j’y suis retournée l’année dernière, toute cette énergie était retombée ; les femmes qui avaient monté des associations, les hommes qui s’occupaient de distribuer de la nourriture, tous avaient été intimidés par les gangs locaux. Ceux-ci avaient émergé des suites de l’instabilité politique qui avait résulté des élections de 2011 et à cause des prisonniers qui avaient réussi à s’échapper des prisons pendant le séisme. Tout ça a formé un climat d’insécurité pour les habitants. Des femmes se sont faites violer puis expulser du camp par ces membres de gangs.

Je crois que tu as finalement dû te diriger vers un autre camp, pour tourner le documentaire. Pourquoi ?
Quand je suis retourné au parc Jean-Marie Vincent, il y avait beaucoup de femmes seules, dont beaucoup étaient enceintes, et presque toutes semblaient avoir un mari ou un amant qui trainait dans les environs. D’un coup, il y avait trop de monde. J’ai senti que je ne pouvais pas travailler de la même manière, toute seule avec ma caméra.
Du coup je me suis dirigée vers un autre camp, le camp de la République d’Argentine, basé à coté du centre-ville et dans lequel on recense 425 familles, soit environ 1500 personnes. La plupart des femmes y sont commerçantes ; elles vendent des fruits, des vêtements, tout ce qu’elles trouvent. Pendant ce temps-là, les hommes cherchent du travail, boivent du rhum local, qui les rend fou – il y a un fort taux d’alcoolisme en Haïti.

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Parle-moi des hommes dans le camp – que font-ils de leurs journées ?
Il y a une loi en Haïti qui est en train de passer et qui a pour but d’instaurer « la paternité responsable ». Ça paraît insensé vu d’ici mais ça en dit énormément sur la société haïtienne ; dès qu’une femme tombe enceinte, elle risque potentiellement de se faire quitter. C’est leurs femmes qui ramènent l’argent.

Pourquoi les hommes ne trouvent pas de boulot ?
Eh bien, ils ne cherchent pas vraiment. Le Graal pour les Haïtiens, c’est de trouver un travail dans un bureau. L’idée d’avoir un petit boulot dans la rue, c’est compliqué pour eux. D’autant plus que trouver un travail dans ces bureaux n’est pas donné à tout le monde ; souvent, ils n’ont pas les compétences. C’est un peu comme en France, rebondir une fois qu’on est à la rue est presque impossible.

Existe-t-il un profil particulier de femmes que l’on retrouve dans ces camps ? En gros, le séisme a-t-il touché toutes les classes sociales de la même manière ?
Les femmes que j’ai rencontrées venaient d’un peu partout, mais, en effet, je n’ai jamais rencontré de femmes riches. Ce sont les classes moyennes et le prolétariat qui ont morflé. Avant, ils étaient pauvres mais ils s’en sortaient. Parmi les femmes que l’on rencontre dans le docu, il y a Samantha, 28 ans. C’est une femme qui a reçu une éducation et qui vient de Pétionville, un quartier plutôt chic de Port-au-Prince ; malgré tout elle se retrouve là avec ses trois enfants sur le dos. Elle est obligée d’en mettre un à l’orphelinat. Son père est parti d’Haïti sans se soucier d’elle ; aujourd’hui, il est aux États-Unis et essaie de récupérer les papiers de leur maison qui s’est effondrée. Sa sœur possède une maison à Pétionville mais comme son beau-frère lui a fait des avances, elle a été obligée de partir. Les autres personnages sont des petites commerçantes qui s’en sortaient correctement avant le drame mais qui ont du mal à rebondir aujourd’hui.

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De quelle manière le chômage a-t-il explosé après le séisme ?
Je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de chômage. Je sais qu’aujourd’hui il reste 320 000 personnes réparties dans les 385 camps répertoriés, selon l’organisation internationale de l’immigration. La plupart des gens dans cette situation sont a priori sans emploi. Ceux qui ont un commerce informel ne rentrent pas dans les statistiques ; c’est de la démerde. En fait, oui, c’est un pays de démerde quotidienne.

Bizarrement, la République Dominicaine, située juste à côté d’Haïti, a été épargnée par le séisme. J’imagine que certaines femmes ont essayé de passer la frontière.
Effectivement, et c’est pour ça que j’ai appelé mon documentaire « Demain si Dieu veut » ; c’est incroyable que la République Dominicaine, frontalière d’Haïti, a été épargnée. Des femmes que j’ai rencontrées, aucune n’a essayé de franchir la frontière. Elles n’ont pas le droit de travailler là-bas ; ça voudrait dire passer la frontière clandestinement, travailler clandestinement, avec des enfants en plus de ça. Certaines ont dû tenter le coup mais je pense que le phénomène « catastrophe naturelle », plus « camp de réfugiés », mine de rien, a généré une espèce de force, de solidarité. Et puis il y a plus de chances pour elles de se faire entendre en restant ensemble. Elles attendent les 20 000 gourdes (environ 370 euros) que le gouvernement leur a promis et qui leur suffirait pour se loger pendant un an.

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Trouve-t-on encore des associations humanitaires en Haïti ou est-ce que tout le monde a déserté pour aller sur d’autres endroits « d’actualité » si l’on veut ?
Les ONG ont considéré la catastrophe comme « urgente » pendant 6 mois. Pourtant, l’urgence est toujours là aujourd’hui. Beaucoup d’associations sont parties parce que les budgets n’étaient plus au rendez-vous, mais on compte encore des dizaines organisations humanitaires qui gèrent chacune leur propre budget et leurs propres projets. Le problème c’est qu’il n’y a aucune coordination. Dans le camp Argentine où j’étais, en trois semaines passées sur place, je n’ai vu aucune association, aucune ONG, pas de distribution alimentaire, ni de soutien psychologique pour les victimes de viols. Enfin, pas de médecin ni de policiers, alors que les camps donnent directement sur la rue.

C’est-à-dire qu’ils communiquent vraiment avec le reste de la ville, comme des quartiers normaux ?
C’est même moins qu’un quartier : tu te promènes dans une rue et d’un coup tu te retrouves dans un camp. Par exemple, le camp Argentine est sur le site d’une école qui s’est effondrée. Ils se sont mis là parce qu’il y avait de la place. Beaucoup de camps ont été installés sur des places publiques. Ce sont les premiers à avoir été démantelés et dont les gens ont été relogés parce que ça ne faisait pas « propre ».

À quoi ressemblent les camps à l’intérieur ?
C’est un mélange de gravats, de débris en tous genres, d’eau croupie stagnante et de latrines mal entretenues et puis des bouts de tôle, de plastique et de tissus accumulés pour parer aux intempéries. Les gamins jouent au milieu d’endroits dégueulasses, parfaitement insalubres. On n’a pas de mal à imaginer pourquoi des épidémies comme le choléra flambent là-bas. Après, t’as aussi la malnutrition, et puis les problèmes de peau, comme dans tous les pays sous-développés.

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Tu penses que ces personnes vont être relogées à court ou moyen terme ?
Je le souhaite, en tout cas. Quand je suis partie du camp Argentine fin août, on parlait déjà de relogement. J’ai vu des ingénieurs prendre des mesures en vue d’une reconstruction de l’école avant la rentrée prochaine, même si rien n’a encore été fait. Les tentes sont toujours en place autour de l’école. D’après ce que je sais, les habitants du camp n’ont pas accepté les conditions de relogement. Ça peut être à cause du quartier dans lequel ils voulaient les envoyer, mais je n’ai pas plus d’info. Ce que je sais, c’est que le camp dont il est question fait partie des priorités du gouvernement – ça ne devrait plus trop tarder.

C’est le gouvernement haïtien qui gère tout ça, ou les aides viennent surtout de l’extérieur ?
Les initiatives viennent en majorité des ONG qui gèrent les projets un par un. Elles choisissent un camp et s’en occupent. Ce camp-là était géré par la protection civile haïtienne, donc le gouvernement, mais le plan de relogement n’a pas fonctionné. J’espère être là au moment où ses habitants déménageront, surtout pour voir les conditions qu’on leur imposera. Par le passé, certaines familles ont été relogées à 5 km de Port-au-Prince, dans des terrains vagues, en plein cagnard, sans un arbre ou un commerce autour.

Sur quoi tu vas orienter ton documentaire une fois que tu seras là-bas ? Tu vas revoir des gens que tu as déjà interviewés pour suivre l’évolution ou tu vas essayer de rencontrer des nouvelles personnes ?
L’année dernière, je suis revenue avec 30 heures de rush, principalement des interviews de femmes qui vivent là-bas. Je voulais faire un teaser pour trouver une boîte de prod qui me financerait, pour pouvoir y retourner et finir le projet. Le problème, c’est que les diffuseurs grand public que je suis allée voir m’ont dit : « Haiti c’est compliqué d’en parler. » Du coup, le but pour moi, c’est de retourner voir les 4 femmes parmi les 15 que j’ai interviewées qui sont les plus représentatives de la condition féminine dans les camps, et de continuer le documentaire à travers elles. L’idée est de faire un documentaire intimiste sur le quotidien de ces femmes.

Quel est l’événement qui t’a le plus marquée ou choquée l’année dernière ?
Chaque interview durait environ une heure et demie, avec chaque femme. J’essayais d’obtenir un résumé de leur vie jusqu’au séisme, le 12 janvier 2010. Le plus difficile, c’est de voir à quel point elles sont vulnérables dans la rue. Voir une gamine de 17 ans pleurer en racontant un quadruple viol, c’est dur. Et c’est pas la seule, il y avait des filles de 25 ans, des femmes de 65 ans qui se faisaient violer. Mais cette môme là, construire sa vie à 17 ans en partant de ça, ça semble impossible. Une gamine comme ça qui voulait juste finir ses études, qui était bonne élève, qui n’avait rien demandé à personne, qui a perdu son père dans le séisme et qui se retrouve là à subir un quadruple viol et ensuite à vivre une grossesse et une fausse couche dans le camp, c’est inimaginable. Et c’est très dur pour moi de témoigner de ça aussi.

Aidez Elsa à terminer « Demain, si Dieu veut » en lui donnant des ronds sur sa page KissKissBankBank. Merci :)