En France, même les policiers organisent des manifestations

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En France, même les policiers organisent des manifestations

Suite à l'appel du syndicat Alliance, les flics de France sont allés exprimer leur mal-être sur fond de Linkin Park.

Toutes les photos sont de Laurène Flament

Des fumigènes qui craquent, des pétards qui explosent, une sono qui crache l'intégrale de la discographie de Linkin Park – a priori, rien de nouveau place de la Bastille en ce traditionnel jeudi de manifestation. Mais en s'enfonçant dans la foule compacte, l'évidence sautait aux yeux : je n'avais pas affaire aux traditionnels syndicalistes bon enfant, sentant le vin bon marché, le muguet et les merguez grillées. À la place, je me suis retrouvé au beau milieu de milliers de flics en colère fin prêts à faire entendre leurs revendications. Le message était clair, comme on pouvait le lire sur plusieurs pancartes fièrement arborées : « Ras la casquette ! », « Policiers mal payés : policiers démotivés », ou encore « Loi Taubira = Berezina ».

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À l'appel ​d'Alliance, l'un des principaux syndicats de la Police nationale, des flics de France et de Navarre ont gagné la capitale pour envahir le fameux axe Bastille-République. Les organisateurs ont compté ​8 500 manifestants – mais la préfecture de Police n'a pas souhaité confirmer ce chiffre pour le moment. Les policiers déplorent notamment un manque de considération de la part du gouvernement, de mauvaises conditions de travail et un mal-être généralisé, en attendant l'élection de leurs représentants au sein des instances paritaires qui se déroulera ​en décembre.

Pour Jérôme Hanarte, secrétaire départemental du Maine-et-Loire, « l'état des véhicules est déplorable, les locaux sont vétustes. Dans le commissariat d'Angers, on a de l'amiante et rien n'est fait. » Il est là aujourd'hui pour « interroger les pouvoirs publics. ​47 fonctionnaires se sont suicidés depuis le début de l'année. Vous trouvez ça normal ? » Selon lui, « la population aime la Police nationale, le gouvernement doit nous écouter. »

Alors que, sur le camion du syndicat, le DJ continue de nous passer du Linkin Park, je tombe sur Daniel Domenge, béret sur la tête et moustache fièrement portée. Ce policier de la BAC de nuit, secrétaire départemental des Pyrénées-Atlantiques, m'explique avec un fort accent du Sud-Ouest que les fonctionnaires de police « manquent de soutien psychologique et sont exposés à des risques psycho-sociaux. Il n'y a qu'une psychologue de soutien pour quatre départements ! » Quand je lui parle des difficultés financières que dénoncent beaucoup de ses collègues, il pense que, dans son unité, « on travaille de nuit, et la vie de famille est difficile. Certains de nos collègues doivent divorcer. Et avec nos salaires, ce n'est pas évident. » Il ajoute que la réforme Taubira « a rendu les procédures d'enquête bien plus complexes qu'auparavant ».

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À ses côtés, Grégoire Brelay, secrétaire départemental en Vendée, fustige lui aussi la réforme Taubira, qui symbolise « la victoire du laxisme sur la raison. Notre société se dirige vers un cataclysme majeur. » Je commence à être un peu inquiet, surtout que beaucoup dénoncent, comme Emmanuel Martinez, « la propagande médiatique qui a suivi la mort de Rémi Fraiss​e ». Les fumigènes se sont dissipés et la tension ambiante laisse présager que le cortège ne va pas tarder à s'élancer. Un groupe de quatre syndicalistes portent solennellement un cercueil fait-maison, peint en noir avec une inscription « Ci-gît la police d'investigation, asphyxiée par les réformes. » Le DJ passe alors du Muse, de rigueur pour cette marche funèbre.

Plus loin, la tête de cortège prend forme. Alors qu'un flic déguisé en viking hurle un très classique « Taubira, si tu savais, ta réforme, ta réforrmmmme… », je m'interroge sur l'éternel recommencement des choses. Très heureux de parler enfin à un policier qui n'exerce pas de responsabilités dans le syndicat, je l'entends, comme tous ses collègues, se plaindre de « la paperasse, des voitures en panne, des tribunaux surchargés qui délèguent leur boulot aux petits policiers fatigués, qui n'ont plus les moyens de mener correctement leurs enquêtes ».

Je retrouve Laurène, la photographe, les yeux rougis par les fumigènes. Nous gagnons la tête de la manifestation qui se dirige enfin vers la place de la République. Il est 14h pile ; la fameuse ponctualité de la maréchaussée n'est pas à démentir. Une Marseillaise retentit et le speaker invite les manifestants à se répartir sur toute la chaussée. Alors que je demande très sérieusement à Jean-Claude Delage, secrétaire général d'Alliance, si les CRS pourraient charger les manifestants, une soudaine précipitation gagne le service d'ordre et la cohorte de journalistes présente pour l'occasion.

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Trois membres du collectif ​Urgence-Notre-Police-Nous-Assassine ont répandu un liquide rouge sur le pavé, représentant « le sang des victimes, des bavures ». Ils arrivent à bloquer le cortège qui s'arrête un peu plus bas. La presse s'agglutine autour d'Amal Bentounsi, une militante, qui dénonce les pressions d'Alliance pendant les instructions. « Ils influencent la justice dès qu'il s'agit de bavures. La mort de Rémy Fraisse est la conséquence de cette impunité », explique-t-elle. Dans le service d'ordre, j'entends un très discret « Regarde, dès qu'il y a trois connards, ils attirent tout le monde ». Finalement, les hommes d'Alliance les éloignent sans ménagement ; on devine les professionnels. Je questionne un petit moustachu à l'air jovial tenant un drapeau du syndicat pour savoir ce qu'il en pense : « C'est intolérable d'entendre que la police assassine, quand on sait que beaucoup de nos collègues sont tués. »

L'incident passé, nous nous étonnons de tomber sur un vendeur de sifflets, en parallèle du cortège. Il m'envoie paître quand je lui demande si son business se porte bien, sachant que le sifflet réglementaire fait quand même partie de l'équipement de tout bon gardien de la paix. De plus, le syndicat a fourni des sifflets et de nombreux accessoires aux manifestants. Nous notons aussi la présence de deux clochards, très avinés, qui déambulent avec les policiers, agitant frénétiquement des drapeaux estampillés Police nationale. Le premier porte une barbe brunie par le tabac et ne semble pas vraiment savoir ce qu'il fait là. Le second, un rasta, a réussi à choper tout l'attirail du service d'ordre : imperméable bleu, autocollants, drapeaux, et une pancarte « J'ai mal à ma police ».

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À la fin de la manifestation, à l'heure des habituels discours, ce rasta, sourire aux lèvres, a cherché à gagner le devant de la scène. J'en ai profité pour le suivre, voulant moi aussi me rapprocher. Sur le chemin, plusieurs flics ne se gênaient pas pour faire des réflexions douteuses, à mi-voix : « Avec cette gueule, il doit venir de Marseille ! » ou encore « Non, mais tu l'as vu, on embauche des collègues comme ça maintenant ? »

Quelques minutes plus tôt, j'ai croisé Jean-Marie Philips, délégué général des CRS pour l'Est de la France. Au moment d'aborder la mort de Rémy Fraisse, abattu par un gendarme mobile, il ne pense pas que la mort malheureuse de ce jeune homme ait terni l'image de la police : « Nous tirons des grenades sur ordre et il est impossible de savoir sur qui l'on tire quand on est à 70 mètres des manifestants. Au pire, c'est un accident. » Arrivé au niveau de Filles du Calvaire, le cortège croise un escadron de CRS. Ils étaient armés jusqu'aux dents, prêts à intervenir au cas où leurs collègues foutraient le bordel. Un des responsables de la manifestation a saisi son micro et a demandé « qu'on salue les collègues, qui, eux aussi, voudraient bien manifester ».

Tandis que la tête de la manifestation arrivait place de la République, une femme flic a accepté de répondre à mes questions. Elle s'appelle Nathalie et travaille au service de nuit de Bagneux. Elle manifeste pour une justice plus répressive : « Il faudrait revenir des années en arrière et remettre au goût du jour les travaux d'intérêts généraux. Il faut obliger les délinquants à réparer leurs méfaits. » Elle souhaite aussi qu'on alloue plus de budget aux véhicules de police. Elle se rappelle de « cette course poursuite sur le périph', où nos collègues chassaient un Land Rov​er en Kangoo Diesel. C'est ridicule. »

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La manifestation s'achève dans un grand regroupement fraternel et joyeux. Alors que les derniers fumigènes sont allumés, nous remarquons un peu de poésie féminine dans ce déferlement de testostérone : une pervenche tenait une pancarte avec écrit : « Hirondelle respectée je fus, poulet déplumé et stigmatisé je suis devenu ».

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