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Vice Blog

DROGUES DURES ET GRANDS CHAPEAUX

On a parlé avec un mec de Bandamax, une boîte de prod mexicaine qui réalise des clips de narcocorridos.

La première fois que j'ai regardé la télé au Mexique je suis tombée sur Bandamax, une chaîne câblée mexicaine à laquelle je pense qu'on aurait dû consacrer l'intégralité de notre numéro Anti-Musique. Des chanteurs en larges chapeaux de cow-boys et chemises brodées y chantent à longueur de temps leur amour pour une grosse pute qui les a trahis. Le tout dans des villas de nouveaux riches, dont les murs sont peints en jaune. L'interview filmée d'un chanteur mort, tué par les Narcos, repasse en boucle. Musicalement, on a affaire à du crypto R'n'B folk mex slash gouffre. Là, ça fait trois heures que je mate et je maîtrise désormais le sautillement sur place, avec lançage de bras en avant et hululement de lover, qui se pratique beaucoup sur la chaîne. Un type qui a réalisé des clips pour eux a bien voulu m'aider à comprendre le phénomène, sous couvert d'anonymat. Il a répondu à quelques questions.

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C'est quoi la musique qui passe sur Bandamax ?

Des rancheras, de la cumbia, de la musique de fête mais aussi des narcocorridos qui glorifient les aventures des trafiquants de drogue, qui ont eu un gros succès ces dernières années. Ce qu'on voit sur Bandamax n'est que la partie visible de l'iceberg – souvent un artiste sort un album sur lequel il y a une chanson d'amour et quatre narcocorridos. Bandamax ne distribue que la chanson d'amour.

Une façade cheesy alors qu'en réalité c'est un truc de gros thug ?

Ouais. Et tu le sens quand tu réalises un clip pour eux. Quand tu rencontres l'entourage d'un chanteur, c'est mi-marrant, mi-flippant.

C'est quoi la relation entre les chanteurs et les Narcos ? Les trafiquants de drogue financent la prod ?

Ouais, enfin, c'est plus que ça. Si tu fais une chanson qui plaît à un narco trafiquant après il t'invite pour que tu la chantes dans sa villa, là où il y a tous ses animaux, ses girafes, ses rhinocéros, ses tigres, ses panthères…

Hein ?

Oui, les animaux font partie de l'esthétique classique de la villa du narco et puis de son travail – tu les nourris de tes ennemis. Je disais donc qu'il y a une circulation entre ce genre de musique et le crime organisé. Par exemple il n'est pas rare qu'un chanteur ait été tueur à gages dans le passé. Avant, les narcocorridos étaient plus épiques, par exemple Camelia La Tejana, de Los Tigres del Norte, qui raconte comment une meuf traverse les États-Unis avec une voiture dont les roues sont remplies d'herbe. Aujourd'hui ils sont devenus plus réalistes. Ils glorifient le style de vie narco, ça me rappelle un peu le mode de vie gangsta des rappeurs américains.

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Et pourquoi les chanteurs ont tendance à mourir « comme ça » ?

C'est en partie lié à la scène où ils se produisent, le palenque, qui est une espèce d'arène, où ils sont très près du public, si bien que des disputes peuvent éclater à tout moment. La majeure partie des meurtres a lieu peu après le concert, dans la rue, ou à l'hôtel. Apparemment ce n'est pas une bonne idée de faire une chanson qui déplaît à un narco.

C'était marrant de tourner des clips pour Bandamax ?

Ouais. Sur un des tournages, on avait loué une hacienda en dehors de la ville, et il y avait un assistant de prod que tout le monde appelait « la petite mule », alors qu'il était vraiment grand, parce que quand il n'est pas assistant de prod, il passe de la coke ou du peyotl en Europe. Le reste du temps il couche avec des Européennes cinglées en vacances au Mexique. On l'a envoyé demander au chanteur s'il n'avait besoin de rien. Il l'a trouvé devant une montagne de coke et a reçu l'ordre de revenir avec une bouteille de tequila, puis de rester pour parler. Quand ils ont ressurgi ensemble, à deux heures de l'après-midi, alors qu'on n'avait presque rien tourné, ils étaient les meilleurs amis du monde, alors qu'ils ne se connaissaient pas la veille. Ils étaient défoncés. Le chanteur a voulu faire le dernier play-back avec une deuxième bouteille de tequila à la main. Moi j'ai dit : « Mais ouais bien sûr pas de problème. »

C'est quoi le truc qui rend les clips si drôles à regarder ?

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Il y a un haut degré de comique involontaire. Souvent les chanteurs sont super moches. Ils essaient de se rendre plus beaux mais c'est encore pire.

D'où le recours assez fréquent à une narration dédoublée. Un groupe de mariachis chante, avec, en montage alterné, une histoire d'amour entre deux adolescents qui pourraient jouer dans une pub Freedent.

Mais parfois le chanteur veut jouer dans son propre clip. Et là, c'est souvent dramatique. Genre, « ah merde, Bidule veut jouer dans son clip, putain qu'est-ce qu'on fait ? » Imagine un mec très gros qui veut monter à cheval et jouer les jeunes premiers. Je trouve ça en partie admirable, au moins ces chanteurs n'ont pas peur d'y aller. Et leurs demandes sont simples. Ils veulent juste que le clip soit « joli » et qu'il y ait de belles meufs.

Note bien, si jamais tu as l'occasion de regarder, les clips qui passent le matin sont encore plus débiles. Tu tombes sur des trucs qui ont vraisemblablement été tournés par un mec en troisième semestre de communication dans une fac de province. Ça pose des problèmes au niveau de la narration. Tu te dis « attends, j'ai pas compris là. Est-ce que le personnage est mort ? Ou est-ce qu'il s'est juste fait tromper par sa meuf ? »

Et ça s'adresse à qui en réalité ?

La cible, c'est clairement les classes populaires, moyennes et basses. En même temps il n'est pas rare qu'un groupe de jeunes Mexicains modernes décide que c'est super cool d'aller écouter Los Angeles Azules ou Los Tucanes de Tijuana, pour chanter et danser dessus bourrés. Le kitsch ça marchera toujours bien.

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Même si les gens de Mexico City ont un certain mépris pour la province, toute personne qui habite dans la capitale et qui a un minimum de contact avec la réalité du pays (quelqu'un qui prend le métro, ou le taxi, ce qui n'est pas le cas de tout le monde) tombe sur cette musique. Dès que tu sors de la ville, elle devient même omniprésente.

Est-ce qu'on peut dire que Bandamax produit des stéréotypes et les fait perdurer ?

Ouais, totalement. Ça parle de comment il faudrait continuer à être des hommes ou des femmes dans notre société, de la souffrance amoureuse du macho mexicain, et d'une vie champêtre idéalisée. C'est marrant, parce que d'une part, à Mexico City, le mariage gay a été légalisé, de même que l'adoption pour les homosexuels. Mais, d'autre part, tu allumes la télé et il y a une telenovela qui s'appelle La Rosa de Guadalupe. C'est un conte moral. L'héroïne, qui passe son temps à poster des photos sexy d'elle sur Facebook, se fait violer par un de ses camarades de classe.

Elle l'a bien cherché, aussi.

Ouais. Bandamax, c'est dans le même ton.

Pourquoi dans les clips toutes les filles sont brunes aux cheveux longs avec des seins énormes ?

C'est probablement lié au cahier des charges de la société à laquelle appartient la chaîne, Televisa, qui diffuse aussi des telenovelas. Les filles ont des seins… on dirait des obus qui vont exploser. Je te conseille de googler Ninel Conde, elle emblématise bien ce phénomène parce qu'elle chante sur Bandamax et qu'en même temps elle joue dans des telenovelas. C'est une star irréelle, avec un corps de BD.

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Il y a un côté technologique étonnant dans ces clips. Les chanteurs ont tous un portable ou Blackberry à la main, non ?

Ouais, et quand les mecs se font cocufier, souvent ils l'apprennent sur leur portable. Et puis ils se mettent à chanter leur tristesse dans leur combiné.

Ça doit aussi être lié au fait que le portable est le premier vecteur de diffusion de la musique mexicaine aux États-Unis.

Oui. Ça et le côté high-tech tape-à-l'œil horrible, ça revient souvent. Tu vois un paysage bucolique classique, un champ de maïs ou de nopals, et tout d'un coup un 4x4 dernier cri débarque. Ambiance rustico-moderne.

C'est moi qui hallucine ou ça fait très souvent penser aux clips américains ?

Il ne faut pas minimiser l'influence des États-Unis sur le Mexique, et principalement sur les états du nord, dont la majeure partie de cette musique émane. Certains de ces chanteurs ne sont même pas mexicains, puisqu'ils sont carrément nés aux États-Unis. La chanteuse Selena, par exemple, ne parlait même pas bien espagnol. Elle s'est fait assassiner très jeune [NDLR : par la présidente de son fan club], ce qui l'a aidée à devenir une star de la musique populaire. Bandamax résume bien notre situation : on fait tous les efforts possibles pour avoir l'air d'être des blancs, et pourtant le chanteur du clip est bel et bien Mexicain.

Et si Bandamax cessait d'exister ?

Je serais dégoûté. Quand tu rentres chez toi tard dans la nuit un peu bourré, il n'y a rien de mieux à regarder.

INTERVIEW : VALERIA COSTA-KOSTRITSKY