Illustration : Rose Wong
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Société

« Elle n’a jamais prononcé le mot vagin » : les cours d’éducation sexuelle chez les fondamentalistes

Comment les chrétiens scolarisés à domicile se voient privés d'une éducation sexuelle contemporaine.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Elizabeth Joy Burger n'avait jamais entendu parler de vagin quand elle a eu ses premières règles, à l'âge de 11 ans. « J'appelais ça "mes parties intimes" », me dit-elle sur Skype depuis sa chambre d' Atlanta, en Géorgie. « Je n'avais pas de mots plus précis pour les définir. »

Élevée dans une famille chrétienne conservatrice et scolarisée à domicile, sa connaissance en matière d'éducation sexuelle était vague, hâtive – voire inexistante. « Jusqu'à mes 11 ans, je ne savais même pas que les garçons avaient une anatomie différente de celle des filles », poursuit-elle. « Je ne savais rien du tout. »

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Une semaine après ses premières règles, Burger et sa sœur cadette Ruth ont eu une discussion sur le sexe avec leur mère. « Elle n'a pas dit pénis, elle n'a pas dit vagin – aucun de ces mots, à part : la partie du corps du garçon rentre dans la partie du corps de la fille . Elle était vraiment gênée et expéditive, elle n'a rien expliqué », raconte-t-elle. « Après cette discussion, j'étais toujours aussi confuse. »

À cause du manque de supervision gouvernementale, il est difficile d'estimer combien d'enfants aux États-Unis sont scolarisés à la maison. Les parents ne sont pas tenus de suivre un programme d'éducation spécifique et ne sont soumis à aucun contrôle pédagogique. Aucun diplôme ne leur est nécessaire pour assurer l'enseignement. Cette méthode d'instruction pose donc de gros problèmes de négligence.

Si les partisans de cette pratique aiment se vanter des bonnes notes de leurs enfants pour soutenir leur cause, de tels arguments sont spécieux ; en effet, seuls les parents qui sont déjà assez organisés pour évaluer et signaler les résultats de leurs enfants vont le faire – il est donc évident que ces statistiques sont dénuées de sens.

« Les parents qui plaident en faveur de l'école à la maison ne vont pas transmettre les relevés de notes de leurs enfants si ceux-là ne sont pas bons », déclare Rachel Coleman, fondatrice de la Coalition for Responsible Home Education (CRHE), une association de défense des droits des enfants scolarisés à la maison qui vise à sensibiliser à la nécessité d'une réforme de cette pratique, à donner des orientations de la politique publique, et à prôner une éducation à domicile responsable ».

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Coleman dénonce le manque d'organisations de défense des enfants scolarisés à la maison ; la plupart des organisations liées ne défendent que les parents de ces enfants.

« Un grand nombre de projets de loi proposés au corps législatif ne servent que les parents », dit-elle. « Il n'est jamais question de ce qui est le mieux pour les enfants. » La CRHE, dont le conseil est entièrement composé d'anciens élèves scolarisés à la maison, vise à représenter les intérêts des enfants.« Environ 10 % des parents d'enfants scolarisés à la maison n'ont pas de diplôme d'enseignement secondaire », poursuit-elle. « Seuls les parents ayant leur baccalauréat rapportent et comparent les notes de leurs enfants à celles des écoles publiques, ce qui n'a également aucun sens. » Selon elle, il ne s'agit que de propagande pour préserver le droit qu'ont les parents d'éduquer leurs enfants comme bon leur semble.

Au-delà de la négligence sur le plan de l'éducation, les enfants scolarisés à la maison sont plus susceptibles de mourir à la suite de violences physiques que les autres enfants, rapporte Coleman. Bien qu'alarmante, cette triste vérité n'a pourtant rien de surprenant : si un enfant qui se fait battre à la maison n'a pas la moindre interaction avec des personnes qui ne font pas partie de la famille – comme des professeurs ou des coachs – qui va remarquer et signaler les abus ?

Selon Christian, qui fut scolarisé à domicile quand il était petit, l'école à la maison fondée sur la foi aggrave le problème de la négligence éducative, car elle introduit des attitudes dogmatiques et restrictives envers le genre et la sexualité : souvent, on apprend aux filles élevées dans des foyers chrétiens fondamentalistes à considérer leur corps soit comme leur plus grande vulnérabilité, soit comme leur unique atout.

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Claire, 30 ans, a été élevée dans les mêmes conditions que Burger. « Nous étions des baptistes du Sud », déclare Claire, dont le pasteur soutenait que l'avortement était l'un des deux plus grands maux de notre temps (l'autre étant l'homosexualité). Jusqu'à sa première année de collège, elle a reçu une éducation religieuse à la maison, fondée sur des matériaux de cours chrétiens, dont un appelé Alpha Omega.

« Il y avait un cours sur la reproduction chez les humains », se souvient-elle. Le programme d'éducation sexuelle de Claire, à l'instar de celui de Burger, était rudimentaire et fondé sur la foi. « Il n'y avait pas de diagramme de vulve ou de pénis, et c'était centré sur l'abstinence », poursuit-elle. « Je crois que ça ne mentionnait pas du tout la contraception. »

Allison, 26 ans, décrit une situation similaire. Quand elle était enfant, sa mère est devenue de plus en plus conservatrice et passionnée par le mode de vie fondamentaliste. Quand elle et ses frères ont eu l'âge d'aller à l'école, sa mère a commencé à leur faire cours à la maison. « Tout ce qu'elle m'a dit au sujet de la contraception, c'est qu'elle était la cause d'avortements », se souvient-elle.

À 18 ans, elle a voulu quitter la maison et aller à la fac, mais ses parents ne le lui ont pas permis. « Mes parents croyaient fermement que les filles devaient rester à la maison jusqu'au mariage », déclare-t-elle. C'est plutôt courant dans le monde fondamentaliste du patriarcat chrétien. Les filles restent aux côtés de leurs mères et sœurs, gardent la maison sous la supervision de leur père, jusqu'à ce qu'elles se marient et aient leur propre maison à garder.« J'avais imaginé au moins 87 façons de m'échapper », dit-elle. « Au lieu de ça, j'ai épousé le fils aîné du pasteur et nous avons quitté le fondamentalisme ensemble. » Ne connaissant rien de la contraception, Allison et son mari ont eu leur premier enfant avant même de célébrer leur premier anniversaire de mariage.

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Même si Elizabeth Burger, Claire et Allison ont grandi dans différentes parties du pays et ont été éduquées via un large éventail de programmes d'éducation chrétiens, leurs histoires révèlent un élément important : les filles élevées dans des familles chrétiennes sont privées d'une éducation sexuelle appropriée et essentielle. Elles grandissent en étant isolées et en contradiction avec leur propre corps.

« J'appelle ça "la boîte" », déclare Burger. « C'est un terme que les anciens fondamentalistes utilisent pour désigner le fondamentalisme. C'est un peu comme l'histoire de Raiponce – cette idée qu'il faut garder les enfants dans cet environnement contrôlé et ne pas les laisser en sortir. »

Jim Bob et Michelle Duggar, vedettes de l mission « 19 Kids and Counting » diffusée sur TLC. Photo via Wikimedia Commons

L'un des programmes chrétiens d'enseignement à domicile les plus connus et les plus controversés est l' Institut de formation avancée (Advanced Training Institute, ATI), une émanation de l'église fondée en 1960 par Bill Gothard, The Institute in Basic Life Principles (IBLP).

Ceux qui suivent ce mouvement pratiquent la modestie dans tous les aspects de leur vie, que ce soit dans leur manière de s'habiller – chemises à col et pantalons pour les hommes, jupes longues et bras couverts pour les femmes – à la manière dont ils interagissent avec les membres du sexe opposé : étreintes latérales seulement, de peur qu'une poitrine féminine n'inspire des pensées lubriques.

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Parmi les partisans célèbres de ce mouvement conservateur, on peut citer la famille Duggar, star de l'émission de téléréalité 19 Kids and Counting, diffusée sur la chaîne TLC. L'été dernier, Josh Duggar, le plus âgé des enfants de la famille, a avoué avoir agressé sexuellement ses petites sœurs et une baby-sitter lorsqu'il était adolescent. Les fans ont été ébranlés. Les annonceurs et les sponsors ont coupé tout lien avec le programme, mais TLC a tiré profit de l'affaire ; la chaîne a annoncé sa décision de ne pas poursuivre la diffusion et a lancé une émission spéciale suivant les sœurs et les « autres survivants et familles affectés par ces abus ».

Sans doute pour redorer l'image de leur famille, les sœurs Jill et Jessa Duggar ont expliqué à Megyn Kelly, présentatrice de FOX, qu'elles avaient tout pardonné à leur frère. « Avez-vous eu la chance de lui exprimer votre colère? », leur demande Kelly. « Non », répondent les sœurs en rigolant, comme si l'idée leur était complètement absurde.

Pour beaucoup de spectateurs, cette interview sonnait comme une perpétuation naïve de leur propre victimisation. « Notre situation est différente de celle des autres filles », déclare Jessa Duggar. « Il était très subtil… très futé. » Ce n'était pas une histoire d'horreur, puisqu'elles ne comprenaient pas, à l'époque, qu'elles se faisaient agresser par leur frère, qu'elles soient éveillées ou en train de dormir.

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Pour ceux qui n'ont pas grandi dans un foyer chrétien conservateur, la réponse de la famille Duggar était choquante. Mais pour beaucoup de jeunes femmes issues de familles chrétiennes fondamentalistes, les actes de Josh Duggar et l'attitude de ses proches sont loin d'être surprenants.

« Les enseignements de Bill Gothard se concentrent sur le blâme de la victime », déclare Carmen Green, avocate pour l'association Americans United for the Separation of Church and State. « Si vous êtes victime d'agression, Gothard vous pousse à vous demander quel péché vous avez pu commettre pour en arriver là. »

Jamais marié et sans enfants, Gothard, qui a aujourd'hui 81 ans, a lui-même été accusé de viol et de harcèlement sexuel par pas moins de 18 femmes qui travaillaient ou étudiaient chez ATI. Le nombre de accusateurs, au dernier décompte, oscillait autour de 30 individus, hommes comme femmes. La plainte amendée, qui comporte plus de 200 pages, décrit les abus écœurants perpétués par Gothard. Il laissait notamment ses victimes utiliser sa carte de crédit, les emmenait en voyage, leur faisait des déclarations d'amour et d'affection, et pratiquait des attouchements sexuels sur de très jeunes filles placées sous sa garde en tant que chef spirituel, conseiller et figure d'autorité.

« Il est très difficile pour la communauté ATI de concevoir que la femme puisse ne pas être en tort », déclare Green. « La femme porte le lourd fardeau de ne jamais tenter les hommes autour d'elle. » Et ce, même quand la femme en question n'est qu'une petite fille.

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Pour quelqu'un de l'extérieur, cette logique peut sembler extrême – et extrêmement injuste. Cependant, pour ceux qui pratiquent le fondamentalisme chrétien, il s'agit simplement d'obéir aux souhaits de Dieu.

La famille Duggar. Capture dcran via Fox News

Shelly Paulsen, 23 ans, utilise sur Internet le pseudo @quiverfullmommy et évoque fréquemment sa vie de jeune mère chrétienne à Oshkosh, dans le Wisconsin. Paulsen n'a pas grandi dans le fondamentalisme chrétien mais l'a découvert à l'adolescence. Le terme « quiverfull » (qui se traduit par carquois) fait référence au psaume 127:3-5 de la Bible : « Comme les flèches dans la main d'un guerrier, ainsi sont les fils de la jeunesse. Heureux l'homme qui en a rempli son carquois. »

« Au fond, [l'idéologie Quiverfull] n'est pas abusive mais très stricte », déclare Paulsen. Les disciples de ce mouvement, comme la famille Duggar, s'opposent à la contraception afin d'avoir autant d'enfants qu'il est biologiquement possible – leurs carquois en sont remplis. « Nous pensons que les gens sont bénis en ayant des enfants, c'est ce que dit le verset de la Bible », poursuit Paulsen. Elle et son mari, un charpentier, laissent le seigneur décider du nombre d'enfants qu'ils auront – tant que le budget financier de la famille et la santé de Paulsen le permettent. Pour l'instant, ils en ont trois.

Pour, les pratiquants du mouvement quiverfull, la pudeur féminine est un moyen de dissuader les avances sexuelles masculines. Paulsen, par exemple, consacre non seulement son cœur, mais aussi son corps au Seigneur, en portant des jupes à temps plein. « Le but est d'empêcher les autres de trébucher dans leur foi. »

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« Si je porte un jean moulant ou une jupe courte, des hommes pourraient me désirer et ce serait un manque de respect envers mon mari », déclare-t-elle. Elle est tombée sur un passage de l'Ancien Testament qui décrit le port de vêtements coupés au-dessus du genou comme étant égal à la nudité. Elle ajoute qu'elle est assez radicale dans sa foi.

J'ai demandé à Paulsen si elle trouvait injuste que les femmes soient tenues pour responsables des agissements des hommes.

« Je ne pense pas que les hommes soient stupides. Cependant, nous savons tous que les femmes sont plus romantiques et les hommes plus visuels, nous sommes faits comme ça », me dit Paulsen. « Si je peux empêcher un homme de me regarder en m'habillant de manière à ne pas attirer l'attention, j'ai l'impression d'obéir à Dieu. »

Cette attitude restrictive envers les rôles des sexes est au centre de la vie de femme pieuse de Paulsen. Cette mentalité est partagée par beaucoup d'autres femmes qui ont grandi dans le fondamentalisme chrétien.

« Le sexe n'est pas censé être un terrain d'égalité », déclare Caitlin, citant Doug Wilson, théologien évangélique et pasteur à Moscow, Idaho. Caitlin, 24 ans, a été élevée dans une famille chrétienne fondamentaliste très insulaire, semblable au monde de Bill Gothard. Elle a grandi dans une perspective générale qui selon elle était : « Les femmes ne doivent pas tenter les hommes, les femmes doivent plaire à leur mari, sinon il va être contraint à l'adultère parce qu'il n'est pas satisfait sexuellement ».

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Lorsque votre mari ou père est le chef spirituel de la famille, qu'il impose le strict respect d'une interprétation littéraliste des rôles bibliques des sexes, la soumission sexuelle peut vite se transformer en normalisation des abus sexuels. Caitlin se souvient d'une amie qui a été élevée dans un ménage physiquement et sexuellement abusif et n'a pas porté plainte, étant donné qu'elle était cloîtrée à la maison et n'avait pas accès à une éducation sexuelle complète.

« Beaucoup de gens que je connais n'ont même pas le vocabulaire pour décrire ce qu'on leur a fait, déclare Caitlin. Et l'agression sexuelle à la maison était assez répandue pour devenir un sujet de discussion parmi les anciens enfants scolarisés à la maison. »

Caitlin avait elle-même une connaissance limitée de l'anatomie et pas de cadre de référence pour comprendre les différents types d'actes sexuels jusqu'à ses 21 ans, quand elle a finalement trouvé un manuel universitaire sur la sexualité. «Je ne savais pas quoi faire d'autre, dit-elle. En fait, j'ai demandé à quelqu'un comment on en apprenait sur les relations sexuelles. »

Allison, la jeune femme qui a échappé à sa vie d'isolement en épousant le fils aîné du pasteur, dit que depuis qu'elle et son mari ont quitté le fondamentalisme, sa famille est devenue encore plus stricte quand à son interprétation littéraliste de la Bible. Bien que sa relation avec son mari a commencé par une cour extrêmement stricte, Allison admet qu'ils ont eu de la chance que ça ait marché.

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Ses parents, cependant, désapprouvent. « Mes parents ont depuis estimé que notre mariage n'était pas suffisamment biblique, et qu'ils auraient préféré un mariage arrangé sans attachement émotionnel », explique-t-elle.

L'année dernière, sa sœur a fait l'objet d'un mariage arrangé avec un jeune homme d'une famille que les parents d'Allison ont rencontrée dans leur nouvelle église – la précédente commençait à devenir trop libérale (le pasteur laissait ses filles travailler). Son beau-père a estimé que « le tempérament d'un de ses fils collerait bien avec celui de ma sœur ». La sœur de Allison, 22 ans à l'époque, a écrit des lettres à son prétendant non identifié pendant quelques semaines avant que son identité soit révélée – ils se sont ensuite mariés.

L'idée chrétienne fondamentaliste que les filles sont la propriété de leur père, puis de leur mari, est quelque chose que Rachel Coleman, la fondatrice de la CRHE, ne connaît que trop bien.

Doctorante en histoire à l'université de l'Indiana, ses parents ont été très critiqués pour avoir laissé leurs filles aller à la fac. « Ils disaient que c'était hédoniste et que je ne deviendrais jamais une bonne épouse », poursuit Coleman.

En revanche, ses parents avaient toujours des positions radicalement restrictives sur l'autonomie des femmes. « Ma sœur a fait son premier tatouage à18 ans. Elle venait de terminer sa première année de fac. Ma mère lui a dit qu'elle aurait dû demander la permission de notre père, car son corps lui appartient, et qu'une fois qu'elle serait mariée son corps appartiendrait à son mari, et qu'il lui faudrait la permission de ce dernier pour se faire tatouer », se souvient Coleman.

« Une fois que vous possédez votre propre corps, vous pouvez laisser aller vos émotions et vos sentiments ; or, nous avons appris à les cacher dans la boîte », dit Elizabeth Burger, qui a commencé à voir un mec qu'elle aime vraiment depuis que nous avons parlé.« Avoir des rencards est terrifiant et excitant. »

Dans la culture de la pureté, on vous apprend que même en tenant la main ou en dansant avec quelqu'un, vous offrez une petite partie de votre cœur, devenant moins entière pour la personne que vous allez épouser. Vous devez éviter toute activité sexuelle ou romantique; puis, lors de votre nuit de noce, vous devez, au contraire, faire tout ce qui est physiquement possible avec une autre personne.

« Je pense que beaucoup de gens se marient pour pouvoir avoir des relations sexuelles, mais ces relations sont loin d'être saines », déclare-t-elle. « La vie est bien meilleure en dehors de la "boîte", mais aussi bien plus terrifiante : on ne vous dicte pas comment vous comporter. Et vous n'apprenez pas la vie dans un livre. »

*Les noms ont été changés.