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LE NUMÉRO PERSISTANCE RÉTINIENNE

Une histoire de champignons hallucinogènes et du fiasco d’une Fashion Week islandaise

Étant stressé depuis quelque temps, et dans l’incapacité totale de me débarrasser des mes angoisses, je décide d’aller me faire couper les cheveux. En sortant de chez le coiffeur, je remarque de mystérieuses...

Photos du défilé : Arnor Halldorsson

PREMIER JOUR Étant stressé depuis quelque temps, et dans l’incapacité totale de me débarrasser des mes angoisses, je décide d’aller me faire couper les cheveux. En sortant de chez le coiffeur, je remarque de mystérieuses rougeurs circulaires sur mon cou. Je me demande depuis combien de temps ces conneries sont apparues sur mon corps sans que je les remarque – on dirait du psoriasis. J’essaie d’oublier ce problème ­cutané dégueulasse alors que je rejoins Peter Sutherland à l’aéroport JFK de New York. On est défrayés par le magazine pour couvrir la fashion week en Islande. Je n’avais jamais entendu parler d’une quelconque fashion week islandaise, d’ailleurs je crois que personne n’est au courant, mais peu importe. Ce qui est vraiment important, c’est que l’Islande est connue pour ses champs à perte de vue remplis de P. semilanceata (le ­légendaire champignon hallucinogène, communément connu sous le nom de liberty cap) et, selon un pote, on y trouve aussi les « meilleurs hot-dogs du monde », qui contiennent du mouton et une forme méconnue d’oignons frits ou un truc du genre. À vrai dire, je ne m’en souviens plus. Au moment de l’enregistrement, les employés de la compagnie aérienne remarquent que je dispose d’un bouquin sur les différentes variétés de champignons à psilocybine. L’un d’eux me regarde de travers et lâche : « La meilleure “merde” se trouve sous la merde. » Je fais un mouvement de la tête pour signifier mon approbation mais il se sent obligé de continuer à répéter ça inexorablement. Quand on arrive au pont d’embarcation, le même mec scanne nos billets, s’avance vers moi et me demande : « T’es déjà défoncé ? » Ce à quoi je réponds : « Quoi ? » Il insiste en disant : « Prends-en un pour moi. » Je souris en guise de réponse, bien que son insistance soit assez flippante. C’est comme si c’était un présage que notre avion allait se crasher. Nous prenons un avion qui arrive à 8 heures du matin en Islande, et je me rends compte que je vais vivre le jour le plus long de ma vie (puisqu’il aura duré deux jours). Le ciel gris est celui des petits matins brumeux que l’on ne peut apprécier que lorsque l’on n’a pas dormi de la nuit. Le paysage environnant est incroyablement sombre, on dirait un terri­toire de désolation sans fin, peuplé de roches grises et de maisons identiques, bâties dans le même matériau et dotées des mêmes fenêtres, la seule variation apparente étant la couleur des toitures en aluminium. Avant de quitter New York, quelqu’un m’a dit que l’Islande ­détenait le plus haut taux de suicide au monde, ce qui s’est avéré faux au final, mais ç’aurait tout à fait pu être le cas. Contre toute attente, nous ne sommes pas hébergés dans un hôtel, mais dans une base de l’OTAN ­portant le doux nom de « Barrack 747 ». Ma chambre est équipée d’une boîte de chocolat islandais et d’un aimant à l’image d’un troll posé sur le réfrigérateur. Le nez du troll est cassé. On m’a donné le contact d’un pêcheur nommé Geri, qui sera mon guide dans ma recherche de champignons. Peter et moi passons chez lui, et il nous parle de la communauté des camés islandais, ou plutôt du fait qu’il n’y en ait pas. Geri est sans conteste un descendant du peuple viking ; il est doté d’une longue chevelure blonde, d’une tête carrée et, en gros, il a l’air d’un guerrier. Il m’informe qu’en effet, des champignons poussent en Islande, mais que nous arrivons un peu tôt pour les cueillir. J’essaie de dissimuler mon mécontentement lorsqu’il insiste sur le fait qu’on a environ 99,9 % de chances de ne pas en trouver. Quand nous quittons son appartement, nous faisons un arrêt dans un Quiznos du coin entièrement bâti en aluminium, probablement le Quiznos le plus triste sur Terre. La conférence de presse débute sur une visite d’une usine de bouteilles d’eau, que nous manquons, mais nous arrivons juste à temps pour un casting de mannequins qui a lieu dans le rayon nourriture d’un super­marché, juste à côté d’un Panda Express. Observer cette horde d’aspirantes modèles est relativement excitant dans un premier temps, mais à y regarder de plus près nous remarquons qu’elles ont toutes l’air étranges voire flippantes. Elles sont engoncées sous leurs multiples couches de vêtements et leurs expressions semblent nerveuses. Leur anxiété est contagieuse. Bien qu’éveillé depuis presque trente heures, je me sens obligé d’avaler une tablette de Valium dont j’ai ­hérité lors de la mort de mon bouledogue français adoré, Jackpot Junior – il souffrait d’insomnie chronique. Quand les anxiolytiques commencent à faire effet, je ressens une sensation contradictoire de gratitude et de culpabilité. Les mannequins portent des numéros autour du cou et marchent en cercle les unes derrière les autres. Le numéro 47 a la peau orange. Le numéro 22 agite les bras. Le ­numéro 36 est un modèle homme dont les lèvres ressemblent à un anus et qui dispose d’une coiffure asymétrique. Je commence aussi à réaliser que la plupart des mannequins ont environ 13 ans. Les créateurs n’ont de cesse de prendre des photos, de noter des numéros, tout en se murmurant des choses à l’oreille. L’une des stylistes assise à côté de moi me demande si je suis Hamilton Morris. Elle me dit à quel point elle aime mes articles, ce à quoi je réponds : « Oh, c’est génial ! » Elle s’appelle Jules. Toute cette parade me donne l’impression d’être en cinquième, en plein milieu du cours de danse de l’école. Jules travaille avec une autre styliste nommée Agi. Elles viennent toutes deux de Londres. Je pourrais décrire la plupart des autres designers présents, mais pour faire court, je dirais juste que Jules et Agi sont les seules personnes du public à ne pas être complètement dégueulasses. À la fin du casting, on se rend compte, Peter et moi, que nous avons tous deux été courtisés afin de devenir modèles pour différents créateurs. Puis, je mange de manière suspicieuse une côtelette de saumon blanc dont l’odeur m’évoque Chinatown. Nous quittons le casting non sans soulagement, pour nous diriger vers le premier défilé de mode. Le podium, qui est en fait une succession de boîtes empilées, a été placé dans l’agence d’un vendeur de voitures. À ce moment-là, il est 2 heures de l’après-midi dans mon jour infini et je commence à boire des flûtes de vin blanc, à manger des hors-d’œuvre et à me mélanger avec cette troupe décrite comme une « sélection de designers, membres éminents de la presse et autres personnages clés de la communauté Islandaise ». L’alcool et le Valium du chien m’aident énormément. Soudain, des beats électroniques enflammés se mettent à chauffer les esprits. Les têtes commencent à bouger, les murmures se transforment en cris alors que la très reconnaissable bande son du générique de Matrix Révolution se fait entendre. Les mannequins marchent sur le podium, leurs visages entourés d’un collier garni de miroirs carrés ; tous portent des maillots de bain élastiques de marque Lexus et des cornes en fourrure. Les photographes prennent autant de photos qu’ils peuvent alors qu’on entend la voix d’une cantatrice d’opéra. Les mannequins hommes bougent leurs corps enrobés de Lexus sur le podium, se figeant momentanément pour attraper un rétroviseur dans une berline en exposition, comme s’il s’agissait d’un sexe en érection. La représentation ­suivante est inspirée de La Légende du roi Arthur. J’en viens alors à la conclusion que j’ai traversé 3 500 kilomètres pour assister à la plus ridicule publicité pour Lexus de l’histoire. Le public, docile, applaudit. Nous quittons le défilé et partons acheter un gramme de weed islandaise. Je me jette dessus et je roule un joint qui ressemble plus à une quenelle d’herbe. Je commence à réaliser que le gris du ciel ne change jamais, écrasant toute forme de repère temporel. Cette idée me rend vaguement nauséeux. Nous allons dîner alors que mon ivresse dépasse l’entendement, et je me gorge de mouton enrobé de pain. Je me pète la ­gueule dans les escaliers en cherchant les toilettes. Dans le sous-sol du restaurant, je tombe sur un cellier géant rempli de bouteilles de vin. En courant vers les bouteilles, je rencontre un obstacle invisible : une grande vitrine. Je suis indigne. Nous finissons par nous endormir dans le hall du restaurant. DEUXIÈME JOUR Comme pour nous faire sentir encore plus comme des gosses en classe de cinquième, on nous amène voir les baleines dès 8 heures du matin. En Nouvelle-Angleterre, il m’avait semblé que toutes les baleines étaient amicales ; elles se frottaient à notre bateau comme un mouton à une brebis. Je m’imagine que les baleines islandaises sont un peu plus au fait de potentiels chasseurs dotés de fusils à harpon, mais on nous assure qu’elles n’ont pas peur et qu’on arrivera à les voir nager. Au moment de monter dans le bateau, je reconnais la mélodie de « Knockin’ on Heaven’s Door », crachée par des enceintes d’ordinateur à plein volume. À 10 heures, je décide qu’il est temps de décompresser un peu et de me mettre à boire. La bière est le seul truc capable de nous réchauffer. L’eau de l’océan est d’un turquoise évoquant le froid absolu et je me dis que si jamais je passe par-dessus bord, je n’aurais qu’environ 45 secondes pour survivre avant que mon corps ne sombre dans le néant bleuté et que je me fasse bouffer par une baleine. Le bateau est décoré de centaines de photos de gens heureux d’avoir pêché des poissons. On dirait des photos d’identité qu’on aurait insérées dans d’autres photos. Ça paraît irréel. Je me surprends à me demander si moi aussi, un jour, je pourrais être inséré dans une photo de ce genre. Je fume un joint et me retrouve à devoir faire une explication détaillée de la manière dont on synthétise la methcathinone à une reporter du Travel Channel, ce à quoi elle me répond quelque chose comme : « Hmm, vraiment ? De ­l’oxyde de permanganate de potassium ? », bien que tout à fait consciente de ne pas ­comprendre un mot de ce que je lui raconte. Son cameraman glisse dans l’escalier et se relève en s’écriant : « Je ne suis pas bourré. » Soudain, des modèles apparaissent sur le pont et improvisent un petit défilé de mode. Elles essaient de conserver un peu de grâce malgré leur difficulté à se maintenir droites en marchant parmi des rangs entiers de chaises retournées. Elles portent des manteaux en Gore-tex ainsi que des joggings en coton informes. Je me demande même : « Est-ce un vrai défilé ? » On dirait des fringues trouvées chez Tati. Je fume un autre joint et décide de demander au capitaine s’il peut me faire gouverner le bateau pendant quelques minutes. Il accepte, me tendant à la fois le gouvernail et du tabac à priser. Il me conseille de prendre le tabac « comme de la coke ». Le bateau ­s’arrête pour que l’on puisse pêcher alors que je prends un morceau de ce que mes sinus confondent avec des grains de café. Un mannequin en coupe-vent argenté réussit à pêcher un poisson et lui fait un bisou sur l’œil. « Knockin’ on Heaven’s Door » se remet à gueuler et il m’apparaît qu’il s’agit peut-être de la pire partie de pêche qu’un homme puisse concevoir. Les gens prennent des photos d’eux-mêmes accompagnés de leur prise, et, comme prévu, je ne suis pas invité à leur fête. Jules et moi grimpons à la cheminée pour éviter de mourir de froid. Je finis par m’endormir, pour finalement me réveiller quand le bateau est entièrement vide à l’exception de Peter. Personne n’a aperçu de baleine. Il y a bien plus de monde au déjeuner ­organisé pour les designers de marque et les journalistes, où tout le monde se rue sur les sashimis de baleine et la sauce tartare – étonnamment, les deux ont la même apparence pourpre. La chair est gluante et je la mange, non sans culpabilité. Le serveur jette les restes. Le soir, je suis incroyablement bourré une fois de plus, cette fois-ci dans un immeuble décoré d’une immense reproduction d’un tableau du Xème siècle mettant en scène un bateau viking. Les murs sont truffés de photos de personnages politiques qui sont venus ici. Bill Clinton, spécialement, a eu l’air d’apprécier la croisière. Il règne un climat d’hostilité dans les rues la nuit. Autour des bars, les gens se baladent avec des packs et n’arrêtent pas de me mettre des coups d’épaule. C’est une procession ininterrompue de frappeurs d’épaule, ce qui est peut-être le rituel social le plus chiant de l’univers. On ne peut rien y faire ; au moment où tu t’en rends compte, le frappeur est déjà loin, mais même si j’arrivais à le stopper, qu’est-ce que je pourrais lui dire ? Je continue à boire jusqu’à ce que tout s’arrête, au moment où je tombe sur une publicité pour le Bacardi mais j’ai heureusement, semble-t-il, oublié cette partie-là. En revanche, une fois de plus, je me souviens d’un cruel manque de dignité. TROISIÈME JOUR Pour une raison que j’ignore, je me réveille habillé à l’envers. Je prends mon petit-­déjeuner continental, le cameraman de Travel Channel fait voler un hélicoptère télécommandé dans le restaurant. Certains l’ignorent, d’autres le prennent en photo. Aujourd’hui, Jules et Agi présentent leur ligne de vêtements avec les autres stylistes de la fashion week. On prend la voiture pour aller au défilé, et on découvre que le podium est composé de palettes de bouteilles d’eau empilées sur un parking derrière un fast-food attenant à une grande fête foraine. À quelques dizaines de mètres de nous, il y a une attraction appelée le Turbo Largage, où les enfants sont hissés en haut d’une tour avant d’être jetés en bas, encore et encore. Les enfants crient avec la régularité d’un métronome. Sans nous avertir, le ciel gris se met à déverser de la pluie, et tout commence à faire sens. La « fashion week » s’était avérée pour le moins étrange, jusqu’à présent. Tous les autres défilés auxquels j’avais assisté étaient plutôt dépourvus d’intérêt, excepté le fait qu’ils se déroulaient sur des parkings, des docks en béton à l’abandon ou des salles de restaurant. Là, c’est officiel : ce n’est plus seulement la pire fashion week du monde – c’est une escroquerie ! Six designers décident de partir, remballent leurs trucs et attrapent des taxis en direction de l’aéroport. L’organisatrice leur crie : « On voit bien que vous n’êtes jamais allés à la fashion week de Milan, ça se passe exactement pareil ! » Et ensuite, elle appelle la police pour faire arrêter les stylistes qui se sont barrés. On m’a dit qu’elle avait par la suite essayé de leur piquer toutes leurs fringues, mais ça, je ne l’ai pas vu. Un agent de police débarque et il a l’air ­totalement perplexe quand deux designers de Miami lui disent qu’il n’y connaît « absolument rien à la mode » ! Je jette un coup d’œil au Turbo Largage, je vois qu’une chaussure s’échappe du pied d’un enfant. Apparemment, c’est contagieux, parce que juste après que la première chaussure est tombée, tous les enfants commencent à perdre leurs chaussures. Les chaussures pleuvent. Les enfants qui font la queue pour le Turbo Largage courent pour attraper les chaussures et les lancer de toutes leurs forces. Je commence à élaborer une théorie du complot qui fait intervenir l’entreprise d’eau qui sponsorise tous les événements de la semaine. L’Islande est le seul endroit que je connaisse où il est impossible d’acheter de l’eau en bouteille. Si vous demandez de l’eau au supermarché, ils vous regardent comme si vous vouliez acheter un caisson à oxygène – et qui, à part les propriétaires diaboliques de l’entreprise d’eau glaciale, verrait l’intérêt de changer cet état de fait ? Je m’approche du podium et j’attrape une bouteille d’eau que je bois précautionneusement, mais ça a un goût exceptionnel – c’est comme lécher le périnée d’un iceberg vieux de dix mille ans. J’essaye de découvrir si c’est vraiment une escroquerie, ou juste une très mauvaise fashion week qui se tient dans un pays en faillite. Au bout du compte, ça revient au même. Je me gratte la nuque. Les stylistes fomentent un coup d’État, ils décident de monter un défilé de mode indépendant dans la deuxième plus grosse boîte de nuit islandaise. Ils nomment l’événement « Rebelle ». Tous les Valium de chien du monde ne suffiraient pas à rendre ce happening tolérable. Je m’assieds dans les loges pour regarder les makeup artists vaporiser du maquillage sur les visages et les stylistes hurler des ordres hystériques à leurs modèles. L’air est lourd de laque. Peter et moi avons revêtu les fringues d’Agi, dont le style pourrait être décrit comme hippie junky clodo chic. Pour compléter mon look, je ne me suis pas lavé et je suis beurré. Mon premier défilé est un succès éclatant. Peter et moi et tous les autres modèles on se met d’accord sur le fait que l’expérience d’un podium « envoie des frissons jusqu’à la moelle épinière. » Tout le monde remballe ses affaires et se bourre la gueule dans un amalgame de célébration, de confusion et de déception à peine masquée. Je fume un joint roulé dans ce qui est supposé être une feuille parfum cookie aux pépites de chocolat, mais ça a le goût (douteux) de punch. QUATRIÈME JOUR Geri décide de nous emmener à la cueillette aux champignons. Il pleut toujours faiblement, et l’humidité a permis la pousse précoce des champignons. Geri est très ­étonné d’apprendre qu’à New York, les gens cultivent leurs propres champignons au lieu de les cueillir à même la terre fertile. En Islande, les psilo poussent en abondance au printemps et en automne. Je n’ai jamais cueilli de champignons, pas plus que je n’ai goûté les liberty caps, et l’idée de faire ça m’emplit de joie. Geri nous conduit à son coin secret, un cimetière de bord de route. Il me dit de regarder dans les touffes épaisses d’herbe sombre, et en peu de temps je trouve des petits villages de champignons gluants et coniques au pied filiforme. Il me conseille de les couper à hauteur du pied pour ne pas endommager le mycélium dans lequel ils poussent. Son comportement courtois et son éthique fongique me dédommagent de la misère modesque illimitée que j’ai endurée ces derniers jours. Il y a quelque chose d’essentiellement satisfaisant dans le ramassage de champignons hallucinogènes. J’en remplis les poches de ma veste, accroupi entre les tombes, plissant les yeux et fouillant l’herbe, plein d’une concentration amphétaménergique. Je mets un champignon frais dans ma bouche, il a le même goût que ses frères américains, bien que chimiquement, le liberty cap soit une entité fongique différente. Un des facteurs clés pour identifier les psilocybes, c’est les taches bleues qui se forment quand on les manipule. Les liberty caps ne produisent pas de telles taches parce qu’ils sont complètement dépourvus de psilocine. À la place, ils comportent de la psilocybine, plus stable, inoxydable, et la mystérieuse baeocystine alcaloïde en grande concentration. La baeocystine m’a toujours fasciné. C’est le sujet de nombreux débats entre mycologues et drogués. Bien que ce soit l’un des composants les plus courants des champignons hallucinogènes, personne ne sait à quoi ça sert, et si ça sert à quelque chose. D’aucuns disent que c’est responsable du côté sombre des champignons – la nausée et la peur ; d’autres, que ça produit des effets semblables à ceux de la psilocybine ; d’autres encore, que ça n’a absolument aucun effet. Comment l’un des alcaloïdes les plus répandus des champignons peut-il demeurer à ce point méconnu ? Je n’en sais rien, mais les liberty caps ont un taux de baeocystine plus élevé que presque toutes les autres espèces connues. En plus, il y a quelque chose de vraiment bizarre quant aux champignons qui poussent à l’ombre des pierres tombales. Leur terreau est fait de centaines de cadavres humains à divers niveaux de décomposition. Peut-être que les neurotransmetteurs tryptaminiques de leurs cerveaux et de leurs tissus ont nourri le mycélium des champignons, altérant leur composition chimique. Ça ne me semble pas être complètement à côté de la plaque. On repart avec des sacs remplis de champignons hallucinogènes et on va chez Geri. Son appartement est blindé d’épées de samouraï, de serpents venimeux et d’une bonne collection de rats dans un aquarium. Des centaines et des centaines de liberty caps sèchent sur des journaux détaillant l’effondrement financier de l’Islande. Ses colocataires, qui viennent de prendre de l’Adderall pour la première fois, se serrent autour d’un ordinateur pour regarder des vidéos d’émeutes autour du Parlement. L’un d’eux grogne : « Oh mec, des gaz lacrymo, c’était horrible. » C’est alors que je remarque que le serpent de Geri a un renflement sur le ventre, là où il a avalé un rat. Je cherche confirmation auprès de Geri, qui me répond qu’il s’agit en fait d’un paquet de tumeurs malignes. Je retourne à Barrack 747, je frappe à la porte de Jules et d’Agi et je les convaincs de venir avec nous au fameux Lagon Bleu. On y va en voiture, et on prend les champignons en route. J’en remplis ma bouche, les mâchant, les faisant juter contre mes joues. Alors qu’on arrête la voiture dans le parking, entre deux Asiatiques en train de prendre des photos numériques, j’ai un premier aperçu des majestueuses eaux bleues du lagon. Comme la mer Morte ou les tourbillons de Sedona, les eaux curatives du Lagon Bleu attirent les gens malades du monde entier. Les minéraux et algues uniques qui sont présents dans l’eau donnent potentiellement à celle-ci un pouvoir thérapeutique puissant contre toutes les maladies de peau du monde. En un instant, j’aperçois des hordes de gens avec des infections bactériennes leur dévorant la peau, des porphyriques et des lépreux qui s’agglutinent dans l’eau. Mais le lagon se spécialise dans une maladie de peau particulière, le ­psoriasis. Le Lagon Bleu est la Mecque internationale du psoriasis. Je n’ai plus à avoir honte des plaques rouges sur mon cou. Alors qu’on met nos affaires dans les casiers, je suis déjà défoncé. Je n’arrive pas à fermer mon cadenas et je dois demander de l’aide. Soudain, des hommes nus et psoriasiques m’entourent en me criant des instructions quant à la méthode d’utilisation de la clé électronique, pendant que leurs organes génitaux m’effleurent. « Nota pinn blar le bracelet ! » « Pinn blar le bracelet ? », je demande. « Ja pinn blar le bracelet ! » Je me mets sous la douche et je laisse la chaude eau jaune d’œuf couler sur ma tête. Quand j’avais 10 ans, j’allais nager deux fois par jour, en été, à la piscine du MIT, et c’était tout aussi étrange d’être confronté à tant de chair déliquescente. Peut-être que la douche publique était un rite de passage – des ­scrotums recouverts de grains de beauté, des bourses déplumées, des pénis étiolés. Des peaux comme la surface d’un bagel aux céréales. Je bâille vers l’infini. Geri m’a dit que des gens venaient au lagon dans le but exprès de mourir. Il a ­rajouté que le lagon était directement connecté au manteau de la Terre. Périodiquement, une veine de magma explose sous un baigneur, et tout le monde finit instantanément bouilli vif. Les restes carbonisés des corps sont retrouvés, gonflés et bleutés, sur les rochers. Je fais un pas dans l’eau chaude et bouillonnante. Je mets la tête sous l’eau et nage, laissant les minéraux brûler mes yeux grand ouverts et se déverser dans ma bouche. Les micro-organismes s’ébattent autour de moi. J’essaye de donner un sens à tout ça. Qu’est-ce qui vient d’arriver ? Est-ce que c’était une arnaque ? Dans tous les cas, je ne m’étais pas fait avoir. Je suis seulement témoin de l’escroquerie, donc est-ce une autre semaine ? C’est comme Hansel et Gretel, mais sans Hansel et Gretel. J’avance vers une cage contenant des bidons de pâte argileuse blanche. Un cyclope s’étale la substance gluante sur le visage. Un type de la sécurité à l’expression austère veille sur les bidons, muni de son walkie-talkie, s’assurant que personne n’abuse de la substance. J’en ­attrape une poignée et en lance sur Jules et Peter. Le gardien de la substance gluante me jette des regards noirs. Le visage de tout le monde est recouvert de gelée géothermale. C’est la plus grosse teuf de pâte gluante d’Islande. Celle de Peter mue en un masque vénitien quelque peu effrayant. Son nez goutte sur sa barbe. « Hé, t’as une crotte de nez », me dit-il. Je retire des cordées de morve de mon nez, comme des écharpes de soie de la manche d’un magicien. Ça n’a pas de fin, et il n’existe pas de remède. Le cœur brisé du psoriasis. Des cordes hélicoïdales de vapeur blanche jaillissent d’un geyser en fibre de verre et me pleuvent dessus comme des chaussures d’enfant. J’arrache du sol une poignée de gloubi-boulga, de sperme de troll qui s’accumule dans les coins du lagon. C’est abondant. J’en étale dans ma main et j’en examine la teneur. Ce n’est que de la décomposition, c’est comme une boulette de hibou. Vase, poils pubiens, limon, filets de matériau organique vert que je ne peux identifier. Une substance gluante, et si riche. Le goût est compliqué, mais ça m’emplit de gratitude. Vous pourrez voir la version filmée de cet article dans le courant du mois sur VBS.TV.