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Musique

Ma nuit à la convention des Chickenheads

Le début du nouveau millénaire fut une époque étrange pour le rap. Le grand tournant du siècle a amené simultanément les disparitions de Biggie et Pac, la fin du Golden Age et les premiers clips jiggy truffés de putes et de jeans couleur silver.

Le début du nouveau millénaire fut une époque étrange pour le rap. Le grand tournant du siècle a amené simultanément les disparitions de Biggie et Pac, la fin du Golden Age et les premiers clips jiggy truffés de putes et de jeans couleur silver. Les rappeurs faisaient de l'argent avec de nouveaux trucs, et en conséquence, les anciens étaient devenus has been en à peine deux ans.
Jay-Z, dans Izzo (H.O.V.A), disait : « Les boss de labels me détestent / Je suis responsable de ce qu'ont fait mes frères à La Cold Crush », merveilleux passage qui illustre bien l'arrivée du rap dans la sphère des grosses berlines et des gros apparts.
Alors que les affaires de la nouvelle génération marchaient plutôt bien, les anciens luttaient encore avec leurs vieilles préoccupations : la politique, l'égalité raciale, etc. Alors oui, c'était un temps intermédiaire étrange où les fans de rap (anciens et nouveaux) se retrouvaient sur un truc : ils étaient mal à l'aise. C'était aussi un temps où j'étais suffisamment débile pour écrire sur cette musique. Pour ma première mission – la toute première de ma vie – j'ai dû d'interviewer un groupe de rap légendaire. Vous savez, ce groupe tout droit sorti des VH1 Hip-Hop Honors, avec l'un des mecs – en Ray Ban de jour comme de nuit – qui sort des conneries type « Quelqu'un a dit que le Hip-Hop était mort ? C'est faux, man ! » Des mecs relou, donc.
Peu importe, je devais les interviewer à propos de leur nouvel album, mais le fait est qu'ils étaient dépourvus d'un quelconque agent (leur label venait de les laisser tomber, et d'après ce qu'ils m'en ont dit, c'est parce qu'ils « n'aimaient pas la manière dont ils étaient traités »).
Mon rédacteur en chef m'avait juste dit « Trouve-les ». Pas de manager, pas d'agent, pas de grand-mère. Juste un putain de « Trouve-les ».
Des rumeurs selon lesquelles ils devaient se produire au SOB’s cette année-là – 2003, je crois – allaient bon train. Cool, j'allais les trouver au SOB’s. J'ai dû acheter mon billet moi-même et me pointer là-bas pour leur show de 21h30 (traduction pour ceux qui ne connaissent pas le rap : 00h45).
J'avais expliqué la raison de ma venue à l'un des types chargés du booking. Malheureusement, une fois sur place, il s'est avéré que le type en question avait déserté et n'avait daigné laisser mon nom à qui que ce soit. Je me suis alors pointée en haut des marches, avec le même regard que cette truffe de William Miller dans Presque Célèbres, au moment où il doit interviewer Black Sabbath. Si vous êtes déjà allés au SOB’s, inutile de préciser que les escaliers qui mènent aux toilettes sont les mêmes que ceux qui mènent aux coulisses. Bref, je les ai descendus et ai tapoté l'épaule d'un illustre inconnu qui passait par là, lui ai dit qui j'étais, d'ou je venais et pourquoi je venais. Il m'a traînée jusqu'aux backstages, où j'ai vu les membres de notre légendaire groupe de rap prostrés sur des chaises pliantes, à deux mètres les unes des autres. Leur complicité dans la nullité avait quelque chose de touchant.
L'un des mecs du groupe se tenait debout, et à chaque fois que nous nous échangions un regard, il passait langoureusement sa langue sur l'une de ses dents, ce qui est une bonne façon d'insulter quelqu'un sans avoir à ouvrir la bouche.
À ce moment-là, il manquait un type dans la bande, le plus connu. L'un des mecs m’a regardé depuis sa chaise pliante. Je lui ai souri en retour. « Va te faire foutre », a t-il ajouté. « Ouais, niquez vos mères les médias ! Nous, on n'a pas d'agents, allez tous vous faire foutre. Vous êtes bien trop exigeants. » Merde, j'avais le sentiment de m'être immiscée dans le He-Man Woman Haters Club des Littles Rascals. Sérieux, on sait tous que les rappeurs ne sont que de gros bébés acariâtres et autocentrés, mais franchement, qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez ces types ? Soudain, un inconnu est rentré dans la pièce pour me dire : « Ils sont de mauvais poil ; je vais te la faire, ton interview. Hey, est-ce que t'es sur BlackPlanet ? Tu me dis un truc. » Je suis blanche, pour info.
Le mec absent s'est finalement ramené, lunettes de soleil sur la tronche. Le mec qui était debout s'est tourné vers lui et lui a dit « Cette salope veut nous interviewer ».
Il a retiré ses lunettes ; « Cool, suis-moi. » Je l'ai suivi. Il m'a trainé jusqu’au sous-sol, où pullulait un tas de meufs en T-shirts croppés et débardeurs moulants. Des filles qui, ne s'étant pourtant jamais vues, s'échangeaient leur gloss et leur laque à cheveux, tout en débattant sur les mecs du groupe qu'elles avaient envie de se faire. Mon Dieu, il m'avait emmenée dans la tanière à groupies. Je me suis extirpée de cet endroit et suis retournée aussi vite à l'endroit où j'avais rencontré mon ami de chez BlackPlanet.
Une sorte de type obèse, genre baron du game, grande gueule, s’est précipité vers moi et m’a fait « Hey toi là ! Tu ne suis pas les instructions ? La convention des Chickenheads, c’est LÀ-BAS », en pointant du doigt la pièce que je venais de quitter. Une chickenhead, dans le slang rap, désigne une fille débile et/ou pratiquant la fellation avec des inconnus. Les membres du groupe se sont mis à glousser et se high-fiver mutuellement. Sans le vouloir, j'avais retissé leur amitié. Finalement, je n'ai jamais eu l'interview que j'espérais. Quand je suis rentrée chez moi, mon rédacteur en chef avait l'air gêné de m'avoir promis de me payer pour ce truc – qu'en effet, je n'ai jamais écrit. C'était un triste premier jour de boulot. Six ans plus tard, l'un des membres du groupe m'a envoyé un mail pour me proposer une interview (évidemment, il ne se souvenait pas de moi). J'ai répondu « Je ne travaille pas avec des types sans agent. Vous êtes bien trop exigeant. »
Ah, ah, qu'ils aillent se faire foutre sérieux.