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J'ai demandé à mon père atteint de démence d'annoter How To Be Alone de Jonathan Franzen

Quand mon père, atteint de démence, a perdu la mémoire, tous les objets de la maison sont devenus pour lui des « choses nouvelles ». Souvent, il ne se souvient pas de comment on s’assoit sur une chaise, donc il la retourne comme si c'était plus...

Quand mon père, atteint de démence, a perdu la mémoire, tous les objets de la maison sont devenus pour lui des « choses nouvelles ». Souvent, il ne se souvient pas de comment on s’assoit sur une chaise, donc il la retourne comme si c'était plus pratique. Les tapis ne servent plus seulement à couvrir le sol : ce sont des labyrinthes qu'il parcourt sur la pointe des pieds. Enfin, gueuler est devenu sa nouvelle manière de réagir à une sonnerie de téléphone.

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Il a fallu que beaucoup de choses passent à la trappe. J'ai aidé ma mère à déplacer tous les bouquins qu'elle gardait depuis des années dans la cuisine parce que papa s'amusait à en déchirer les pages une par une en comptant à voix haute (avec les bons chiffres et dans le bon ordre). C'est intéressant de voir ce que son cerveau a totalement effacé (comme mon nom, qui je suis pour lui, et pourquoi une porte fermée à clé ne s'ouvre pas) et ce que son cerveau a mémorisé (comme jouer au billard). Certains objets ont été épargnés, comme la voiture (une Corvette) qu'il avait quand il pouvait encore conduire, ou la photo de lui et ses sept frères et sœurs. Ça laisse à penser qu'il y a peut-être une logique dans tout ça. Quand il n'y a rien à déchirer ou à déplacer, il vagabonde d'une pièce à l'autre en ayant l'impression d'atterrir à chaque fois dans un nouvel endroit.

Il y a quatre mois, alors que nous avions dégagé tous les livres, j'ai retrouvé dans mes vieilles affaires une copie de l'édition originale de How To Be Alone de Jonathan Franzen. Je ne sais pas pourquoi j'avais dépensé de l'argent là-dedans. Selon moi, c’est le parfait exemple d’une fiction « plate ». C'est-à-dire bourgeoise, prétentieuse, linéaire, d'aspiration canonique traditionnelle, etc.
J'ai apporté le livre à mon père qui était assis dans la cuisine, la tête enfouie dans ses mains (il s'assied souvent comme ça maintenant). C'est dur de l'occuper pendant longtemps ; il veut toujours passer à autre chose. Même s'il le fait différemment qu’un enfant, il n'accorde que quelques secondes d'attention à un « nouvel » objet. Un enfant, dès lors qu'il se rend compte que l'objet n'est pas magique, s'en lasse instantanément. Ce qui se passe dans la tête de mon père est plus vivant et captivant que tout objet physique. Impossible d'imaginer ce qu'il voit. Lorsqu'il parle dans le vide, je ne comprends pas ce qu'il veut dire. C'est à la fois difficile et incroyable à regarder ; c'est une expérience située à mi-chemin entre le réel et l'irréel.

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Bref, j'ai donné le livre et un stylo à mon père en lui disant d'en faire ce qu'il voulait. Je pensais ne jamais revoir mon livre, même si je l'avais récemment retrouvé intact à côté d'un tas de terre et de feuilles que Papa avait retirées d'une plante.

Au bout d'une heure, mon père avait arraché la couverture. Au-dessus des initiales dorées « JF » (je n'ai jamais vu ça sur un autre livre), on dirait qu'il a voulu écrire STOP autour d'une tâche triangulaire. Vu les dégâts en haut à droite, le livre a dû être balancé à travers la pièce, peut-être même mouillé.

Les 46 premières pages ont été déchirées. Avant que ma mère ne me le dise, je n'avais pas réalisé que l’essai d’introduction au livre, « Le cerveau de mon père », qui traite de la relation entre Franzen et son père atteint d'Alzheimer, en faisait partie. Le reste du chapitre avait disparu : soit jeté ou broyé, peut-être bien mangé. (La bouffe est l'une des rares choses à laquelle son cerveau semble rester attaché, bien qu’il ait parfois du mal à faire la différence entre ce qui est comestible et ce qui ne l'est pas.) « Il rentre dans de drôles de trips » a laconiquement commenté ma mère en tenant la page intitulée « Le cerveau de mon père », trop fatiguée pour afficher sa surprise. « Parfois, j'ai l'impression qu'il sait exactement ce qu'il fait. » J'ai laissé la page sur la table. Quand je suis retourné dans la pièce, la page avait disparu.

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La plupart des pages restantes sont restées intouchées. Je dirais qu’il s’est attaqué à 12 pages sur 278. Je ne sais pas comment il a procédé pour choisir les pages à annoter. Si je devais me montrer réaliste, je dirais qu’il a opéré la sélection au hasard. Page 52, papa avait souligné/barré chaque ligne de l'extrait de Denis Johnson décrivant un homme dans une maison de repos, détruit physiquement et terriblement seul, exprimant sa douleur par des espèces de grognements. À part ça, il a tracé une flèche remarquablement droite et le début d'une autre sur la page d'à côté.

« Why Bother » est peut-être l'essai le plus réputé du livre. Dedans, Franzen s'oppose à la littérature expérimentale inutilement alambiquée, et donne sa préférence aux récits ancrés dans le « réalisme social », suggérant qu’il n’existe qu’une façon d’être au monde, où l'imagination serait un phénomène « amateur » dénué de valeur. Ces onze sillons répétitifs tracés par mon père donnent l'impression que le livre s'est pris un coup de griffe. Ou alors, c'est la représentation d'une forêt sans feuilles.

Le nombre 445 semble avoir été écrit sur la phrase «… portents that lit… » (… des présages qui éclairent…)

Mon père n'a jamais vraiment lu. De mémoire, le seul livre qu'il ait acheté était « My Life » de Bill Clinton. Il le gardait sur son bureau. Je ne pense pas qu'il l'ait lu. Avant qu'il devienne incapable de sortir tout seul, c'était le genre de mec qui faisait ce qu'il voulait, qui travaillait d'arrache-pied et qui disait toujours que si l'on veut que quelque chose soit fait, il faut le faire soi même. C'est difficile de voir ce genre de personne vivre dans un monde où la réalité est obscurcie, où la fonction des objets usuels varie à chaque instant. Il y a un fossé immense entre le monde tel qu’il le comprenait avant que son cerveau ne se dégrade et le monde auquel il se heurte aujourd’hui. Il parle souvent aux murs, parfois aux objets ou à des gens invisibles. Il y a pleins d'espaces différents dans un même espace.

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D'une certaine manière, il voit les choses de manière plus honnête, plus vraie que d'autres – avec un regard neuf, et sans une once de crainte. Je l'ai regardé écrire sur le livre avec le stylo, tout d’abord, le regard soudainement illuminé. Je sais que ses souvenirs d'enfance, ses origines, ses voyages, ses proches sont enfouis quelque part à l’intérieur de son corps. Qu'il puisse les partager ou pas, peu importe. Il n’a pas à les divulguer. Ils sont là.

Parfois, il s'avance vers ma mère pour la prendre dans ses bras du mieux qu'il peut, et il lui dit « merci » ou « je t'aime ». Ensuite, il retourne tambouriner sur les fenêtres.

Vers la fin du livre, je suis tombé sur une page de livre de recettes que papa avait arrachée puis fourrée dans How To Be Alone. C'est entre deux pages où Franzen parle de la sélection de son bouquin The Corrections par l’Oprah Book Club. Il y aavait été invité puis désinvité pour avoir déclaré à la presse qu'il craignait que le fait qu'Oprah approuve le livre nuise à son succès auprès des hommes. « Je le vois comme mon livre, ma création » ; sa création, dans un monde où seule la réalité est réelle. Je suis sûr que Franzen se présente comme « le père du livre ». Parmi tous ces mots, il y a dorénavant « ragoût d'agneau » et « macaronis » Il y a aussi « les galettes de patates de maman » et « chaudrée de maïs de Notre-Dame de la misère perpétuelle ». Tiens, enfin des mots qui ont du sens, des mots sans posture qui suscitent quelque chose en moi. C'est un sentiment d’un autre ordre, je tourne la page comme si elle avait toujours été là, comme si elle avait toujours fait partie de ce livre, même si je sais très bien qu'elle a été placée ici par une force extérieure.

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Mon père, bien sûr, ne se souvient pas d’avoir annoté quoi que ce soit.

Plus de rapport au père :

MON PÈRE SUR LA FIN – Texte de Michael Kimball paru dans le VICE fiction 2012

MAIS QU’AS-TU FAIT, PAPA ? – Extraire son sperme sans les mains grâce à un robot-vagin chinois