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LE NUMÉRO QUI COMPTE

Le business de la fin du monde

Bugarach est un petit village de 200 habitants situé tout au sud de la France, au coeur des Pyrénnées orientales.

Photos : Maciek Pozoga

Le « pech » de Bugarach. En faisant de la rando, on a croisé un père de famille qui nous a dit que monter là-haut lui procurait des sensations étranges et qu’il y ressentait une énergie particulière. Bugarach est un petit village de 200 habitants situé tout au sud de la France, au cœur des Pyrénées orientales, dans une région cernée par les châteaux cathares et d’immenses vallées minérales. Depuis quelques mois, le bruit court qu’environ 10 000 personnes viendront s’y réfugier à la fin de l’année prochaine. Une raison à cela : selon un amalgame étrange de mythes et de croyances, le pic de Bugarach serait la seule zone épargnée par le grand éclair de dévastation qui s’abattra le 21 décembre 2012. En l’espace de six mois, le truc est devenu si gros que l’ensemble des médias se sont pointés là-bas pour y faire une story – plot récurrent : « Le village de la fin du monde. » Le problème, c’est qu’ils en sont revenus sans rien. Et pour cause, puisque toute cette agitation autour de l’Armageddon provoquée par quelques mecs en toges blanches n’existe pas vraiment. Ce qui existe en revanche, ce sont des gens qui chaque jour font du blé sur les peurs de pauvres types qui se sont réfugiés dans les pierres et les mythes pour oublier leur vie et, à terme, leur propre apocalypse. Des mystiques de Bugarach ont peint sur un bloc électrique cette fresque dédiée à l’apocalypse à venir et aux soucoupes volantes. Après avoir pris deux trains et loué une caisse de citadin mobile, on est arrivés à Bugarach dans un gîte nommé « La Maison de la Nature », où chaque chambre porte le nom d’un pays exotique – on nous avait attribué la suite « Tibet ». C’est aussi l’hôtel qu’avaient choisi le sage Jean-Gilles et son équipe composée de huit personnes qui se partageaient un tipi au milieu du jardin. Comme Jean-Gilles, qui a refusé de répondre à nos questions en menaçant de nous « envoyer un sort », ce sont chaque année vingt à trente conseillers en théologie, praticiens du monde invisible et autres pipes investies d’une mission spirituelle qui proposent des stages initiatiques entre Bugarach et Rennes-les-Bains. Selon un conseiller municipal, le tarif affiché par ces mecs varie entre 500 et 2 000 euros la semaine. Ces guides sont actifs presque toute l’année, du début du mois de mars à la fin de l’automne. Ils profitent de l’hiver pour se reposer et dilapider les thunes amassées sur le dos des gens qui croient aux hologrammes quantiques. Selon l’anthropologue Thomas Gottin qui a écrit un bouquin sur les mythes de la région, il est possible d’établir une typologie des gens inscrits à ces stages ; la plupart sont célibataires, habitent en province, sont issus des classes moyennes et ont en commun un douloureux événement qui va de la simple dépression à la perte d’un proche. C’est dans cet amalgame de tristesse que se déploie une multitude de services ésotériques destinés à pallier les manques de cette population en détresse. Au sein du « triangle magique » (les trois villages de Bugarach, Rennes-les-Bains et Rennes-le Château), on est tombés sur des magasins, agences, camps et hôtels qui tous proposaient une aide spirituelle aux gens prêts à y croire. On a trouvé deux librairies spécialisées dans les cultes millénaristes et contemporains, un hôtel next age où étaient disposés des tracts faisant la promotion d’une conférence sur la « pollution psychique et occulte au XXIe siècle », une boîte de production crapuleuse spécialisée dans les docufictions moralistes et un magasin qui vendait de la crème hydratante composée à partir de l’ADN de Marie-Madeleine. Elle coûtait 150 euros, mais la propriétaire a gentiment accepté de nous la refiler gratuitement. Elle était périmée. La vitrine des Debowska et l’affiche promotionnelle de leur nouveau film, mêlant fiction et réalité. Ils ont refusé de nous adresser la parole, sans doute pour ne pas avoir à se justifier de faire du fric sur le dos des célibataires dépressifs et des profs à la retraite. Le mysticisme utilisé comme fonds de commerce par les marchands de la région ne date pas de l’attente messianique des hippies, ni du vide spirituel du monde postmoderne. Il remonte en réalité à l’époque médiévale, au royaume cathare et à l’ordre des Templiers. Plus tard se sont superposés d’autres mythes brassant des thèmes tels que le tombeau de Marie-Madeleine, un trésor enfoui sous une église, des gisements d’énergie secrets, une porte temporelle, le cadavre de Hitler et le pic du mont Bugarach sur lequel des dizaines d’ovnis auraient été aperçus. C’est cette science fondée simultanément sur la lecture des astres, la peur de la mort et le Da Vinci Code qui constitue la matrice de la mythologie Bugarach. La légende veut même que les avions n’aient pas le droit de survoler la montagne, du fait de sa trop puissante activité magnétique. Ce qui n’empêche pas Jean-Gilles d’y amener ses clients chaque semaine ; on était à quelques centaines de mètres quand on les a vus faire une ronde debout puis accroupis avant d’enlacer mutuellement leurs corps recouverts de manteaux en Gore-Tex. Quand on les a croisés plus tard, près du sommet, Jean-Gilles nous a confié qu’ils comptaient « passer la nuit tout en haut, dans des tentes. C’est pour se ressourcer, au frais. Bons baisers de Russie ! » La majorité des gens qui l’accompagnaient avaient entre 50 et 65 ans, suaient à grosses gouttes et portaient des bandeaux en soie mauve. On aurait dit une procession païenne, mais jouée par une troupe de théâtre associative. Dans la forêt, on est tombés sur un groupe de chamanes germanophones venus ici pour faire un stage d’une semaine. Ils cuisinaient des pâtes à la bolognaise quand on est arrivés. Les pourvoyeurs en spiritualité du coin insistent particulièrement sur le caractère magique du « pech » de Bugarach ; les appareils photo sont censés se dérégler, les caméras s’éteindre, et on peut y croiser des lutins et des elfes. C’est en 1986 qu’Elizabeth van Buren écrit le premier livre ésotérique dédié au sommet de la montagne. Sa thèse s’appuie sur des années de recherche astrale : elle tend à prouver qu’un « temple céleste » se jumellerait à un « temple souterrain » situé sous le pic de Bugarach. Entre ces deux pôles se trouverait une porte temporelle, et sous la montagne, un genre de garage pour ovnis. Depuis, on assiste au développement d’une littérature dédiée à Bugarach ; Jean d’Argoun et Genny Rivière vendent chaque année des milliers de livres qui sont autant de remèdes et de « clefs » pour comprendre les mystères de la région. Le dernier livre de Genny Rivière, Appel de Bugarach, vortex de la Terre a même été l’une des meilleures ventes de livres français de l’année 2008. Dans la librairie de Rennes-les-Bains, on compte des dizaines d’auteurs spécialisés dans l’ésotérisme local et les conspirations apocalyptiques. Il ne s’agit pas d’essais adolescents imprimés à 200 exemplaires, mais de vrais bouquins publiés par de vraies maisons d’édition avec de vraies couvertures mettant en scène des rivières bleutées, des ciels fluorescents et des montagnes surmontées de véhicules elliptiques en apesanteur. Près de Rennes-le-Château, on a rencontré Uranie, un vieil hippie qui vit dans le coin depuis la fin des années 1970. Au début, il vivait en communauté avec des mecs un peu louches qui se sont par la suite avérés être des cadres de la vente de drogue dans le sud de la France. Il a pris pas mal de LSD, est allé en hôpital psychiatrique et habite depuis une maison insalubre ornée d’images mystiques et de photos de filles à poil. C’est à cause du tourisme spirituel suscité par le bouquin de van Buren que la mairie veut l’expulser de son terrain depuis maintenant quinze ans : « J’ai reçu des menaces de la part de la mairie. Ils ont voulu voler mon terrain et démolir ma maison. À la place, ils voulaient construire un lotissement de résidences secondaires pour riches scandinaves et américains. Ils m’ont intenté un procès, mais ça fait longtemps qu’on ne m’a pas rappelé. » Les théories de l’apocalypse ont attiré vers Bugarach et sa région une masse croissante de mystiques étrangers. En cinq ans, le prix du terrain a triplé. Les restaurants sont plus chers qu’à Paris, et on trouve plein de shops bio associatifs qui vendent des boîtes de biscuits à la lavande pour 4 euros — ils sont très bons, cela dit. Comme beaucoup de gens du coin, Uranie pense que la région est riche en « énergies positives ». Il est convaincu qu’elles se manifestent sur les photos sous forme de boules de lumière, et a refusé de nous croire quand on lui a dit qu’il s’agissait d’un contre-jour. L’inflation généralisée des prix à Bugarach a provoqué une réaction de la part des gens nés là-bas ; ils les détestent. On a demandé à des gamins du coin ce qu’ils pensaient de leurs vacanciers hippies. « C’est des connards. Parfois, on les voit aller au lac en agitant un panneau en l’air avant de se baigner dans la vase. Il y a un van qui passe de temps en temps, avec tous les fous à l’intérieur. Sur le côté, il y a écrit “SUICIDE COLLECTIF”. La police leur a interdit de rouler dans le village avec un slogan comme celui-là. Du coup, ils ont changé l’inscription en “SUI-CI-DE CO-LLEC-TIF” et maintenant on les laisse faire. » On a aussi voulu savoir s’ils pensaient que le maire de Bugarach avait quelque chose à voir avec l’ampleur médiatique et économique qu’a prise l’histoire, et apparemment « c’est un connard lui aussi. Il répond aux questions des journalistes, juste pour que les maisons d’ici coûtent plus cher. Il veut gagner de l’argent ». La mère du gamin a précisé que tout ceci était faux. Elle avait l’air particulièrement gênée. À Rennes-les-Bains, on a discuté avec le propriétaire d’un hôtel de ses nouveaux occupants alors qu’il mangeait une pizza carrée au bar de son propre restaurant. « Je les vois tous les jours. Je les connais bien, je les fréquente, même. Ils ne sont pas méchants, ils viennent ici pour se baigner dans les eaux thermales et faire leurs trucs avec les pierres. Au restaurant, ils choisissent leur plat en agitant leur pendule au-dessus du menu. » En vérité, ce sont ces gens qui tiennent son business, et c’est pourquoi il lui est impossible de dire du mal d’eux. Il était mort de rire en racontant ces histoires. Quelques photos d’Uranie chez lui. Il vit sans eau ni électricité, mais nous a proposé une tasse de café cuit sur un réchaud relié à sa batterie de voiture pour nous souhaiter la bienvenue. Le couple Debowska s’occupe d’une société de production basée à Rennes-les-Bains qui tourne entre dix et quinze films par an. Les sujets de leurs docufictions tournent autour du « chemin de vie » et de « l’éveil ». On a plusieurs fois essayé de rentrer dans le magasin, mais la maîtresse de maison était toujours là pour nous barrer le chemin. « On est en train de monter notre nouveau documentaire, il n’y a rien à voir. » Quand on lui a demandé pourquoi ils sortaient autant de films, elle nous a répondu un truc laconique de type « plus il y en a, mieux c’est ». Le couple fédère un nombre important de mystiques à travers tout le pays et organise plusieurs fois par an des genres de séminaires, incluant des projections de leurs films, des débats et des activités pour « se découvrir ». Les stages sont payants, mais adaptables selon les bourses des participants. Devant la vitrine du magasin, on a rencontré deux femmes qui fixaient l’affichette de leur nouveau film, 2012 Bugarach, un nouveau monde en marche. On en a profité pour leur demander ce qu’elles pensaient de l’apocalypse. Elles ont tiré la gueule et nous ont répondu : « Il y a ceux qui y croient, et ceux qui n’y croient pas. On n’est pas obligé d’y croire. Nous venons ici pour nous relaxer. » L’une d’elles a rajouté : « Qu’on le veuille ou non, on est obligé de reconnaître qu’il se passe des choses. La Terre vit une ère de changement magnétique. » Avant de repartir en direction de la civilisation, on est ­allés faire un tour dans une forêt magique entre Bugarach et Rennes-le-Château. Une confrérie de chamanes (ce sont leurs propres mots) allemands, suisses et autrichiens y avaient ­planté leurs tentes et garé leurs Volkswagen. Ils nous ont dit qu’ils se ­réfugiaient ici pour sentir les énergies et profiter du fer présent dans les montagnes environnantes. Ils viennent deux fois par an. Quand on leur a demandé combien de thunes ils investissaient chaque année pour profiter des réserves minérales des Pyrénées orientales, ils nous ont répondu calmement : « Pas grand chose, en réalité. » Avant d’ajouter : « À peine 10 000 euros. »