Je note tous mes achats depuis dix ans

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Culture

Je note tous mes achats depuis dix ans

L'écrivain Emmanuel Adely publie un livre qui recense toutes ses dépenses depuis plus d'une décennie.

J'achète donc je suis. Tel pourrait être le slogan d'une humanité qui ne se définit plus que par ce qu'elle possède et consomme. Voyages, restaurants et produits culturels – tout est devenu propice à la dépense ostensible. On a écrit tout ce qu'il était possible d'écrire au sujet du consumérisme et de ses méfaits indéniables sur la civilisation – du désir mimétique girardien à la Société de consommation de Baudrillard. Le produit est devenu fétiche, l'acte d'achat communion, la publicité évangile.

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Face à l'impossibilité d'aborder la consommation débridée sous un angle nouveau, l'écrivain Emmanuel Adely a renversé la table et a décidé de s'abstenir de toute critique. En lieu et place des traditionnelles homélies qui pullulent chez les prédicateurs 2.0, ce néo-provincial propose une œuvre que l'on peut qualifier d'aride, à savoir le récapitulatif de l'ensemble de ses achats effectués au cours des dix dernières années.

Je paie, publié aux éditions inculte/dernière marge, est un récit autobiographique d'un genre inédit, mêlant inventaire à la Prévert et articles de presse, déclarations de politiques et faits divers. Ce catalogue raisonné rempli d'achats dérisoires et d'évènements dramatiques se lit comme le roman d'un vieux monde qui se meurt, tandis que le nouveau tarde à apparaître. C'est pour parler des monstres contemporains, de ses achats quotidiens de clopes et de son amour récent pour les légumes bio que je me suis entretenu avec Emmanuel Adely.

VICE : Bonjour Emmanuel. Tout d'abord, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous notez tous vos achats ?
Emmanuel Adely : Lorsque la France a délaissé le franc pour adopter l'euro, on entendait partout que le coût de la vie n'allait pas augmenter. Les médias le répétaient sans cesse. J'ai voulu vérifier par moi-même si c'était vrai, de manière rationnelle, presque scientifique.

De plus, noter tous mes achats me permet de renverser, du moins à mes yeux, la logique « Big Brother » dans laquelle nous vivons – ce contrôle généralisé qui nous écrase. J'avais d'ailleurs commencé à noter l'ensemble des sites Internet que je consultais, dans la même optique.

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Et depuis quand faites-vous cela ?
En fait, je fais cela depuis un long moment. Pour ce projet, j'ai commencé en 2005. J'achète, le premier tome, est paru en 2007. Le livre rassemblait tous mes achats des deux années précédentes. Je suis atteint de collectionnite aiguë. Je note tout ce que je fais dans des carnets depuis que je suis tout jeune, telle une névrose, un récit psychanalytique.

Dans le cas de Je paie, j'ai pris soin de conserver tous mes tickets de caisse ou de noter mes achats dans les carnets que j'évoquais plus haut. C'est une sorte d'anti-Alzheimer dans une société qui oublie tout dès le lendemain, tant elle est soumise au déferlement des informations ininterrompues.

Justement, au sujet de ces informations : comment avez-vous choisi celles que vous faites figurer dans Je paie ?
J'ai sélectionné des brèves, des déclarations mettant l'accent sur l'omniprésence de l'économie dans les discours médiatiques et politiques, sur la domination de l'économie sur le politique. J'ai également souhaité lever le voile sur la déconnexion entre les données macroéconomiques et la réalité, celle que vivent les individus. Enfin, on peut dire que je me suis amusé à mettre l'accent sur l'absurdité des informations, tout simplement.

Selon moi, l'actualité en dit énormément sur le « système » dans lequel nous vivons.

Diriez-vous que face au triomphe du capitalisme – devenu peut-être un peu plus qu'un « système », sans doute une « superstructure » au sens de Marx – nous sommes démunis, dans l'impossibilité de le renverser ?
Selon moi, depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, le capitalisme n'a plus besoin d'une « chair » autour de son squelette pour attirer les individus vivant au sein de pays non soumis à son emprise. Il ne lui reste que son aridité, son avidité, sa violence. Cette superstructure, comme vous dites, nous englobe tous, et rend impossible sa sortie. La seule chose qui pourra un jour arrêter notre participation au capitalisme, c'est notre mort. Je compte d'ailleurs noter tous mes achats jusqu'à cette date.

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Le consumérisme n'a plus besoin d'être critiqué tant il est écœurant dans son essence. J'espère qu'il en va de même pour mon livre, d'ailleurs.

En lisant Je paie, on a l'impression que, même sans avancer un quelconque jugement, votre livre est une critique directe à l'encontre du consumérisme. Pensez-vous que la situation extrême dans laquelle nous vivons – ultralibéralisme et individualisme triomphant – explique cela ?
À la base, le principe était d'être le plus neutre possible. Comme vous l'avez dit, il n'y a aucun jugement dans Je paie, aucun regard critique sur mes achats. Le consumérisme n'a plus besoin d'être critiqué tant il est écœurant dans son essence. J'espère qu'il en va de même pour mon livre, d'ailleurs. Le lire peut finir par vous dégoûter. J'aimerais que ce soit le cas.

Je comprends. Sinon, avez-vous modifié vos habitudes de consommation en les observant d'un œil extérieur ? On pourrait être tenté d'adopter l'hygiénisme en rigueur aujourd'hui…
Absolument pas. Je fume toujours, je bois de l'alcool – ça n'a pas changé. En revanche, je dois tout de même avouer qu'on m'a fait remarquer que je ne mangeais pas beaucoup de légumes il y a quelques années et que j'ai fait évoluer quelque peu mon alimentation.

Après, lorsque vous notez tout ce que vous achetez, vous avez tendance à vous poser beaucoup plus de questions lors de votre acte d'achat, c'est une évidence. Par exemple, le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats, j'ai longuement hésité avant d'acheter un manteau. J'étais à Paris, en plus. Je me suis demandé si ce n'était pas un peu indécent. Au final, je l'ai quand même acheté.

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En fait, l'acte d'achat est extrêmement superficiel et assez significatif à la fois.

Vous évoquez votre présence à Paris car je crois savoir que vous vivez à la campagne. Cela a-t-il une influence sur vos achats ?
Je ne crois pas. Avant, il y a quatre ans en fait, je vivais à Paris, et mes achats ne différaient pas vraiment. Après, vous avez plus de tentations dans une grande ville, c'est une certitude.

Vous ne manquez pas de noter le nom des caissiers que vous avez croisés. Pourquoi ?
Tout simplement parce que ce sont des individus que je croise souvent. Quand vous habitez à la campagne – je vis à 30 kilomètres de Millau, si vous voulez tout savoir – vous êtes souvent en relation avec les mêmes personnes. Je n'ai pas forcément envie de m'étendre avec eux, de leur parler de mon quotidien, mais ils font partie de ma vie. Je leur demande des nouvelles, voilà tout.

Il y a un certain temps, j'ai donné des cours en prison. Je me suis rendu compte que les prisonniers, eux aussi, étaient des consommateurs. C'était sans doute ce qui les reliait le plus à moi.

Dans votre livre, on arrive à déterminer la teneur de vos relations avec différentes personnes rien qu'en observant vos achats ou vos virements bancaires.
En fait, l'acte d'achat est extrêmement superficiel et assez significatif à la fois. Il n'indique en rien l'état de mes pensées, de ma réflexion, mais laisse entendre la nature de mes relations avec les autres. Malgré tout, je ne pense pas que l'on puisse réduire une personne à sa simple consommation. C'est assez paradoxal, mais logique.

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Tout le monde achète, malgré tout.
Oui, c'est l'un des plus petits dénominateurs communs dans notre société. Il y a un certain temps, j'ai donné des cours en prison. Je me suis rendu compte que les prisonniers, eux aussi, étaient des consommateurs. C'était sans doute ce qui les reliait le plus à moi. Quand bien même ils n'avaient plus de droits civiques, ils avaient encore la possibilité d'effectuer des achats.

C'est sans doute pour cette raison que les jours où vous n'achetez rien paraissent presque mystérieux – comme si, au fond, vous n'aviez pas vraiment « vécu ».
C'est tout à fait vrai. D'ailleurs, il m'est arrivé d'acheter exprès une baguette de pain afin de pouvoir noter la mort de Bowie ou d'Antonioni, pour garder une trace.

Au final, ces jours « blancs » ne l'étaient pas tant que ça. Parfois, ma banque me débitait à cause de mes découverts. Ces agios prouvent une chose : le système est autonome, il ne dépend même plus de nous pour prospérer.

Ce qui frappe, en lisant Je paie, c'est la modestie de votre mode de vie. Vous ne dépensez pas énormément d'argent et semblez éviter les achats superflus.
On va dire que ce livre lève aussi le voile sur ce qu'est la vie d'un écrivain – ce qu'il consomme, ce qu'il porte, ses nombreux déplacements en voiture, etc. Si je gagnais plus d'argent, j'aurais sans aucun doute des dépenses « de confort », mais ce n'est pas le cas.

Je vois. Merci beaucoup Emmanuel.

N'hésitez pas à commander Je paie sur Internet, ou à vous rendre chez votre libraire à partir du 31 août.

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