Une interview avec des déserteurs de l’armée syrienne

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Le mec qui y était était

Une interview avec des déserteurs de l’armée syrienne

Aujourd’hui, nous vous proposons deux interviews, celle d'Abu Ahmad, ingénieur en génie civil, et Akhi Muhammad, un ancien officier de l’armée syrienne à Damas. Tous deux ont déserté l’armée régulière et se battent aujourd'hui contre Assad dans...

VICE s’est adressé au photographe et vidéaste Robert King afin de se plonger dans l’épicentre du conflit syrien. Ce journaliste aux couilles d'acier est revenu d’Alep avec 20 pages de reportage pour notre numéro Syrie. Aujourd’hui, nous vous proposons deux interviews, celle d'Abu Ahmad, ingénieur en génie civil, et Akhi Muhammad, un ancien officier de l’armée syrienne à Damas. Tous deux ont déserté l’armée régulière et se battent aujourd'hui contre Assad dans l'Armée syrienne libre.

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VICE : Où avez-vous grandi ?
Abu Ahmad : Dans le quartier de Saladin, à Alep.

Que faisaient vos parents ?
Ma mère ne travaille pas, et mon père est agent immobilier.

Que faisiez-vous avant la guerre ?
J’étais ingénieur en génie civil et lieutenant à l’armée.

Où vous trouviez-vous en juillet 2000 lorsque Bachar al-Assad est devenu président de la Syrie ?
J’étais encore étudiant à l’université.

Avez-vous eu des problèmes avec les forces de police avant 2011 ?
Pas personnellement, non. Mais je n’aimais pas du tout leur comportement.

Où étiez-vous en mars 2011 lorsque 13 jeunes se sont faits arrêter pour des tags anti-Assad à Deraa?
Je faisais mon service militaire dans les alentours de Damas.

Pourquoi avez-vous décidé de vous rebeller contre Assad ?
J’ai rejoint l’Armée syrienne libre pour plusieurs raisons. J’ai vu des soldats traîner une femme après l’avoir mise toute nue. Ils la punissaient parce qu’elle avait contacté Al-Jazira.

Avant de quitter l’armée syrienne régulière, avez-vous participé aux interventions contre les manifestants ?
Je n’ai pas participé aux tueries, mais j’ai témoigné de la mort de certains manifestants à Deraa, Saqba, Zamalka et Kafr Batna.

Avez-vous vu des civils se faire tuer lors de ces affrontements ? Si oui, que s’est-il passé ?
J’ai vu beaucoup de jeunes hommes et de personnes âgées se faire tuer à la sortie de la mosquée. Juste après la prière du vendredi.

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Avez-vous tué quelqu’un ?
Non.

Comment est organisée l’ASL ?
Nous n’avons pas de hiérarchie.

Quel a été le pire moment pour vous depuis le début de la guerre civile ?
Quand j’ai vu un jeune garçon se faire abattre à Deraa. C’était au début de la révolution. Sa mâchoire a explosé.

Allez-vous bientôt recommencer à vous battre ?
Oui.

Que ferez-vous une fois que le conflit sera terminé ?
Dès qu’Assad aura chuté, je retournerai travailler.

30 septembre 2012, un soldat de l’ASL tire sur des soldats de l’armée syrienne dans le quartier d’el-Arkoub à Alep.

VICE : Que faisaient vos parents ?
Akhi Muhammad : Mon père est officier à la retraite, et ma mère était femme au foyer.

Que faisiez-vous avant la guerre ?
J’étais officier volontaire de l’armée syrienne régulière. Au cours de mon service, j’ai obtenu un diplôme en géographie.

Où étiez-vous lorsque Bachar al-Assad est arrivé au pouvoir ?
J’étais à Damas.

Avez-vous eu des problèmes avec les forces de police avant 2011 ?
Oui beaucoup. Je me suis fait humilié pendant mon service militaire. Il y avait un véritable clivage entre musulmans sunnites et alaouites. Et puis la police était corrompue. Les agents de circulation arrêtaient n’importe qui et trouvaient toujours un prétexte pour se faire soudoyer ; leur tarif habituel était de 25 livres syriennes [à peu près 27 centimes d'euro].

Qu’avez-vous pensé des chutes de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi en 2011 ?
Où que ce soit dans le monde, je suis heureux de voir tomber de tels tyrans. J’aurais aimé que Kadhafi se fasse juger pour que tous ses secrets soient dévoilés. Mais bon, c’est facile pour moi de dire ça.

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Je comprends que le peuple libyen soit content de sa mort. Ils ont perdu tant de gens à cause de la stupidité de Kadhafi, des décennies durant. Si l'on attrape Bachar, peut-être que nous lui ferons subir le même sort, voire pire.

Où étiez-vous en mars 2011 lorsque 13 jeunes se sont faits arrêter pour avoir fait des tags anti-Assad à Deraa ?
J’étais à Damas, dans ma base militaire.

Avez-vous participé aux manifestations ?
Non, l’alerte a sonné au début de la révolution. Nous avions à peine le droit de voir nos familles.

À quel moment avez-vous décidé d’utiliser vos armes contre Assad ?
Mon frère s’est fait arrêter. Il m’a expliqué que le monde s’était écroulé au moment de son arrestation. Les sévices qu’il a subis lors de son incarcération lui ont fait perdre toute dignité. La torture physique n’est rien comparée à ce qu'il a vécu. Il était devenu un insecte, qu’on écrasait.

Ils lui ont marché sur la tête et lui ont fait dire que sa mère et sa sœur étaient des putes, et qu’il voulait leur faire l’amour. Ils ont insulté Allah et lui ont fait dire que Bachar al-Assad était le vrai Dieu. Nous avons dû donner 300 000 livres syriennes [3 200 euros] à un officier alaouite pour le sortir de prison. Il était détruit. Quand mon frère m’a raconté ça, j’ai compris qu’il fallait prendre les armes contre ce régime.

Comment avez-vous entendu parler de l’ASL ? Et par qui ?
La première fois que j’ai entendu parler de l’ASL, c’était à la radio, puis à la télé de l’État. Les médias de l’État parlaient des prouesses du régime d’Assad contre plusieurs « groupes terroristes ».

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Comment s’est passée votre transition entre l’armée syrienne régulière et l’ASL ?
Avec le temps, j’ai réalisé que mes collègues de l’armée avaient de moins en moins peur de parler ouvertement de la situation du pays. Jusqu'à que cette peur disparaisse. Un collègue m’a suggéré de déserter, et trois autres voulaient faire la même chose. On s’est préparés pendant plusieurs semaines. Nous étions en contact avec un bataillon de l’ASL aux alentours de Damas. Un jour, nous étions à un poste de contrôle et nous nous sommes échappés vers une ville où les habitants nous ont guidés vers le bataillon en question.

En tant que soldat de l’armée syrienne régulière, avez-vous participé à des interventions contre des manifestants ?
Je n’ai tué personne. Je passais la plupart de mon temps à la base. Nous avions été envoyés aux postes de contrôle lorsque le régime avait eu besoin de renforts.

Où vous trouviez-vous en avril 2012 lorsqu’un cessez-le-feu était en négociation au sein de l’ONU ?
Dans mon bataillon ; nous espérions que le cessez-le-feu serait mis en place, mais le régime a continué à attaquer les civils et nous avons perdu espoir.

Que faut-il pour se battre aux côtés de l’ASL ?
Il faut croire en ce que l’on fait. Et il faut savoir que la mort viendra un jour, soit par les armes, soit naturellement.

Pouvez-vous décrire les affrontements auxquels vous avez participé ?
Comment décrire ça ? Ils sont tous différents, mais le but est d’empêcher ces criminels d’accéder aux zones civiles. Avant de partir, nous promettons de nous battre jusqu’à la mort, et nous prions. Je sens mon pouls qui s’intensifie et j’ai des sueurs froides dans le dos. Sur le champ de bataille, j’attends le signal et lorsqu'il est donné, je n’entends plus que les coups de feu – j’oublie le reste. Je ne réfléchis plus, toutes mes pensées disparaissent.

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Contre qui vous êtes-vous battu ? Quelles armes avaient-ils, et comment ça s’est passé ?
Nous combattons tous ceux qui visent les civils, c’est à dire l’armée et les chabihas. Mais surtout les chabihas parce qu’ils n’ont aucune contrainte religieuse ou morale – aucune limite. Ces groupes cherchent juste à voler et à tuer. Je ne peux pas dire que nous gagnons à chaque fois. Si les moyens de l’ennemi sont plus importants, ou qu’ils sont en supériorité numérique, nous sommes obligés de nous retirer.

Avez-vous vu des gens se faire tuer ? Si oui, que s’est-il passé ?
J’ai vu des civils se faire tuer par les chabihas. Ma tâche était d’analyser la situation autour de Damas avec des jumelles. Trois soldats ont forcé une femme à sortir de chez elle. Ils lui ont parlé puis l’ont exécutée. Ils avaient des tanks et un véhicule pour transporter leurs troupes. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont dit.

Avez-vous tué quelqu’un ? Si oui, que s’est-il passé ?
Pensez-vous que je tue par plaisir ?

Quel a été le moment le plus difficile pour vous depuis le début de la guerre civile ?
Lorsque j’ai décidé de déserter l'armée régulière. J’étais partagé entre le bonheur de quitter le régime, et la peur des conséquences pour ma famille. Si j’y retourne, je serai vu comme un traître et serai exécuté immédiatement.

Que voulez-vous faire après la guerre ?
Je ne sais pas quoi penser de l’avenir. Je fais tout ça pour moi-même et pour mon peuple. Peut-être que je retournerai travailler pour l’armée, ou alors je trouverai un autre travail. Je ne sais pas. Ce n’est pas la vie que j’espérais, mais mes amis et moi n’avons pas eu le choix. Je n’abandonnerai jamais. Nous continuerons à nous battre jusqu’à la fin.

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