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Gaming

Juillet 2016 – septembre 2016 : en mémoire de « Pokémon Go »

Repose en paix, jeu vidéo qui a chamboulé le monde jusqu'à ce que les gens n'en aient plus rien à foutre.

Dans l'un de ses romans, LP Hartley écrivait dès les premières lignes que « le passé est une terre étrangère ». Lorsque l'on tente de se remémorer le mois de juillet 2016, il est facile d'oublier à quel point cette terre étrangère a été entièrement annexée par un simple jeu vidéo et par des types qui n'ont pas hésité à quitter leur bagnole pour choper un Pokémon rare.

Ceux qui avaient décidé de quitter temporairement la société occidentale pendant ce lugubre mois de juillet s'en remettront sans doute aux livres d'Histoire pour savoir ce qu'il s'est passé. Ces livres vous raconteront que l'on avait sous-estimé l'ampleur du vote en faveur du Brexit ou encore la probabilité de voir Donald Trump dans le Bureau ovale. En ce qui concerne la pop culture, des noms tels que Justin Bieber ou Drake seront mentionnés. Enfin, on vous précisera que le Portugal a remporté l'Euro de football en battant le pays hôte, notre millénaire France.

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Peu d'historiens évoqueront Pokémon Go. Pourtant, lors de sa sortie en juillet 2016, des dizaines de millions de possesseurs de smartphones ont téléchargé l'application de par le monde. Aujourd'hui, nous savons qu'il y aura un avant et un après. Assez de temps s'est écoulé pour que nous puissions analyser l'importance et le legs du jeu.

« Dans un sens, nous cherchons toujours une figure en laquelle nous pouvons croire », affirme Aaron Rosen, auteur de l'ouvrage Art and religion in the 21st Century et professeur de théologie à l'université de Rocky Mountain, lorsqu'il se réfère à Pokémon Go. « De nombreuses névroses obsessionnelles ont émaillé l'histoire – en témoignent la tulipomanie en 1637, la bulle des Mers du Sud au début du XVIIIe siècle et même les Croisades – mais il est intéressant de constater à quel point les choses se sont accélérées en juillet 2016. »

Sam Clark a très bien pu se rendre compte de l'intensité du phénomène. Il a fait les gros titres de la presse britannique en juillet parce qu'il a été le premier à avoir attrapé tous les Pokémon au Royaume-Uni. Il a accessoirement perdu 13 kg dans l'aventure. Aujourd'hui, il est toujours en vie et il a eu la gentillesse de discuter avec moi depuis Southampton.

« J'avais publié une vidéo sur Youtube lorsque je les avais tous attrapés, se souvient-il. Ensuite, la BBC m'a contacté. Le téléphone n'a pas arrêté de sonner pendant trois jours. Tout le monde voulait me parler. À la fin, il y a même des gars de CNN qui voulaient m'interviewer. J'ai toujours joué aux jeux vidéo et je n'ai jamais vu un jeu recevoir une telle attention. Pendant trois semaines, les informations ne parlaient que de ça. Quelqu'un se noyait dans la mer, c'était à cause de Pokémon Go. Quelqu'un tombait d'une falaise, pareil. »

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Sam a également expérimenté le « mauvais côté » de cette soudaine célébrité. Il a dû faire face à une immense vague de trolls et d'insultes si démesurées qu'il a fini par offrir son compte Pokémon à son neveu de 9 ans. Cependant, il l'a vite regretté et s'est remis à jouer avec un nouveau compte dès septembre. Il a encore réussi à attraper tous les Pokémon.

Le Néo-Zélandais Tom Currie a également fait les gros titres de la presse en juillet 2016 lorsqu'il a quitté son job pour devenir dresseur Pokémon à plein-temps. À l'époque, il bossait dans un bar. Ce jeune homme, âgé de 24 ans, se souvient encore du moment où Pokémon Go a débarqué dans sa vie. C'était le 6 juillet 2016, il était chez son père à Charleston, un village reculé situé sur l'île méridionale du pays.

« Il n'y avait presque pas de réseau là-bas, alors j'ai dû grimper sur une colline pour trouver un signal, m'a-t-il raconté. J'étais dehors pour ramasser des pierres parce que je voulais construire un jardin minéral. Quand je suis arrivé en haut, j'ai regardé mon portable. » Une notification lui suggérait d'aimer la page Pokémon Go. « Je me suis dit que ça avait l'air marrant. Du coup, je suis resté pendant 30 minutes en haut de la colline avec le peu de réseau que j'avais pour télécharger l'application. J'étais au milieu de nulle part, il n'y avait pas de PokéStop ou d'arène. J'ai balancé un encens mais je n'ai réussi qu'à choper deux ou trois Pokémon. »

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Le jour suivant, il quittait son job. « J'ai appelé mon boss et lui ai dit que je démissionnais », se rappelle Tom. Lui a-t-il expliqué pourquoi ? « Pas du tout. »

Son périple à travers les terres néo-zélandaises aura duré presque deux mois, durant lesquels il a attrapé tous les Pokémon, sauf un. Depuis septembre 2016, il bosse pour le compte d'une boîte américaine spécialisée dans l'e-sport – Gamer Sensei. Il est devenu l'ambassadeur d'une marque finlandaise de sac à dos. Il a également repris son job de barman mais insiste sur le fait que Pokémon Go a changé sa vie. « À peine un mois après le début de mon aventure, je n'avais déjà presque plus d'argent, se rappelle-t-il. Des dresseurs Pokémon m'accueillaient partout où j'allais – s'ils ne pouvaient pas, je logeais chez leurs amis. J'avais un toit, j'étais nourri et on me faisait découvrir des endroits géniaux. J'ai pu voir à quoi ressemblait la véritable hospitalité. »

Tom a également assisté à son lot de petits miracles. « J'ai rencontré une femme dans le sud du pays. Son fils était autiste et elle m'a affirmé qu'il était sorti plus souvent en deux jours qu'au cours de l'année écoulée. »

De son côté, Aaron Rosen tient à souligner l'importance du rapport entre spiritualité et jeux vidéo. « On pourrait établir un parallèle avec la religion, explique-t-il. Pokémon Go nous a montré à quel point l'être humain est à la recherche d'une présence, d'un sens à la marche du monde. C'est un phénomène très révélateur. Émile Durkheim, qui a beaucoup écrit sur le totémisme, aurait adoré étudier ce jeu. »

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Aaron Rosen poursuit en évoquant la disparition d'un enfant aux États-Unis en ce même mois de juillet 2016 – disparition ayant engendré le déclenchement d'une alerte AMBER. « J'observais les gens devant leurs écrans et les entendais dire : ''Oh, c'est encore une alerte enlèvement, un enfant de plus qui est porté disparu.'' Au même moment, tous étaient dehors en train de chasser des Pokémon. Ils étaient prêts à traquer une entité virtuelle plutôt qu'à se mobiliser pour rechercher un enfant disparu. Pourtant, des éléments avaient été rendus publics, comme un numéro de plaque d'immatriculation. Si vous leur aviez demandé de s'extirper de la virtualité pour courir après un enfant, ils auraient sans doute répondu : ''Oh, je ne sais pas, ça me paraît compliqué.'' On peut dire que Pokémon Go a été parfaitement pensé pour répondre aux attentes, aux désirs et aux instincts caractéristiques du XXIe siècle. Nous cherchons toujours à croire en quelque chose, en une idée qui nous apporterait des réponses et du sens, mais à côté de ça nous cherchons ardemment à croire en quelque chose d'absurde. »

Quoi qu'il en soit, le succès de Pokémon Go n'a pas fait long feu. Dès le 29 juillet, le site internet Techcrunch levait le voile sur le destin funeste du jeu en intitulant l'un de ses articles : « Le nombre d'utilisateurs de Pokémon Go se stabilise. »

« Il est impossible d'expliquer de manière mono-causale pourquoi une mode s'effrite, puis disparaît », m'a expliqué Eric Shapiro, consultant spécialisé dans l'industrie culturelle. « Malgré tout, l'incapacité de certaines œuvres à devenir mainstream est un problème régulièrement évoqué. » Eric prend l'exemple la scène ghetto gothique de 2013, une scène encore underground qui a connu un succès important par l'intermédiaire de Rihanna quand celle-ci a dévoilé une vidéo dans laquelle elle s'était totalement réapproprié le mouvement. En un rien de temps, la scène ghetto gothique a perdu son identité et sa crédibilité. « Aujourd'hui, des modes surgissent et meurent en l'espèce de quelques semaines, voire quelques jours », m'a précisé Eric.

Et ce dernier de poursuivre : « La frénésie autour de Pokémon Go a été rendue possible grâce à un système privilégiant les joueurs expérimentés, qui n'étaient pas là par hasard et avaient joué dès la sortie du jeu. Les créateurs du jeu n'ont pas réussi à transformer la plateforme pour répondre aux exigences des joueurs expérimentés ainsi qu'à celles des nouveaux joueurs – beaucoup plus lents et ne voulant pas perdre leur temps à devenir performants et compétitifs. »

Sam Clark se souvient de la baisse brutale d'intérêt de la part des médias, lui qui était devenu une célébrité locale. « C'est comme si j'avais grimpé l'Everest et qu'à la fin, je m'étais jeté dans le vide », dit-il.

« Toujours est-il, ajoute Sam, que j'ai perdu presque 13 kg en jouant à un jeu sur mon portable. C'est quand même pas mal, non ? »

Avec du recul, l'hystérie provoquée par Pokémon Go peut paraître ridicule, ou insensée. Pourtant, notre vie est différente aujourd'hui. Si le passé est une terre étrangère, le futur est sans nul doute une contrée inconnue dans laquelle des aventuriers se battront pour dominer ce qui n'existe même pas – du moins, matériellement.