La montée en puissance de Daech, selon un terroriste islamiste

Eyad Ismoil pendant la lecture de son acte d'accusation. AP Photo/Ruth Pollack

Eyad Ismoil fait partie de la demi-douzaine d'hommes condamnés pour avoir pris part aux attentats du World Trade Center en 1993. Né au Koweït d'un père Palestinien et d'une mère Jordanienne, il a été condamné à purger une peine de 240 années de prison pour avoir conduit un van de location chargé d'explosifs, qu'il a ensuite laissé dans le parking de la tour. Six personnes sont mortes et plus de mille ont été blessées. (Pendant son procès, il a plaidé non coupable, assurant ne pas avoir été mis au courant que ledit van était bourré d'explosifs.) Après vingt ans passés dans les cachots de la prison Supermax dans le Colorado, Ismoil a été transféré à l'USP Hazelton, en Virginie Occidentale, une prison fédérale de haute sécurité dans laquelle je suis moi aussi incarcéré à l'heure où je vous parle.

Ismoil est mon camarade dans l'un des centres qui donne aux détenus la possibilité de choisir un autre quotidien que celui des prisonniers traditionnels, monotone, fait de paris, de drogues et de violence. Je reconnais qu'il est extrêmement intelligent et humble ; pour quelqu'un qui est censé « haïr les infidèles », il ne semble pas éprouver de haine pour les autres détenus, ni pour les membres du staff – alors qu'eux sont plutôt enclins à afficher leur mépris pour lui.

La nature du crime d'Ismoil et son appartenance ethnique en font une cible de premier choix dès qu'un nouvel attentat se produit quelque part dans le monde. Invectives immédiates, critiques à son égard, etc. Pourtant, après avoir discuté avec lui, j'ai compris pourquoi le terrorisme islamiste s'était à ce point amplifié ces 20 dernières années. Lorsque j'ai abordé avec lui l'EI et les attentats du 13 novembre à Paris, il m'a répondu par une question : « Pourquoi crois-tu qu'ils l'ont fait ? »

J'ai répondu par l'argument qui me semblait le plus évident : « Ils nous détestent. »

Il a souri puis levé les yeux au ciel pour me faire comprendre que j'étais à côté de la plaque. C'est ainsi qu'une amitié improbable entre un hippie braqueur de banques de Pittsburgh et un terroriste du Moyen-Orient est née.

J'ai pris le temps de parler avec Ismoil, aujourd'hui âgé de 44 ans, pour qu'il me donne son point de vue sur l'État Islamique, la tuerie de masse de San Bernardino et les autres tragédies de notre temps. Il m'a dit que pour résoudre le conflit entre les extrémistes du Moyen-Orient et les Occidentaux, il fallait dialoguer « sur un plan humain ». Il a également été très clair sur ce point : il m'a certifié qu'il « comprenait les revendications de l'État Islamique » et les rejoignait sur certains points. Pour la grande majorité des Occidentaux, cette opinion est affligeante et irrecevable. En revanche, le fait de discuter avec lui m'a offert une nouvelle perspective : celle de ceux qui considèrent que l'Occident est le seul responsable du terrorisme.

VICE : En tant que terroriste islamiste ancienne génération, peux-tu me donner tes impressions sur l'origine de l'État Islamique – qui sont ses membres et d'où viennent-ils ?
Eyad Ismoil : L'EI n'est pas fait de djihadistes recrutés partout dans le monde pour combattre. Ce sont avant tout des musulmans sunnites qui ont vécu 25 ans de guerres, tortures et viols.Ce sont des Irakiens et des Syriens qui ont souffert de guerres injustes démarrées par le gouvernement américain. Lorsque les Américains ont décidé de se retirer d'Irak en 2010, les chiites et les malikitesse sont mis à assassiner les sunnites jour et nuit sous les yeux des soldats américains.

La réponse des États-Unis fut : « C'est un problème interne. Nous ne voulons pas interférer. » L'émission Rise of ISIS a montré ça, même s'ils ont essayé de faire passer Daech pour des aliens venant d'une autre planète qui auraient essayé d'exploiter le massacre des sunnites par le gouvernement irakien chiite pour se mettre la population dans la poche.

Le chef de l'EI, Abou Bakr al-Baghdadi, a été prisonnier pendant quatre ans dans une prison américaine en Irak pendant l'occupation, et est connu pour être l'un des descendants du prophète. C'est une famille importante en Irak ; c'est pourquoi énormément de sunnites lui prêtent allégeance.

L'EI n'a pas besoin de recruter des gens. L'armée attire des musulmans venant du monde entier, tous témoins des 25 dernières années d'injustice et qui souhaitent aider leurs frères. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les Irakiens sont la population la plus entêtée du monde musulman. Ils n'accepteront jamais l'occupation ni l'humiliation.

Jour après jour, toutes ces choses s'ajoutent au tableau jusqu'à ce que ça finisse par péter. C'est ce qui est en train de se produire en Syrie et en Irak en ce moment.

As-tu été surpris par les attentats de Paris ?
Les Occidentaux se demandent tous pourquoi l'EI a fait ça. [Mais] les gens du Moyen-Orient demandent « pourquoi l'Occident nous fait-il ça ? » Mettez-vous à leur place – la France envoie des bombes depuis un an sur l'Irak et [plus récemment] la Syrie, et détruisent tout : femmes, enfants, bâtiments… Une bombe ne fait pas le tri entre un combattant islamiste, une femme et un enfant – elle se contente de détruire.

Dans un numéro récent d' USA Today, la secrétaire de l'aviation Deborah Lee James a dit : « Notre business, c'est de tuer des terroristes. Aujourd'hui, c'est un business en pleine expansion. » C'est un business pour eux. Mais ce sont de vies humaines dont on parle.

Imaginez les Irakiens et les Syriens. Vous voyez votre peuple se faire massacrer, vos terres être détruites, vos enfants se cacher à longueur de temps parce qu'ils ont peur. Tout ça à cause de bombes qui viennent du ciel. Qu'est-ce que vous pouvez faire pour arrêter ça ?

Les frappes menées par l'armée française ne sont pas une solution, mais cela justifie-t-il pour autant l'acte terroriste ?
Ça me fait penser à une histoire. Dedans, il y a un lion, un tigre et un zèbre. Le lion se plaint qu'il n'y a plus d'eau dans la jungle. Il veut trouver les causes de cette sécheresse momentanée pour pouvoir ramener l'eau. « J'ai vu une antilope, je l'ai tuée et je l'ai mangée », dit le lion. Ils sont tous d'accord pour dire que ce n'est pas de sa faute. « J'ai vu un lapin, je l'ai chassé, tué et mangé », dit le tigre. Ils sont tous d'accord une nouvelle fois. « J'ai vu un peu d'herbe et je l'ai broutée pour combler ma faim… » dit le zèbre. Le lion et le tigre répondent, outragés, que la sécheresse est la faute du zèbre et décident de le manger.

La question, c'est donc plutôt : qui est responsable ? On devrait raconter les deux versants de l'histoire.

Qu'as-tu pensé de la tuerie de San Bernardino ?
Le premier truc que je me suis dit, c'était : « J'espère qu'ils ne sont pas musulmans. » Il y a plusieurs raisons. Premièrement, les victimes sont des civils – ils n'ont rien à voir avec ça. Ma religion interdit de tuer des innocents. Malheureusement, beaucoup de musulmans ne connaissent rien à l'Islam.

Deuxièmement, chaque fois que vous entrez dans un pays avec un visa, celui-ci est considéré comme un contrat. Rompre un contrat est interdit par l'Islam. Tu dois respecter les règles du pays dans lequel tu es. Troisièmement, pendant toutes les années que j'ai passées à regarder les informations, les médias m'avaient l'air contrôlés. Ils savent comment mettre de l'huile sur le feu, mais pas comment rendre justice. Quand ce sont des musulmans qui commettent ces actes, ça tourne en boucle sur nos télés. Quand ce ne sont pas des musulmans, on n'en entend plus parler très rapidement.

Qu'en est-il du massacre du Planning familial à Colorado Springs ?
Ce que cet homme a fait est pire que ce que les docteurs font. Si ce sont des choses qui le mettent en colère, il a fait pire qu'eux. L'Islam ne cautionne pas l'avortement – toutes les vies sont précieuses… [Mais] lui a tué des adultes. De quelle manière essaie-t-il de résoudre le problème ?

Si le gouvernement estime que l'avortement est une pratique légale, alors c'est fini, vous avez perdu et vous devez l'accepter. Ça fait partie de la vie. Pour essayer de résoudre ce problème, il faut s'en prendre au gouvernement, pas aux docteurs qui pratiquent l'avortement parce que la loi en fait une pratique légale.

Chaque action entraîne une réaction. Lorsqu'on jette une balle contre un mur, elle reviendra vers nous. Si on la jette fort, elle reviendra avec force. C'est le problème de ces guerres. On te frappe, tu frappes en retour. On te frappe fort, tu frappes fort en retour. C'est un cercle vicieux où personne ne gagne. Tout ce que vous gagnez – des deux côtés – c'est la mort et la destruction.

Mais, les terroristes ne forment-ils pas des cellules afin précisément d'attaquer les Occidentaux ?
Les terroristes arabes ne se radicalisent pas eux-mêmes. L'action des gouvernements occidentaux radicalise les Arabes. Les musulmans d'Europe et de France voient les photos des bombardements, des réfugiés. Ces photos sont horribles. Tu crois qu'ils ont envie de dire « Vive la France » ?

Tu vois, les Arabes veulent vivre de la manière qu'ils l'entendent. Ça fait des siècles que nous vivons sous le joug de dictateurs et de tyrans alliés à l'Occident. Nous voulons simplement vivre une vie digne de ce nom. Ils [l'Occident] veulent que nous vivons en suivant leurs lois. Nous, les Arabes, ne pouvons pas vivre comme les Occidentaux. Nous sommes différents. La seule chose qui nous permet de rester justes, c'est l'Islam. Dans l'Islam, la paix et la justice viennent du ciel. Celui qui a créé la Terre et l'Homme, c'est lui que nous écoutons.

Si nous avons un leader arabe sans avoir l'Islam, il se transforme en dictateur. L'EI a proclamé son califat parce qu'après avoir vécu un siècle de dictature, les États-Unis sont venus en instaurer une autre. C'est comme ça qu'ils ont voulu guérir le symptôme : une guérison temporaire. L'EI est arrivé, alors le problème est devenu plus gros.

Justement, comment peut-on résoudre le problème ?
Pour guérir le problème, il faut chercher sa cause principale. Tout le monde doit être humain. Ils devraient se parler, d'homme à homme. Laissons le peuple choisir ce qu'il veut. Tout le monde peut se rassembler pour dire que trop, c'est trop. Combien de temps allons-nous continuer à reproduire le schéma actuel ?

Aujourd'hui, nous vivons selon la loi de la jungle. On ne nous a pas donné la vie pour ça. On est censé marcher avec nos deux jambes en gardant la tête haute. Malheureusement, en ce moment nous marchons la tête baissée. On devrait la relever et se servir du cerveau que Dieu nous a donné.