L'oncle de Ketifa la laisse attachée jusqu'au main. Après l'avoir finalement libérée, il lui ordonne de s'occuper de la maison. Elle fait le ménage lorsqu'elle les voit arriver : les mêmes membres du conseil de communauté qui ont tué Sharon. Ketifa s'enfuit par la porte de derrière et part en bus, tout droit en direction de la frontière kényane, certaine qu'elle ne sera plus en sécurité nulle part dans le pays. À la frontière, à Malaba, elle apprend que le trajet jusqu'à Nairobi, la capitale du Kenya, coûtera cher, et qu'y vivre coûtera encore plus cher. Ketifa se rappelle que, durant son enfance, une de ses camarades de classe kényanes avait dit que le Kenya acceptait les personnes pourchassées dans leurs pays et les laissait vivre dans de vastes camps. Sur le bord de la route, elle remarque un vendeur de nourriture. Elle lui ment et lui dit qu'elle va rendre visite à un ami dans un de ces camps. Pourrait-il lui en indiquer la direction ?Il lui demande si elle veut parler de Kakuma – un camp important du Nord du Kenya qui a ouvert en 1992 afin d'accueillir les réfugiés fuyant la guerre civile au Soudan, et qui est depuis devenu le foyer de près de 200 000 personnes fuyant toutes sortes de conflits. L'homme lui indique comment elle peut se rendre à Kitale, une ville du Nord de la vallée du Rift. De là, elle peut prendre un bus qui passe par Lodwar et va à Kakuma. Ketifa n'a pas d'argent, alors le marchand lui propose un travail : pour gagner l'argent du ticket de bus, elle fait la vaisselle pendant quelques heures. Trois jours plus tard, Ketifa arrive à Kakuma, réfugiée de l'homophobie violente de l'Ouganda.En mars 2014, un groupe de vingt-trois Ougandais LGBT apparaît sur la pelouse des bureaux du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de Nairobi. Ils souhaitent s'inscrire en tant que réfugiés lesbiennes, gays et transgenres.
Ketifa n'est pas la seule à avoir quitté le pays à cause de la ferveur anti-gay de l'Ouganda. Quelques semaines plus tard, le 11 mars, un groupe de vingt-trois Ougandais LGBT apparaît sur la pelouse des bureaux du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de Nairobi. Ils souhaitent s'inscrire en tant que réfugiés lesbiennes, gays et transgenres. Ils ont pour la plupart entre 25 et 30 ans et sont en majorité des hommes. Ils viennent de tout l'Ouganda – certains sont issus de la classe ouvrière, d'autres de formation universitaire. Un prêtre ougandais et un soutien LGBT de Kampala les ont orientés vers ce bureau.Ce prêtre est un soutien discret de la communauté gay depuis 1999. Après que les journaux locaux ont rapporté l'union de deux hommes à Kampala, il publie une tribune où il condamne la vague d'homophobie qui balaye l'Ouganda. À la fin de son article, il inscrit son numéro de téléphone. Des personnes LGBT commencent à appeler et sa maison devient bientôt un refuge pour les gays d'Ouganda. « C'était un endroit sûr où les gens pouvaient parler de leur orientation sexuelle comme ils n'avaient jamais pu le faire avant », explique-t-il. « Je voulais aider les gens à accepter qui ils étaient, à être conscients de l'homophobie dans la société, et faire en sorte qu'ils ne se fassent pas lyncher. »Dans le sillage de la loi anti-homosexualité, le prêtre met à l'abri des personnes LGBT qui fuient leur famille ainsi que la police. Mais lorsque le financement de la cachette s'assèche, beaucoup, craignant pour leur vie, disent vouloir quitter le pays. Le prêtre leur déclare qu'il ne pense pas qu'ils soient davantage en sécurité au Kenya. Pourtant, ils ont l'impression de ne pas avoir d'autre choix. Quand ils parviennent à Nairobi, il leur recommande d'aller demander de l'aide aux Nations unies.
Après la décision d'accélérer la demande des réfugiés, le HCR, en partenariat avec HIAS, place certains d'entre eux dans des appartements d'un quartier pauvre de Nairobi, où ils habitent dans de petites chambres et doivent parfois partager les lits. La possibilité pour les réfugiés de rester à Nairobi dépend de l'application généralement laxiste de la loi kényane qui exige que tous les réfugiés vivent soit à Kakuma, soit à Dadaab, un autre grand camp de réfugiés dans le Nord du pays.Mais les Ougandais arrivent à un moment où les réfugiés au Kenya sont dans le collimateur des forces de sécurité du pays. Après que les terroristes d'Al-Shabaab ont assiégé le centre commercial de Westgate à Nairobi et tué plus de soixante personnes en septembre 2013, le gouvernement kényan doit au moins faire semblant de prendre des mesures pour éradiquer le groupe. Les réfugiés deviennent les cibles faciles d'un pays en guerre contre le terrorisme. En avril 2014, la police rafle des centaines de personnes dans les rues du quartier somalien de Nairobi, et les détient temporairement dans le Moi International Sports Center, un stade de football construit à la fin des années 1980 pour les Jeux africains. Peu après, les réfugiés sont transférés vers les camps.À la fin du mois de mars 2014, la police fait une descente dans l'appartement qu'occupent les réfugiés LGBT et les met en prison. La HCR négocie leur libération avant qu'ils soient emmenés hors de la ville, et en l'absence d'autre choix, les installe provisoirement dans un hôtel haut de gamme. La police ne met pourtant pas longtemps à les retrouver. Les policiers menacent d'expulser tout le groupe vers l'Ouganda. Se retrouvant encore une fois à court d'options, le HCR persuade la police d'acheminer immédiatement les réfugiés par bus à Kakuma, le camp de réfugiés dans le Nord du Kenya où Ketifa a fui.
Quand je visite Kakuma en octobre dernier, De Langhe, qui a été mutée à Nairobi en mai, m'accueille dans une salle en plein air remplie de vieux bancs en bois. Tout demandeur d'asile arrivé à Kakuma au cours des deux dernières décennies est passé par cette salle. De Langhe m'amène dans un petit bureau. Les murs sont couverts d'étagères portant de gros classeurs. Ils contiennent des listes de noms recensés en 2011 afin de déterminer qui, parmi les dix millions de personnes remplissant les conditions pour obtenir des rations alimentaires, vivait encore vraiment dans le camp.« La plupart des habitants de Kakuma y resteront toute leur vie », explique De Langhe. Même le 1 % qui gagne un ticket pour une nouvelle vie devra normalement attendre plusieurs années avant d'être autorisé à partir. Il y a un retard permanent dans le traitement des demandes d'asile depuis le jour où le camp a ouvert. Plus encore que le retard de traitement des réinstallations, il y a une autre procédure en souffrance : l'enregistrement des masses d'immigrants en tant que réfugiés. De Langhe a pour tâche de faire le tri entre ces deux procédures à la traîne. « J'aimerais qu'on puisse en proposer plus pour la réinstallation, mais je suis encore plus gênée par le fait que les gens attendent des années pour obtenir une décision quant à leur statut de réfugié et passer enfin à l'étape suivante », dit-elle.De Langhe considère leurs inquiétudes avec attention, et elle prend rapidement des mesures pour y remédier autant que possible. Bien que De Langhe représente l'agence qui se tient entre eux et leur nouvelle vie, la plupart des réfugiés ne tarissent pas d'éloges à son égard. De Langhe, me dit un réfugié, « est la femme que je respecte le plus au monde ».
Contrairement aux réfugiés du Sud Soudan ou de Somalie, dont la plupart sont extrêmement pauvres, il existe parmi les réfugiés ougandais une grande mixité sociale. Beaucoup viennent de Kampala. Certains travaillent dans la restauration, d'autres sont diplômés. Ils sont étudiants et certains parmi les plus jeunes n'ont même pas fini le lycée.Comme de plus en plus commencent à faire le voyage vers Kakuma, le American Jewish World Service ainsi qu'une petite ONG kényane ont mis sur pied un foyer de transit dans le Nord du Kenya, situé à mi-chemin entre la frontière ougandaise et le camp. Le but de ce centre de transit est d'intercepter les réfugiés LGBT venant d'Ouganda et de les héberger pendant cinq jours pour qu'ils puissent réfléchir à ce qu'ils vont faire. Pendant ces quelques jours, on emmène le futur réfugié à Kakuma et on lui fait visiter le camp, puis on le ramène au foyer de transit. Là, il ou elle passe un ou deux jours supplémentaires à considérer la difficulté des conditions et l'homophobie dont il ou elle a été témoin dans le camp. Beaucoup optent alors plutôt pour une vie clandestine à Nairobi. Quelques-uns font demi-tour et retournent en Ouganda.Il y a 24 000 personnes à Kakuma et 8 000 à Nairobi sur liste d'attente pour l'entretien qui déterminera simplement s'ils remplissent ou non les conditions pour obtenir le statut de réfugié, ce qui représente un délai de six mois.
Cette idée que certaines personnes pourraient mentir et prétendre être gay pour obtenir des aides ou pour être réinstallées à l'étranger inquiète tout de même le HCR en février dernier, lorsque plus de 76 personnes déclarant être LGBT se présentent au bureau de Nairobi en une seule journée. Cette arrivée massive fait naître des inquiétudes sur un trafic organisé. De Langhe raconte qu'elle a été avertie par le prêtre ougandais qui avait fait passer le premier groupe de réfugiés. Il lui a conseillé d'être prudente avec les nouveaux arrivants. « Quand vous avez 70 personnes à votre porte en une journée, c'est qu'il se passe quelque chose », m'a dit De Langhe.« Ce que vous faites n'est pas bien », dit un militant LGBT de Turkana.
« Vous leur construisez de jolies maisons, et vous mettez la police tout près, vous leur donnez une enceinte fermée et de l'eau à l'intérieur.
Ce sont de bonnes choses. Mais que pensez-vous qu'il se passera quand les autres communautés commenceront à poser des questions ? »
Après avoir été renvoyée de son travail d'enseignante, Ketifa attend désespérément d'être réinstallée. Elle ne s'est pas donné la peine à postuler pour un autre travail. « Ils se fichent de vos compétences », dit-elle. « Tout ce qui les intéresse, c'est votre orientation sexuelle. » Comme elle n'a rien d'autre à faire de ses journées que s'asseoir et discuter avec les autres réfugiés LGBT, Ketifa envisage d'aller à Nairobi. Ses amis soutiennent qu'elle y aurait une vie moins ennuyeuse et éviterait plus facilement les discriminations. Pour pouvoir déménager, elle doit obtenir une permission du département pour les réfugiés du Kenya, ce qui est une mission presque impossible. Elle connaît des réfugiés LGBT qui sont partis illégalement, mais elle a trop peur pour les suivre.De fait, Nairobi offre des avantages évidents par rapport au camp. Comme toute grande ville, elle héberge de nombreux habitants gays et lesbiens. Bien que certains réfugiés disent avoir rencontré des Kényans gays, la plupart d'entre eux vivent à l'écart des lieux de sociabilité gay. Certains sont allés dans un club gay du centre-ville, qui subit de continuelles descentes de police. Mais pour la plupart d'entre eux, la communication avec la communauté LGBT du Kenya est surtout virtuelle ; ils s'écrivent sur WhatsApp, partagent des photos et des vidéos sur Facebook, cherchent des relations sur Grindr.Parfois je passais lui dire bonjour et je le trouvais avec une jupe, une robe, du maquillage.
Je lui disais : Tu es à Nairobi, tu te souviens ?
Ils sont homophobes ici.
Francis fait partie malgré tout d'une poignée de chanceux. Bien que les réfugiés LGBT s'attendent à un traitement accéléré de leur demande d'asile, peu d'entre eux reçoivent l'attention qu'a reçu le premier groupe des 23 réfugiés. Avec l'arrivée de réfugiés de plus en plus nombreux, les procédures sont ralenties, et les gens comme Ketifa, qui sont parmi les premières personnes LGBT à avoir fui l'Ouganda, sont contraints d'attendre. « Pour l'instant, je ne sais pas si j'ai mon statut de réfugiée », dit-elle un jour de l'automne dernier. « Je suis toujours dans l'incertitude. »À la fin de l'année 2014, le HCR ne peut pas accélérer toutes les procédures, alors la supérieure de De Langhe, Catherine Hamon-Sharpe, décide de prendre en compte chacun d'entre eux individuellement. Le HCR n'a tout simplement pas le temps ni les ressources pour accélérer tant de demandes. Les réfugiés LGBT d'Afrique ne seraient plus sur la voie rapide vers la réinstallation.
Un dimanche matin brûlant d'octobre à Kakuma, un groupe de vingt personnes se réunit dans une église de fortune des quartiers de réfugiés gays. Les bâches humanitaires qui recouvrent le sol entre deux des cabanes semblent immaculées. Quatre maigres bancs ont été fabriqués à partir de planches de bois dépareillées. Comme ils prennent place le long des bancs, les fidèles chantent un hymne ougandais.Finalement le prêtre, Solomon Mugisa, les rejoint. Né d'un père prêtre pentecôtiste et d'une mère anglicane très pieuse, Mugisa a fréquenté toute sa vie les écoles chrétiennes et les universités bibliques. Il sait bien que l'Église anglicane a la réputation d'être la plus homophobe d'Afrique. Mais bon an mal an, ce fait ne l'a pas empêché lui, un homme gay, de devenir prêtre anglican. « Je sais que Dieu ne fait pas de discrimination », dit-il. « Il vous aime, qui que vous soyez. »On ne peut pas dire la même chose de la police ougandaise. En mars 2014, des photos commencent à circuler sur internet montrant Mugisa faisant la fête au World Pride Festival de 2012 à Londres – un moment de plaisir qu'il s'est accordé au cours des deux années qu'il a passées dans un programme d'échange chrétien au Royaume-Uni. Mais à son retour à Kampala, la police débarque chez lui un soir. Les policiers le jettent en prison, où il passe les cinq nuits suivantes. Au sixième matin, il est libéré sous caution. Il fuit immédiatement à Nairobi, puis le HCR l'emmène à Kakuma, où il devient un des guides du groupe des Ougandais, à la fois pratique et spirituel.Au début, les dimanches matin, Mugisa emmène prier quelques réfugiés aux églises de Kakuma, mais ils se font chasser à chaque fois. Alors Mugisa décide de créer sa propre église, sur le terrain que partagent les réfugiés LGBT. Si le christianisme et l'homosexualité ont toujours été en conflit, cela ne se remarque pas lors du service du dimanche matin sur le terrain des Ougandais gays du camp 3 de Kakuma. Ce dimanche-là, les gens rendent grâce. Une femme remercie Dieu de l'avoir aidée à terminer son « médical » – c'est-à-dire la partie médicale de la procédure de réinstallation aux États-Unis. Un homme dit qu'il est reconnaissant d'avoir une église où il peut prier. (« Il n'aurait jamais pu imaginer qu'il fréquenterait une église qui l'accepte », explique Mugisa. « Il a même commencé à détester Dieu. ») Un autre homme se lève : « Je remercie Dieu de me protéger. La nuit dernière, je marchais près des magasins et j'ai été attaqué. Mais grâce à Dieu, j'ai survécu. »Même Ketifa, musulmane et qui n'a jamais mis les pieds dans une église avant d'arriver à Kakuma, est venue. Elle raconte que les mosquées locales refusent de l'accepter parce qu'elle est lesbienne.Elle se tient attentivement au dernier rang et se joint au chant des chrétiens autour d'elle.Plus d'une heure après le début du service, une fois finis les chants et les prières, Mugisa prononce son sermon hebdomadaire. « Dieu a un livre de vie », dit Mugisa à l'assistance. « Il se souvient de votre nom. Mais pour qu'il soit écrit dans ce livre, vous devez être bons. » Mugisa se tourne vers ses fidèles. « Mulondo, Lujja, Kasule, Nansamba, vous voulez pouvoir dire : "Dieu, je t'ai servi quand j'étais au camp de Kakuma." Vous voulez pouvoir dire : "Je t'ai servi en Ouganda. Souviens-toi de moi. C'est ce que j'ai fait, souviens-toi de moi." »Soudain, Mugisa s'interrompt. Pendant ce silence inattendu, on peut entendre clamer des « Amen » depuis l'église jaune du bout de la rue – une des églises qui ont chassé les réfugiés LGBT avant qu'ils n'aient leur propre église. Mugisa balaye des yeux sa congrégation de fidèles LGBT, croisant le regard de certains d'entre eux. Incapable d'ignorer l'angoisse sur leurs visages, il les rassure. « Croyez-moi, un jour on sortira de cet endroit. »*Tous les noms figurant dans cet article ont été modifiés afin de protéger l'identité des personnes menacées de violences homophobes.