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« J’ai l’impression d’être un imposteur » : Confessions d’une avocate résignée

À la sortie de la fac de droit, j'ai juré d'améliorer la condition des femmes battues. J'ai échoué.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Illustration : Deshi Deng
Illustrations de Julia Kuo

J'ai toujours essayé de me faire vomir avant une affaire de violences conjugales. Je pensais que ça m'aiderait à me sentir mieux.

Ça se produisait par à-coups, lors des jours qui précédaient le procès. J'étais assise à mon bureau, en train de déjeuner ou de me sécher les cheveux, et tout à coup, j'étais prise de nausées. Je pensais au procès imminent, visualisais le visage de la victime et ressentais comme un coup de pied dans l'intestin. Puis, ça passait. Ça recommençait la veille du procès ; après avoir peaufiné mes questions, pratiqué ma plaidoirie et examiné les éléments de l'affaire pour la septième fois d'affilée. J'essayais de ne pas y penser, mais cette sensation était toujours présente. Dans la matinée, je me douchais, enfilais mon tailleur et grimpais dans ma voiture. Ce sentiment ne faisait que s'amplifier. C'était un mélange de peur, d'appréhension et d'indigestion. Il envahissait ma cage thoracique et engloutissait mon cœur, avant de frapper le fond de ma gorge – ce sentiment très particulier qui vous rend malade.

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Contrairement à la plupart des autres affaires, un procureur qui se lance dans un cas de violences conjugales se résigne dès le départ à perdre – même s'il demeure dans le déni, afin de se protéger. Personne ne tient à mener une bataille perdue d'avance. La vérité, c'est que gagner une affaire de violences conjugales relève du pur miracle. Il faut pour cela que la police soit efficace, la victime convaincue, le juge équitable, l'avocat de la défense respectueux, le jury semi-intelligent et le procureur compétent. Dans la majorité des affaires, vous pouvez gagner avec au moins deux ou trois de ces éléments. Dans une affaire de violences conjugales, il vous les faut tous. Même avec ça, vous risquez grandement d'échouer.

La première fois que j'ai entendu un président du jury annoncer « non-coupable », j'avais oublié ce que le terme signifiait. Quand j'ai compris que j'avais perdu, j'ai eu l'impression que quelqu'un tordait mes intestins. Comme si ce n'était pas assez difficile à supporter, dans les cas de violences conjugales, l'avocat doit ensuite s'entretenir à huis clos avec la victime pour lui annoncer qu'il a échoué. En dépit de tous mes efforts, aucun jury ne voulait la croire. Tandis qu'elle pleurait et essuyait ses larmes avec sa manche, je lui ai expliqué que son mari n'avait pas été condamné après l'avoir pourtant poussée, étouffée et frappée.

J'ai pleuré sur le trajet de retour. Quand je suis arrivée chez moi, je n'arrivais même pas à sortir de la voiture. Quand mon mari m'a trouvée dans le garage, je n'ai fait que crier : « J'ai perdu. »

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Il y a dix ans, fraîchement diplômée du lycée et déterminée à me démarquer, j'avais fait des violences à l'encontre des femmes ma cause personnelle. J'ai alors réalisé un projet qui m'a valu une mention à l'université – une pièce intitulée The Jane Doe Project, qui racontait l'histoire de victimes de violences conjugales et d'agression sexuelle. Ça a été un succès. Un blog de gauche, MediaMouse, en a parlé. C'est le premier résultat qui apparaît quand on tape mon nom sur Google. C'est l'événement qui me définit le mieux.

Pourtant, aujourd'hui, j'ai l'impression d'être un imposteur.

Je suis devenue procureure en sortant de l'école de droit. Je savais que c'était ce que je voulais faire. Je pensais mener le bon combat : je voulais donner la parole aux personnes qui ne l'avaient pas. J'ai obtenu un poste dans un petit comté du Michigan. J'ai démissionné un an plus tard – je ne savais plus comment défendre les droits de ces femmes.

Ma première affaire a été compromise par une victime réfractaire et des collègues défaitistes. J'étais nouvelle. Je devais faire mes preuves. J'étais convaincue que je pouvais changer le monde si je parvenais à aider cette femme.

Voilà ce qui s'est passé. Les membres d'une même famille – le fils, la fille, la mère et le beau-père – se sont battus. L'origine de la querelle n'est pas importante, d'autant plus qu'elle varie en fonction de qui vous en parle. Le père a été accusé de coups et blessures sur le fils et de violences conjugales sur la mère. Tout le monde a vu quelque chose de différent.

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J'ai décrit les événements lors de l'ouverture du procès : l'accusé a saisi le fils par le poignet et l'a projeté contre un mur. Ils ont commencé à se battre. L'accusé a frappé le fils à l'estomac. La mère a essayé de protéger son fils. Ensuite, l'accusé a serré ses mains autour de la gorge de la mère.

Ils formaient pourtant une jolie famille. On entend souvent dire que les violences conjugales ne dépendent ni du revenu ni du lieu d'habitation, mais personne n'y croit réellement. En tout cas, je n'y croyais pas vraiment avant de rencontrer cette quadragénaire blanche, mince et mère de trois enfants. Elle était kinésithérapeute. Elle venait d'emménager avec son nouveau mari. Ce n'était pas dans un appartement miteux avec un matelas par terre, mais dans une maison avec plusieurs chambres – qu'ils avaient prévu de repeindre et de remettre à leur goût. Son fils aîné et sa fille étaient les enfants d'un autre homme – ils aimaient les bonbons et riaient souvent. L'accusé était un mec costaud, mais pas intimidant pour autant. Il portait des lunettes et avait une barbiche taillée. Ces gens ressemblaient à beaucoup de familles que je connaissais.

L'auteure, après la première performance du « Jane Doe Project »

Ils étaient tellement normaux.

Durant les semaines qui ont précédé le procès, la mère s'est montrée peu coopérative. Elle a modifié sa version de l'histoire et a annoncé à l'avocat de la défense qu'elle ne voulait plus témoigner. Elle désirait que son mari rentre à la maison. Elle était furieuse de ne pas pouvoir le voir à cause de l'ordonnance mise en place par le juge à ma demande. En y repensant, j'ai fait ce qui a sans doute été la pire chose pour elle.

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Elle est venue dans mon petit bureau étroit – que je partageais avec un autre avocat. Pendant que ses enfants attendaient dans le couloir, elle me regardait, le visage impassible. Elle serrait la mâchoire et gardait ses mains sur ses genoux. Elle était habillée comme une maman, vêtue d'un jean et d'un t-shirt, les cheveux bouclés.

La voix tremblante, je lui ai expliqué pourquoi je souhaitais lui parler. Je voulais revenir sur son témoignage. Elle regardait le mur, en secouant la tête de manière saccadée. Elle voulait tout arrêter. Elle ne voulait pas de procès. Elle l'aimait. Elle disait ça sans même me regarder dans les yeux. J'ai pris une profonde inspiration et lui ai expliqué ce que j'avais répété à plusieurs reprises dans ma tête le matin : « Ce qu'il a fait n'était pas bien. » Je lui ai dit qu'elle valait mieux que ça. Il n'aurait jamais dû lever la main sur elle. Mais elle était résolue. Ses grands yeux sombres continuaient d'éviter mon regard insistant.

Peut-être aurais-je dû la laisser tranquille. Ça m'était impossible. Ce n'était pas par pur altruisme. Je ne me disais pas que ce que je faisais était juste, mais je voulais me prouver quelque chose, et surtout, je voulais battre un avocat de la défense que je détestais.

J'ai fait monter ses enfants. Je leur ai dit qu'ils méritaient mieux et qu'ils ne devraient pas voir leur mère dans cet état. Elle m'a enfin regardée pour de vrai. Elle s'est mise à pleurer. D'abord des larmes de frustration, puis des larmes d'embarras. Elle a admis que son mari avait déjà été violent par le passé. Elle voulait seulement protéger son fils. Elle a décrit une scène qui semblait tirée d'un film. Elle voulait être une nouvelle personne. Elle voulait le quitter.

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L'avocate prête serment.

Cela n'a pas eu d'importance. Pendant le procès, la défense a fait défiler les amis et la famille dans la salle d'audience pour qu'ils disent : « Jamais de ma vie je n'ai vu cet homme se fâcher. » Et alors que j'entendais mensonge sur mensonge, j'avais juste envie de me lever et de crier. L'ensemble du procès s'est transformé en un ramassis de conneries. Les mensonges ont continué ; les amis ont dit à plusieurs reprises que le fils s'était battu avec un autre membre de la famille. Le juge n'avait pas confiance en moi, et l'avocat de la défense a utilisé cela à son avantage.

J'ai perdu. La femme que je voulais sauver m'a regardée, confuse. Ses yeux étaient creusés. Elle ressemblait à toutes les mamans que je connaissais. Les murs entre la salle d'audience et la salle d'attente étaient minces ; elle avait entendu les mensonges de ceux qu'elle appelait les membres de sa famille. Elle voulait savoir que faire ensuite. Tout ce que je pouvais lui conseiller était d'obtenir une ordonnance de protection personnelle.

J'ai pleuré sur le trajet de retour. Quand je suis arrivée chez moi, je n'arrivais même pas à sortir de la voiture. Quand mon mari m'a trouvée dans le garage, je n'ai fait que crier : « J'ai perdu. » Je m'étais vraiment investie dans cette affaire. Je voulais qu'elle soit en sécurité.

C'était il y a trois ans. J'ai regardé le profil Facebook de la mère il y a quelques jours. Elle est de nouveau avec l'homme qui a abusé d'elle et a attaqué son fils. Elle a posté des photos de toute la famille faisant des grimaces. Des photos d'eux à la plage, des photos d'eux sous un arbre de Noël, l'année suivant le procès. Si je ne savais rien d'elle ou de son histoire, je dirais qu'elle a l'air d'aller bien. De nombreuses études se penchent sur ces femmes qui restent dans des relations abusives – mais je ne comprends pas leurs raisons. Si j'en crois son Facebook, elle s'est remise avec lui deux mois seulement après le procès.

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Quand j'étais procureure, on m'engueulait souvent. Parfois, il s'agissait des avocats de la défense. Parfois, des personnes qui ne payaient pas leur PV pour excès de vitesse. Mais les victimes de violences conjugales m'ont crié dessus plus que quiconque.

Essayer de me rappeler exactement ce qu'elles m'ont dit revient à tenter de déchiffrer les paroles d'une chanson en langue étrangère. Tous ces propos tourbillonnent en une seule grande masse, comme un chœur étrange. Une fois, une femme m'a dit qu'elle voulait abandonner les charges parce que son copain avait les clés de sa voiture et qu'elle devait aller travailler. Comme si la situation était un inconvénient plutôt qu'un crime.

J'ai souvent entendu : « Il ne voulait pas vraiment faire ça », « je n'aurais pas dû appeler les flics », « ça a pris une trop grande ampleur, ce n'est pas un si gros problème ».

À les entendre, je ruinais leur vie. Je ne connaissais pas leur partenaire. Je ne pouvais pas comprendre leur relation. Un grand nombre de fois, j'ai été soulagée quand elles ne répondaient pas au téléphone.

J'ai passé des semaines à traquer une victime, histoire de trouver son adresse pour que les officiers lui donnent une citation à comparaître. Quand je l'ai finalement eue au téléphone, elle m'a fait comprendre que je ferais mieux de me mêler de mes affaires.

Son cas est quand même passé au tribunal. Elle n'est jamais venue. L'avocat de la défense m'énervait tellement que j'ai quand même essayé de gagner l'affaire. Je pensais avoir une chance. Deux jours plus tôt, un témoin inquiet avait appelé la police. Il avait vu la femme quitter sa maison. Elle lui avait dit qu'elle avait peur et elle avait l'air terrifiée. Je pensais pouvoir faire quelque chose avec ça. Mais quand ce gars aux bras tatoués a été appelé à la barre, il n'a rien dit du tout. Il a développé une sorte d'amnésie sélective et a prétendu ne l'avoir jamais vue.

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J'ai été à sa rencontre pendant une pause déjeuner. Il m'a dit qu'il avait eu peur, que l'accusé avait une certaine réputation et qu'il ne voulait pas être impliqué.

Il est souvent arrivé qu'une femme vienne dans mon bureau ou m'appelle en hurlant et en pleurant. Mais qu'est-ce qui me donnait le droit de décider ce qui était le mieux pour cette personne ? Qui étais-je pour la traîner au tribunal ?

Au moment de ma démission, je n'étais pas simplement fatiguée des cris ; j'étais fatiguée d'évaluer une relation entière en lisant un simple rapport de police. J'étais blasée par les mensonges.

Il est souvent arrivé qu'une femme vienne dans mon bureau ou m'appelle en hurlant et en pleurant. Mais qu'est-ce qui me donnait le droit de décider ce qui était le mieux pour cette personne ? Qui étais-je pour la traîner au tribunal ? Qui étais-je pour permettre aux services de protection de l'enfance de venir chez elle ? Il m'était facile de juger ces relations pour faire de la « sensibilisation ». C'était une tout autre histoire d'influer directement sur la vie des personnes impliquées.

J'ai retiré le Jane Doe Project de mon CV avant de quitter le bureau du procureur.

À Pâques l'année dernière, alors que je rentrais de chez mes parents sur une route à deux voies, j'ai vu un couple au bord de la route. Ils avaient tout juste la vingtaine et agitaient les bras.

Mon mari a ralenti, mais ne s'est pas arrêté. Nous les avons regardés de plus près. Je me suis demandé si nous devions nous arrêter. Nous ne l'avons pas fait. Puis, le mec a mis un coup de poing à sa copine et mon mari a fait demi-tour.

Mon mari a beau être procureur, et moi une ancienne procureure, nous avons hésité à intervenir quand nous avons vu le couple se battre. Était-ce important ? Fallait-il s'impliquer ? Nous avons appelé la police, mais nous n'étions pas sûrs de nous. Je savais déjà que ça se terminerait en un rapport de police inutile avec une fille qui ne voudrait pas témoigner contre le mec qu'elle aimait.

Nous avons attendu que la police arrive et je les ai regardés se battre depuis la voiture. De temps en temps, le mec s'en allait et elle le suivait. Il se retournait, lui criait dessus et repartait. Et elle le suivait de nouveau.

Puis, elle a cessé de le suivre et a pris la direction inverse. Son legging noir était couvert de poussière.

Le mec a filé à travers le champ. Nous avons attendu avec la fille au bord de la route qu'un agent arrive, prenne nos identités, et nous dise de partir. Nous avons filé quand la mère de la jeune fille est arrivée. Elle hurlait sur sa fille : elle lui avait bien dit que ce garçon n'était pas bien.

Il y a dix ans, je n'aurais jamais hésité à appeler la police. C'était une équation simple. Des cris et de la violence physique voulaient dire que la femme devait mettre un terme à la relation.

Mais aujourd'hui, tout n'est que questions et hésitations. Je me souviens simplement avoir entendu la jeune fille crier à sa mère : « Je ne vais pas aller en justice juste pour ça ! »