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LE NUMÉRO REPRÉSAILLES

François Cusset

François Cusset est un universitaire spécialisé dans l'histoire des idées et la philosophie contemporaine. Il aurait pu se contenter de signer des monographies soignées et des articles factuels, mais il a choisi d'étudier ce drôle de climat de...

François Cusset est un universitaire spécialisé dans l’histoire des idées et la philosophie contemporaine. Il aurait pu se contenter de signer des monographies soignées et des articles factuels, mais il a choisi d’étudier ce drôle de climat de contre-révolution qui plane depuis une trentaine d’années en France.

Dans

French Theory

, il fait le constat de la vitalité de Foucault, Deleuze, Derrida et quelques autres dans les universités nord-américaines, et, en creux, de leur désertion de ce qu’on ose encore appeler le « débat intellectuel français ». Dans

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La Décennie

, il dresse l’inventaire de tous les renoncements, consentements et volte-face qui ont contribué à faire des années quatre-vingt un « cauchemar intellectuel et politique », un « affaissement général » dont le pays ne s’est pas remis et qui l’a peu à peu transformé en vieille fille aigrie sous perfusion de libéralisme et de divertissement bon marché. Un mélange infernal de cynisme marchand, d’idéologie médiatique et d’éthique de la performance mâtiné de fausse morale bien-pensante qui incline naturellement au pessimisme.

Pour autant, il n’est ni nostalgique, ni apôtre du déclin, et il croit fermement à l’existence de choses toutes simples et positives comme le désir ou la lutte. On a voulu le rencontrer pour savoir ce qu’on pouvait encore désirer et ce pour quoi on pouvait lutter en 2011.

Vice : Chaque génération fantasme sur la génération précédente pour justifier son propre ennui. Les boomers essayaient de s’émanciper par la révolte – mai 68 – en fantasmant la figure du résistant et la seconde guerre mondiale ; vous, vous êtes né dans un espèce de fantasme de mai 68, et une autre génération, la nôtre, est née dans le rien. On se demandait si ça vous faisait peur, une génération qui vient réellement du néant ?

François Cusset :

Tout cela est juste, mais je mettrais deux bémols. D’abord je suis contre le fait de classer les gens par génération, selon les dates de l’état civil – ça implique que les jeunes sont cons, etc. Sans compter que c’est une invention de magazines, de sociologues ; il reste que c’est une ­obsession littéraire et politique très ancienne. Ma ­génération regrette de ne pas avoir vécu les fabuleuses ­années soixante et soixante-dix, qui sont en réalité des années qu’on fantasme, qu’on esthétise quand même un peu. C’est peut-être différent avec la vôtre ; là, en l’occurrence, vous parlez du rien. Le conflit de générations, c’est la concurrence entre qui sera le meilleur représentant du rien. Moi, je pense que le creux, c’est plutôt celui de ma génération. Il me semble qu’avoir 20 ans dans l’après 11-Septembre, entre l’altermondialisme, le néolibéralisme furieux, le réveil du Tiers-monde, c’est tout de même plus intéressant qu’avoir 20 ans pendant Tapie et Laurent Fabius.

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On dit souvent que notre génération est dépolitisée, apolitique, qu’il existe certes des formes de mobilisation mais qui ne seraient pas proprement politiques.

Tout dépend de ce que l’on appelle « politique ». Le discours des aînés dit que vous êtes dépolitisés. Si on regarde la désaffection des partis, l’abstention, les syndicats… Ça ne vous intéresse pas plus que ça nous intéressait, donc de ce point de vue-là on est dépolitisés, en effet. Je pense cependant que la politique n’est pas du tout une affaire d’élections. On a substitué au combat politique un discours moral et moralisant qui sert de plus petit dénominateur commun de l’engagement – en gros, SOS Racisme à mon époque ; pour vous, ce sera l’humanitaire et la grosse arnaque de l’écologie comme substitut du politique.

Est-ce que la seule lutte viable, ce ne serait pas d’agréger différentes luttes minoritaires ? C’est le discours inverse de celui qui voudrait créer un nouvel engagement collectif en fusionnant jeunes de banlieues, étudiants et ­ouvriers dans un même mouvement.

Là aussi tout dépend de la façon dont on définit « minoritaire ». Je pense que les luttes minoritaires sont les seules formes politiques réelles, à condition de ne pas définir la minorité comme une identité, mais comme une réunion de tous ceux qui revendiquent un sentiment d’inappartenance. Les catégories sociales dans lesquelles on se trouve objectivement ne disent pas tout de nous et le fait qu’on cherche à en sortir, c’est déjà un devenir minoritaire. Le geste de rejoindre la minorité dans le désarroi est un geste politique. Maintenant, je ne sais pas si ces minorités auront le courage ou l’envie de réunir leurs forces. Il ne me semble pas que les esprits radicaux d’aujourd’hui, que ce soit à Tarnac ou ailleurs, affichent une volonté de se fédérer. Le fait de se fédérer, ça veut dire mettre bout à bout des combats qui ont des agendas différents, et c’est plutôt une idée du pouvoir.

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Mais au final, vous pensez que c’est « possible » ?

C’est peut-être un peu vague et poétique de penser que des circonstances magiques feront que ces forces-là se fédéreront, mais regardons ce qui s’est passé de l’autre côté de la Méditerranée. C’est exactement la même chose. Comme toutes les révolutions, celle-ci finira par échouer, mais entre-temps, il y a un interstice où des classes sociales, des confessions religieuses voire des différences sexuelles qui sur le papier ne pouvaient pas s’aligner contre le pouvoir se sont réunies pour déstabiliser l’ordre. Tous les experts disaient que c’était impossible, et pourtant, ces franges de gens ont réussi à le faire dans une harmonie complète de volonté ­politique commune. C’est un effet de masse critique.

Dans le cas des révoltes arabes, il s’agissait de dictatures. En France ou dans les pays occidentaux, qui sont des démocraties molles, est-ce que les gens ont encore envie de se révolter ? Je n’en ai pas vraiment l’impression.

Leur éventuelle envie de se révolter est amollie, différée par les appareils médiatiques, par l’

entertainement

généralisé, mais la mobilisation est malgré tout encore possible. Si l’on regarde objectivement le contexte dans lequel on est, je ne suis pas d’accord avec toi. J’en ai assez du discours sur le soft power, le discours pastoral, le « eux ils avaient des bourreaux, nous on a des bergers ». C’est objectivement faux, notamment en ce qui concerne les formes d’aliénation par le travail qui ont atteint un raffinement dans l’horreur, la précarité et le stress qu’on ne connaissait pas avant. On vit aujourd’hui une alliance infernale entre l’ultralibéralisme bruxellois et la montée de l’extrême droite à l’échelle européenne, un mélange atroce des années trente et quatre-vingt. Moi, j’ai honte d’être européen.

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Comment ça ?

Ça veut dire que je désire vivre autrement. Si l’Europe c’est des hommes en noir, des inspecteurs de Bruxelles qui viennent vérifier que la concurrence se passe bien dans toutes les entreprises et, d’autre part, des extrêmes droites qui montent à 30 %… Il me semble que ça fait un bel ennemi à renverser et qu’il n’est pas plus «

soft

» que Ben Ali ou Moubarak.

Le nationalisme est en train de faire une percée sur la scène culturelle et intellectuelle française ; c’est devenu cool de citer Muray à tout bout de champ.

On vit en effet dans l’ère du néopopulisme de droite – qui est d’ailleurs assez en vogue en France depuis pas mal de temps, si on regarde le succès de Muray, Dantec, Houellebecq. Il provient de ce snobisme selon lequel il vaut mieux être un provocateur de droite qu’un bien-pensant de gauche. Et il y a effectivement un manque à gagner, un vide politique qui s’est créé et qui fait que l’appel un peu patrimonial au sang, à la terre, aux liens organiques d’hier face au discours sur le libéralisme, ça marche atrocement bien. Brandir l’État-nation est redevenu une solution, même s’il y a encore vingt ans c’était le ringard absolu.

Outre le retour de l’extrême droite, est-ce vous pourriez déterminer le moment où être de droite est redevenu « cool » ? Aujourd’hui, j’ai l’impression que la fête est l’apanage des gagnants de tous bords.

Ça, ce n’est pas vraiment un fait politique, c’est plus un fait idéologique ou économique. C’est la mobilisation infinie des forces de travail ; dans sa forme nouvelle, le libéralisme n’a plus à mobiliser les bras et les cerveaux, il doit mobiliser les bites, les chattes, les envies de s’éclater, les défoulements physiques. L’analyse des années quatre-vingt montre que la France est un cas à part ; on a atteint le même résultat que les autres pays du premier monde par un chemin inverse, c’est-à-dire en passant par la gauche au pouvoir.

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Ça n’a pas vraiment eu d’influence sur le résultat final.

Le résultat est le même, une ringardisation historique de l’idée de gauche, et sa culpabilisation par le totalitarisme et la fin du communisme réel auxquelles on substitue un nouvel alliage, le libertaire-libéralisme, qui n’a rien à voir avec la droite d’hier. Un alliage né dans la Silicon Valley à la fin des années soixante, qui a touché le reste du monde dans les années soixante-dix et qui est devenu une norme en France à la fin des années quatre-vingt – c’est cette idée qu’on « s’éclate plus à droite ». La droite a confisqué les grandes questions morales et existentielles puis les a vendues à l’électorat plus efficacement que ces vieilles valeurs d’autrefois, si ringardes. Ça date d’il y a une vingtaine d’années. Pour moi, la gauche est d’abord définie par le désarroi, par la nostalgie, par l’idée du manque de peuple, et l’idée du manque de désir, la culpabilité de ses propres renoncements. Ce sont des définitions fortement négatives.

Oui, c’est mieux d’« imaginer », de « créer » – ça me fait penser à cet horrible slogan de Jack Lang, « Tous créatifs ».

Tout à fait. C’est l’idée de la grande rencontre mondiale lancée par Lang en 1983 et dont le but avoué était de mettre la création individuelle au service de la performance économique collective. En gros, l’éclate aurait l’avantage de rendre la France plus performante dans la vie de tous les jours, un peu comme l’épanouissement sexuel a l’avantage de vous rendre plus performant au bureau.

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Dans La Décennie, vous parlez de ça. Le sport ne servirait plus juste à se détendre, se distraire, mais serait une énième façon d’améliorer ses performances au bureau.

Longtemps, le sport n’a été qu’une question d’éthique intérieure. Maintenant, c’est un mélange d’ostentation extérieure, le fait de dire au monde « je suis musclé », mais aussi une sorte d’aveu de sa propre extase générale de la vie.

De son côté, la gauche a l’air paralysée ; elle n’ose plus faire référence à la lutte des classes et au prolétariat. On a l’impression que ça la terrorise.

En tout cas ils ne sont pas prêts à admettre que la lutte des classes existe toujours. Il y a une lutte des classes, mais plus vraiment de classe ouvrière organisée et syndiquée. Il y a une multitude de précaires, souvent étrangers, invisibles et beaucoup moins faciles à mobiliser, comme électorat. Le problème de la gauche socialiste depuis 1971 et la création du PS par Mitterrand, c’est qu’elle cherche à avoir l’air moderne, elle craint que les luttes ouvrières et syndicales ne soient des vieilleries du passé. Elle cherche donc des valeurs modernes, d’où le fait que ses mentors soient beaucoup plus des Jacques Attali que des leaders syndicaux.

Justement, que sont devenus les Jacques Attali ? Dans La Décennie, vous évoquez cet ordre des experts qui s’est emparé de la décision politique. C’est toujours d’actualité ?

Oui, mais il s’est un peu amélioré en termes de compétences dans l’expertise. Cela dit, il y a toujours des experts, avec l’école d’économie de Paris, des gens comme Piketty, qui sont de très bons économistes, au mieux keynésiens, au pire néoclassiques. Politiquement, ils ne sont pas prêts à modifier l’état de fait mais ils sont compétents, donc c’est peut-être eux la nouvelle bande d’experts de la gauche moderne.

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Dans les médias, les experts cool ont pris le contrôle ; les journalistes sympa, les chroniqueurs décalés et tous ces ­humoristes qui tournent l’actualité en dérision.

L’impertinence est aujourd’hui la chose la plus partagée. Les médias restent quand même des dispositifs de production de fausse impertinence, une impertinence à heure fixe, sans risque. Debord disait à son époque : « Il m’arrive plus souvent de rencontrer un créatif qu’un homme. » Aujourd’hui, on pourrait dire : « Il m’arrive plus souvent de rencontrer un impertinent qu’un homme. »

Dans le vide des années quatre-vingt, il y avait quand même des trucs qui parvenaient justement à décrire le néant de leur époque. Je pense à Un monde sans pitié de Rochant. Vous verriez des équivalents aujourd’hui ?

Je ne pourrais pas vous en citer mais j’espère qu’il y en a. Il me semble que le cinéma français, le bon en tous cas, est dominé par la génération qu’on dit « de la fémis », qui est à peu près la mienne, celle qui a commencé à faire des films au début des années quatre-vingt-dix. Ce sont eux qui font des films générationnels, et pas des gens de votre âge. Les réalisateurs tiennent un discours sur leur génération et choisissent de l’incarner dans des corps et des visages de jeunes acteurs. C’est Louis Garrel qui vient incarner l’analyse générationnelle de Christophe Honoré, qui a vingt ans de plus que lui. Le jeune est plus un corps disponible qu’un scénariste.

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En France, dans le cinéma et ailleurs, on a du mal à s’affranchir des références et des concepts des années soixante-dix.

Chaque domaine a ses maîtres morts et ses pères omniprésents. Aujourd’hui, on est moins dans une fin que dans un creux, un creux caractérisé par un poids excessif des références. Ça peut se renouveler, se réinventer mais en commençant par le commentaire. On revient sur des terrains intéressants avec de nouveaux objets, mais avec la modestie de commenter. Commenter au lieu d’inventer, ce n’est pas encore tout à fait excitant mais c’est déjà ça.

Et les émeutes dans les banlieues en 2005, vous prenez ça comme un commentaire ou comme une véritable invention ?

Ça c’est autre chose, c’est le prolétariat d’aujourd’hui qui n’a pas de forme instituée, constituée, et qui n’a rien à perdre compte tenu des conditions de vie qui sont les siennes. Il a aussi de grosses difficultés sociologiques pour connecter son action, sa résistance. Je vois plutôt 2005 comme la tentative d’invention dans l’urgence d’un sujet politique – dans la lutte avec la police –, ce qui a d’ailleurs été nié à l’époque. On se contentait de dire : « C’est des barbares, c’est des adolescents, c’est des immigrés. »

Et quand c’est pas des barbares, c’est des musiciens et des sportifs en puissance. C’est tout ce que leur ont donné la droite et la gauche pendant une trentaine d’années.

C’est quand même la gauche lango–mitterrandienne qui a délibérément tenté de substituer la culture à la politique, c’est-à-dire, qui a tenté de dépolitiser le terrain en disant que la politique était la fatalité de l’Europe, du libéralisme, du petit jeu électoral et de fait, qu’elle ne concernait plus directement les nouveaux prolétaires. En revanche, ce qu’on proposait à ces nouveaux prolétaires, c’était les moyens de s’éclater grâce à la culture et par la créativité, ou un discours moral en lieu et place

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du politique.

L’erreur de la gauche, ça a donc été d’oublier le prolétaire et de le remplacer par cette figure ethno-différenciée amatrice de sport et de création ?

Oui et aussi parce qu’il y a une dichotomie typiquement française entre le social et l’identitaire. On serait obligé de choisir entre les deux. Soit vous êtes du côté des combats culturels, de l’immigration, soit vous êtes dans le classisme à l’ancienne, le tout-social. En 2005, c’est toute une classe sociale qui s’affirmait, qui ressemblait de l’extérieur à un groupe géographique, celui des « banlieues », voire à un groupe culturel, ethnique, mais c’était pourtant bel et bien une classe sociale.

Dans La Décennie, vous dites aussi que la gauche a substitué l’antiracisme à la lutte des classes pour mieux justifier sa résignation au libéralisme.

Si l’on étend le migrant à la question des territoires, c’est-à-dire à celui qui ne vient pas nécessairement d’un pays étranger mais qui vient d’une banlieue lointaine pour travailler dans un centre-ville bourgeois et qui revient chez lui le soir, là oui, il y a une définition précise d’un nouveau prolétariat. L’erreur de la gauche n’est pas d’avoir ­souligné ça, c’est plutôt d’avoir offert à ce nouveau prolétariat uniquement la culture et la morale comme terrain de jeux et d’en avoir retiré les outils politiques ; c’est-à-dire de ne pas se battre par l’intermédiaire de lois et de mobilisations, mais plutôt par le biais des concerts et des magazines de mode.

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Est-ce que le fait que les banlieues se révoltent, ça n’est pas allé contre ce discours tenu à droite comme à gauche qui disait « de toute façon, ils se foutent de la politique, leurs actions vont dans le sens du libéralisme, ils n’ont aucune envie de se rebeller, etc. » ? C’était pas pour montrer que si, justement, ils pouvaient se rebeller ?

C’est une ironie absolue, parce que ceux qui leur ont laissé le trafic, le marché et le rêve de quart d’heure de célébrité, ce n’est pas que la gauche, c’est la machine ­médiatique en général. Attention, il ne faut pas non plus faire de l’angélisme et imaginer que le nouvel anarchisme insurrectionnel viendra des banlieues. Il existe en banlieue une désocialisation et des rêves existentiels qui ne correspondent pas forcément à des mobilisations collectives ou politiques.

Vous avez dit de votre côté que « toutes les révolutions tournent mal et c’est pour ça qu’on les fait ». C’est toujours votre avis aujourd’hui ?

Je vais citer Deleuze, qui disait en réponse à tous les ­Furet, les Cassandre de l’époque – les chantres de l’antisocial et de l’antirévolutionnaire – : « On ne vous a pas attendus pour savoir que les révolutions finissent mal, il suffit de regarder l’histoire, la révolution américaine ultra bourgeoise, en France la révolution napoléonienne, la révolution russe ­soviétique… » Ce qu’on sait, c’est qu’il existe un substrat qui résiste à cette fatalité-là, un devenir révolutionnaire. Les gens savent que les révolutions finissent mal et pourtant, deviennent révolutionnaires.

Vous croyez encore au désir révolutionnaire, aux subjectivations collectives ?

La grande difficulté, c’est que le désir a été remis sur le marché par le capitalisme ; il s’agit d’un capitalisme désirant, ce qu’il n’était pas il y a trente ou quarante ans. On peut donc comprendre que ce désir soit plutôt du côté de l’enrichissement, de l’éclate ou d’une culture de droite décomplexée que du côté de la révolution qui est a priori quelque chose de moins désirable et désirant. Le capitalisme fait jouir et c’est d’ailleurs la grande difficulté pour le combattre. Alors évidemment, il ne fait pas jouir ceux qu’il aliène, ceux qui sont au chômage, mais il fait jouir les autres, il fait jouir les consommateurs : « Vous souffrez aujourd’hui mais peut-être que vous serez riche et célèbre demain. »

Pour combattre de front le libéralisme, il faudrait donc s’enfermer chez soi et lire des bouquins, devenir ascète, ne plus rien désirer du tout ?

Non, ça consisterait plutôt à inventer des modes de jouissance ou à connecter des désirs collectifs, qui ne sont pas nécessairement du côté de la marchandise et de la consommation, parce que ces dernières restent des choses assez passives qui nous sont offertes et auxquelles on a accès si on en a les moyens, mais qu’on n’invente pas. Il me semble qu’il y a des inventions dans certaines formes de vie politique, dans l’écologie radicale et dans certaines formes d’autogestion locale. Il existe pas mal d’exemples de désirs collectifs qui ne sont pas réductibles au capitalisme.

On parlait de devenir tout à l’heure ; vous avez une idée de ce que sont devenus les gens de votre génération ?

C’est toujours très difficile de dire « nous » et d’oser parler au nom de sa génération. Ce qui est sûr, c’est qu’elle souffre de ce vide historique dans lequel elle est née et au sein duquel elle est arrivée à maturité, elle souffre de l’impression que ce qui lui est arrivé n’a pas relevé de son initiative – qu’elle a été spectatrice. Moi parfois, je me sens comme quelqu’un sur un banc qui regarde passer l’avenir. Je réalise aussi qu’il y a un désir de transmettre assez important dans ma génération, une volonté de montrer ce qu’on n’a pas vécu, ce qu’on a théorisé, ce qu’on a essayé quand même. Malgré tout, même si on est des ratés, on a vécu une expérience collective qui est peut-être très utile à transmettre à votre génération. Donc voilà, on n’aura pas fait la révolution, on n’aura pas réinventé les formes artistiques, on n’aura pas non plus complètement dit oui au capitalisme ambiant, mais on peut peut-être transmettre quelque chose. J’espère.

Dans le futur, que pensez-vous que l’on retiendra des ­années 2000 ? Je veux dire, si un jour on devait écrire La Décennie II, qu’est-ce qu’on dirait sur ces années ?

On m’avait commandé un texte là-dessus, à la fin des années 2000. C’est très difficile de savoir ce qu’on en retiendra parce que l’inflation du discours médiatique nous oblige à les résumer à des salons événementiels, des majuscules qui font que même à l’heure du tout-médiatique et de l’Internet 4.0, c’est quand même un discours Sciences Po qui l’emporte. C’est le 11-Septembre, le clash des civilisations – heureusement retourné en révoltes du monde arabe –, c’est la crise la plus grave du capitalisme financier. Je pense que c’est beaucoup d’autres choses, que c’est plutôt ce qui se fait souterrainement, ce qui se noue sur le terrain laissé en friche par le retrait de l’espace public, le retrait de l’État-nation, le retrait du social qui n’est pas encore visible mais qui accouchera nécessairement de quelque chose. Il y a une logique de la révolution, qui est une accumulation d’un certain nombre de souffrances, de désarrois et de connexions souterraines qui sont en train d’avoir lieu. L’aboutissement n’est pas pour tout de suite, mais peut-être se souviendra-t-on des années 2000 comme celles qui ont préparé tout ça. Elles ne sont pas réductibles au 11-Septembre ou à l’élection du grand Sarkozy.