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LE NUMÉRO MODE 2012

On sort des rimes de boss pêle-mêle de nos polos polos

Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé de vous rendre compte que ce que vous preniez pour votre mémoire n'était en fait que votre imagination, mais c'est hyper vexant.

Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé de vous rendre compte que ce que vous preniez pour votre mémoire n'était en fait que votre imagination, mais c'est hyper vexant. C'est ce qui s'est passé pour moi ces jours-ci. J’avais prévu de faire un article théorique et retentissant sur la mode des polos Brice dans le rap français période Time Bomb, à grand renfort de statistiques édifiantes, de témoignages historiques et de concepts prétentieux hérités des plus grandes heures des sciences sociales, et tout ce que j’ai découvert, pour finir, c’est que les souvenirs se constituent sans la moindre considération pour les faits.

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Je sais pas pourquoi, donc, dans mon souvenir, entre 1996 et 1999, tout le monde portait des polos Brice. Je devais pas être hyper attentif à l’époque, d’ailleurs j’étais persuadé que le roller c’était plus cool que le skate et que la Yougoslavie gagnerait la Coupe du monde 1998, donc je devais pas être hyper malin non plus. En tout cas, depuis, j’étais resté convaincu que les polos Brice avaient été la sape marquante de cette période que les mecs chiants ont coutume d’appeler l’âge d’or du rap français (et qu’on définirait sans doute plus exactement en disant que c’était simplement la période où les pipes qui portent maintenant des tee- shirts Le rap c’était mieux avant n’en écoutaient pas encore), et que ce serait une bonne idée d’en parler dans le numéro mode.

Le problème, c’est qu’au bout d’un moment, même en cherchant bien, en matant plein de clips oubliés à juste titre et en allant fouiller dans des dizaines de livrets d’albums du troisième gouffre, j’ai rien retrouvé de tout ça. Tout ce que j’y ai gagné, c’est de me rappeler que l’un des membres du 3e Œil se faisait appeler Jo Popo, et que Busta Flex avait tellement aucune limite qu’il était allé jusqu’à se comparer à du camembert dans un de ses morceaux. Pourtant, j’ai pas voulu en démordre, parce que je déteste reconnaître que je vis enfermé dans ma subjectivité et que ce que je prends pour le réel n’est qu’une suite malléable de représentations fictives produites par mon vouloir-vivre. Du coup, j’ai fait comme tout le monde, j’ai essayé de revêtir ma mauvaise foi des habits de la science et de voir si j’arriverais à m’en tirer ainsi.

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Voilà comment j’ai procédé pour tenter de remettre la main sur le polo proscrit : je suis parti d’un postulat théorique, j’ai formulé une hypothèse, et j’ai tenté de la vérifier expérimentalement. Pour moi, la principale caractéristique du rap période Time Bomb, c’est qu’il arrête d’être narratif pour devenir visuel. Entre 1996 et 1999, les morceaux cessent de raconter des histoires et, sous la houlette de leur influence principale, la weed, ils commencent à ne plus être autre chose qu’une juxtaposition de fantasmes. Toutes les meilleures phases de Lunatic et des X-Men en témoignent, de Chez nous, y’a pas les solutions que l’OTAN injecte/On rêve de se faire sucer en pilotant un jet à Pas d’Austin MINI mais des/500 Benz SL/les aisselles clean/des ailes de poulet dans de la belle vaisselle. La chose qui compte le plus désormais dans le rap, c’est de mettre en scène des images (et peut-être aussi de prouver que Céline a raison quand il dit que « l’homme encore plus que satyre, voleur, assassin, est par-dessus tout, plus que tout : bourrique !… », mais je suis pas sûr que ce soit vraiment la question).

Du coup, les textes se mettent à reposer de plus en plus sur la métaphore et la comparaison, qui permettent de rendre le rap visuel en y intégrant toutes sortes d’éléments concrets et triviaux. Leur place devient telle que la pratique du name-dropping se généralise et devient même la base de certains couplets, en particulier chez les X-Men qui n’en finissent plus de citer des noms d’acteurs, de groupes, de lieux, de trucs qui n’ont jamais existé et surtout de marques. Je me suis donc dit que si je me concentrais bien et que j’allumais mon bec Bunsen, je finirais peut-être par discerner un polo Brice dans un freestyle méconnu d’Ill ou un featuring de Cassidy oublié.

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Mais là, je dois le reconnaître, je me suis complètement fait baiser, parce qu’en fait, l’intérêt du name-dropping, c’est qu’il permet de mettre sur le même plan éléments fictifs et éléments réels. Si j’étais un prof de français démago qui pense que c’est bien pour ses 4e B de faire des explications de texte à partir de morceaux de rap plutôt que de se confronter au pétrarquisme mathématique de Maurice Scève, je prendrais l’exemple du couplet ouvrant le freestyle « Les Bidons veulent le guidon », dans lequel Ill mentionne successivement Superman, la kryptonite, les vertus de la gymnastique, une marque de boissons disparues alliant tout le plaisir tonifiant des fines bulles à la fraîcheur du thé glacé, et le groupe Raggasonic, dont certaines mauvaises langues disent qu’on n’a jamais su s’il appartenait au domaine du fictif ou à celui du réel. Ça me permettrait de leur montrer qu’à partir de 1996, les rappeurs cessent d’établir une distinction entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils veulent. C’est sans doute pour ça que le rap de cette période défonce autant, mais c’est aussi ce qui fait qu’après avoir réécouté à peu près toutes les mixtapes imaginables (et aussi pas mal de mixtapes inimaginables, d’ailleurs), j’ai été forcé d’admettre qu’aucun des X-Men n’a jamais envisagé d’épouser la destinée tout en molleton et rayures d’un polo Brice.

En conséquence, plutôt que de me remettre en question, j’ai méthodiquement mis ma mauvaise foi au service de mes préjugés et j’ai établi qu’en fait, si mon expérience n’était pas concluante, c’était parce que les X-Men se foutaient de ma gueule depuis le début. Une de mes phases préférées d’Ill, c’est celle de « Pendez-les, bandez-les, descendez-les » où il dit On sort des rimes de boss/pêle-mêle/de nos Pelle Pelle. Or, j’ai aucun problème à imaginer les X-Men en survêt Lotto, et je suis prêt à mettre de côté tout mon bon sens géographique pour leur accorder que les lyrics qui déchirent viennent/des X/ comme le sushi vient de Chine et non d’Autriche, mais je peux pas non plus les laisser distordre indéfiniment les faits : il est temps de le dire, jamais ils se sont sapés en Pelle Pelle. Du coup, j’ai arbitrairement tiré une loi générale de cette observation particulière, et j’ai décrété qu’on ne pouvait décemment pas faire confiance à ces types.

Et puis, comme je suis un gros nerd qui ne renonce jamais à se poser les questions les plus chiantes du monde, je me suis demandé si en fait cette phase n’était pas simplement pompée sur un passage du morceau « MVP » de Big L, My run is like Machine Gun/Kelly/with a black skully/Put one in your belly/ Leave you smelly/Then take your Pelle Pelle, où Big L fait, mais en 1995, tous les tricks qui deviendront ceux des X-Men, c’est- à-dire : name-dropping, egotrip, personnification, décalage entre la scansion et la ponctuation attendue, comparaisons multiples et menaces sourdes organisées autour d’assonances et d’allitérations beaucoup trop prononcées. Pour essayer de trancher, j’ai laissé de côté la question des polos Brice, et je suis allé regarder le clip de « MVP » sur Internet, suite à quoi, en tant que fervent partisan de la méthode comparative, j’ai voulu me réécouter « Pendez-les ». Et là, bigre ! merde ! j’ai su que c’était vrai que les sentiers de Dieu fleurissent pour les pèlerins de l’absolu : je suis tombé sur un live de 1997 réalisé pour une émission de France 3 à l’occasion de laquelle Hi-Fi, qui devenait d’un seul coup mon rappeur préféré, avait revêtu son meilleur polo Brice.

La vidéo avait déjà plus de 60 000 vues mais je sais pas pourquoi, moi, j’étais toujours passé à côté. Du coup, la question des polos Brice s’est opportunément trouvée réglée, mais moi, je sais plus trop quoi penser : j’ai lu dans un bouquin que le hasard nous en dit plus long sur nous que toute introspection, et là, le hasard me laisse quand même assez clairement entendre que je suis une sacrée pipe.