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LE NUMÉRO FICTION 2008

Pomponette Iconodoule s’offre Istanbul - Partie 1

Il était une fois une Europaïenne répondant au doux nom de Pomponette Iconodoule, qui, ayant connu un Turc et fait la bête à deux dos avec lui,voulu aller voir d’un peu plus près la Corne d’Or qui l’avait vu naître…

À FABRICE COLIN

ENVOL Dans l’avion qui l’emporte, que dis-je, qui la transporte jusqu’aux portes d’Istanbul, la jeune europaïenne Pomponette Iconodoule—et je te jure que c’est là son véritable nom!—se demande pourquoi elle a choisi, en guise de destination à ses pérégrinations, la ruche stambouliote plutôt que Rouvres-les-Vignes ou Chicago, quand: cliqueti cliqueta! l’hôtesse à la solde des suaves Turkish Airlines plante son regard duty free dans les yeux de Pomponette et lui demande dans un roulement de cédilles si elle préfère la meat ou les pasta, interrompant du coup un processus d’interrogations dont on peut situer l’alpha quelques deux jours plus tôt, quand P.I. (ou «Péi», pour ses amants), lasse de cette antique Europe aux pesants parapets, s’est opodotcomisée vers une destination au, oui, elle l’espère, soleil, avec pour improbable horizon les bras de son amant, Soliman Rastaquouère. Du vin, oui, wine but white, une petite bouteille de 27cl, lütfen very much, merci (qui plus est en turc), et tant pis si l’hôtesse feint de ne rien comprendre au berlitzeries de la môme Iconodoule. Un trou d’air vient rappeler à chacun que l’atmosphère terrestre est un vide mal entretenu, truffé de nid de poules. L’avion doit survoler l’Italie, ou la Bulgarie, peu importe, Paris n’est plus qu’un pois chiche à l’ouest de l’Occident, une ville livrée aux touristes, avare en éclaircies et minarets. Et sweet Pomponette de soupirer un peu: elle ne connaît de la Turquie que l’ombre virtuelle de la Corne d’Or, entrevue sous les draps et à même l’étreinte d’un amant de passage, le peu loquace Soliman Rastaquouère. Elle réclame bientôt une nouvelle mini-bottle, heurtant les convictions musulwomanes de l’hôtesse et réveillant son voisin d’accoudoir, un trop jeune trader en tapis, qui croise et décroise douloureusement les jambes à chaque goulée qu’avale notre Pomponette. Dix minutes plus tard, Péi dort, de ce sommeil d’assis dont seule une altitude de 8 500 mètres a le secret. L’heure se décale d’elle-même dans l’horloge biologique de Pomponette Iconodoule, tik-tok, chaque petit rouage saute un cran, le fin sablier de ses espoirs forme un cône aux flancs fragiles. Un grésillement, involontairement produit par les réacteurs, s’insinue dans les oreilles de miss P.I.: c’est déjà Byzance…  PANIQUE Pomponette Iconodoule ne s’est pas privée d’emmener avec elle, outre du henné et des limes à ongles, quelques préjugés qu’elle a bien l’intention de briser menu. Plutôt que de rallier Istanbul en vierge visiteuse, elle s’est fabriquée à dessein un petit postulat qu’elle a ainsi formulé: le Turc est un Arabe qui aurait mérité d’être Juif mais qui finira européen (tant pis pour lui). Elle a décoré ce postulat de coquets corollaires:  1) Byzance est le rêve que fait Istanbul quand Constantinople se réveille.  2) Le Bosphore est toujours ou trop étroit ou trop large.  3) Le Bazar mérite bien son nom.  4) Bayezid II et Bartholomée Ier auraient pu se fouler un peu plus.  5) Be¾ikta¾ est le PSG ottoman.  6) Pourquoi tout ce qui fait rêver et déçoit commence-t-il pas la lettre «B»? Passablement agacée par ces oiseuses ruminations, Pomponette Iconodoule se fait les crocs sur Kemal Atatürk, Üsküdar, Kuzguncuk, Ankara, Topkapi, Kapal›, Kariye kilisesi, Kad›köy, et en conclue avec un naturel qui la confond elle-même que la Turquie est plus hérissée qu’elle ne le croyait. Comme incommodée par cette course d’obstacles toute cliquetante de «k», elle redemande du ves toute cliquetante de «qui opine, suave, mais ne la sert pas. La gorge sèche de Pomponette n’a d’autre recours que de former de désaltérantes syllabes: Anatolie, loukoum, Dolmabahçe, Abdülmecid… Elle trouve enfin l’expression parfaite pour sa soif: Ayasofya. «Ayasofya», articule-t-elle d’un air suppliant au dossier qui lui fait solidement face et se redresse alors, comme actionné par un déni brutal. Les roues cognent le tarmac et la cigarette redevient une réalité. Marmara, murmure notre Europaïenne.  CUSTOM Pomponette aime les longues queues ombilicales qui mènent aux guichets des douanes. Elle apprécie leurs mouvements coordonnés, non: accordéonnés, pense Pomponette, qui laissent se propager les ondes de l’attente en petits pas prudents—on avance comme si on muait sur place, mais dans l’espace, quand même, en se dépouillant de sa peau et de ses peurs parisiennes, les pieds semblent chercher à tâtons d’imaginaires babouches, la valise teste ses roulettes sur un tapis que taquine l’idée d’envol. Bien sûr, la lombricité un tantinet lascive de la progression est cause de quelques frictions, et il est important de ne pas se laisser distraire par le spectacle d’un mowgli hurleur ou d’une Douce & Gabane qui double impunément son monde. En revanche, immense est le plaisir de voir l’ancien et le nouveau s’alterner, les foulards lever les voiles, les Samsonits copuler avec les gros sacs bouffis à carreaux, les cédilles parasiter les palatales. La file des prétendants au sol turc semble s’éloigner du chas douanier à mesure que ses mouvements de navette s’accélèrent, un peu comme un souvenir qui se méfie de la pierre qu’il va soulever. Pomponette est un caillot dans une veine dont le sang fragmenté sans cesse se coagule et se dilue. Elle sent le poids des mirettes ottomanes sur son décolleté soudain impie. «Honte à toi» est-il écrit sur les regards en 16/9e qu’encadrent les tchadors. Presque flattée par ces mutiques condamnations, la môme Iconodoule s’orientalise de l’intérieur et s’imagine un instant bijou, fleur du désert, des sequins sonores poussent sur les balconnets de son soutien-gorge, une perle fleurit en son nombril. Oui, honte à moi, pense, songeuse, Pomponette, et la silhouette de Soliman Rastaquouère se détache à nouveau dans l’embrasure de son désir. Vit-il dans l’ancienne ou la nouvelle Istanbul? Quel pont mène à lui? Dans quelle vapeur somnole-t-il, entre deux rives, deux mers, deux continents? Passeport, répète Küstoman, l’employé des douanes. Troublée, Pomponette Iconodoule récupère fissa l’édition poche de Pamuk qu’elle a posée par inadvertance sur le comptoir et extraie de son sac le fin livret d’épargne de sa nationalité. Le coup de tampon lui contracte les muscles du pubis et elle s’avance dans le grand hall en souriant. TAKSI, PLIZ Comme à New York et sûrement ailleurs, les taxis stambouliotes sont jaunes, et pour la plupart ce sont des Fiat, preuve si besoin ait que la mondialisation est d’essence solaire—ou d’aspiration pisseuse. Pomponette Iconodoule adresse au chauffeur un petit geste de la main qui, elle l’espère, n’a d’autre signification que celui de n’en avoir guère. (Elle a hésité néanmoins un instant, se demandant s’il n’était pas impoli, ici, de ne pas prendre place à l’avant, à côté du chauffeur, comme la chose se fait, paraît-il, dans certains pays, ou en province, mais la Turquie a-t-elle adopté ces mœurs louches, elle l’ignore—de toute façon, le Taksi-man a laissé, sur le siège contigu au sien, un sac en plastique pleins de gros piments verts). Une fois ses cuisses dénudées velcroïsées à la moleskine de la banquette arrière, Pomponette annonce, d’une voix sereine: Sultanahmet. Pomponette vérifie que le compteur n’est pas trafiqué. S’il l’était, le verrait-elle? Oui, conclue-t-elle, car alors il n’y en aurait pas. C’est parti. Pomponette Iconodoule sait qu’au-delà de douze livres turques, elle s’enfoncera dans l’univers moite et trouble de la négociation, cette parade occidentale à l’arnaque, cette parade orientale à la négociation. Et réciproquement. SOLIMAN Pomponette Iconodoule a déjà tâté du Turc. Et, si l’on ne craignait pas de se répéter adverbialement: intensément. Le Turc en question s’appelait, dixit ce dernier, Soliman, mais elle n’arrive pas à croire que ce soit là l’exacte vérité, un peu comme un Texan douterait, bien que Texan, d’avoir levé une authentique Marie-Thérèse au pied de l’Hôtel du Nord. Quoi qu’il en soit, Soliman, qu’elle a aussitôt surnommé Soliman Rastaquouère, toute ignorante qu’elle était de l’origine du mot, laquelle est espagnole puisqu’elle désigne ces riches latino-américains (Argentins et Chiliens en particulier) qui au début du siècle venaient «racler leurs cuirs» (rasta cueros) dans les salons parisiens. L’eût-elle connue, cette origine, ainsi que le sens qui l’étoffait, qu’elle n’en aurait pas démordu, et l’aurait possiblement d’autant plus apprécié(e) (lui, autant que l’origine). Car si quelqu’un a su lui racler le cuir d’aussi délicieuse façon, c’est bien le Turc Soliman. Croisé, puis abordé, finalement aguiché et, in extremis, circonvenu, le fuyant Ottoman a failli manquer de peu l’aubaine qu’est, selon elle et quelques autres, Pomponette Iconodoule. Mais le monolinguisme de chacun leur a permis de passer outre les préliminaires. Chacun y est allé de ces syllabes-cravaches qui titillent la peau et pincent l’imagination au point de la faire rougir en façade. Le tout corsé par le fait, possible voire probable, que chacun feignait, si ça se trouve, de ne point entendre la langue de son vis-à-vis—mais là encore rien d’original. Ils ont passé trois jours ensemble, sans guère sortir de leur chambre d’hôtel, apprenant à leurs dos le braille tiède des murs et à leurs nuques la soudaine cataracte de la douche, au cours de brusques dégustations et de lents patinages. Pomponette Rastaquouère! déclamait-elle d’une voix usée par les cris. Soliman Iconodoule! râlait-il en mordillant l’élastique de sa culotte. Flaubert aurait pu les louer. Gautier les esquisser. M6 les gausser. Puis le Turc s’en retourna d’où il venait. Et jamais la môme Iconodoule n’oublia ce baklava bu autant que sucé à même le torse constantinopolitain de son amant, ce souvenir se nourrissant de son miroir, à savoir Soliman Rastaquouère n’oubliant jamais cette cerise goûté autant que gobé à même l’entrecuisse de sa maîtresse europaïenne. Ainsi jouit le vit et pleure la fleur (proverbe pomponettois). «Ü» Laissant à Mister Taksi un pourboire dont elle ne peut apprécier la générosité faute d’arithmétique conscience, Pomponette Iconodoule pénètre dans son hôtel avec sa valise et le sentiment de s’être fait «ü». Le Worst Western Metropole, ainsi qu’elle le, vite, baptise, s’enorgueillit d’autant d’étoiles qu’un ciel de chiottes peut en contenir, à savoir en l’occurrence quatre, chacune devant sans doute représenter un astre mort. La douche, la climatisation, les toilettes fonctionnent. Le lit ne grince pas. Les rideaux coulissent, dans un sens et dans l’autre. La vue ne l’a pas volée, vallonnée de terrasses et piqué de minarets. Le mini-bar glaçonne correctement. Même le balcon balconne dans les limites du touristable. Où donc, s’interroge Pomponette, gît le hic? En temps normal, elle se serait déshabillée et laissé tomber sur le lit (après en avoir ôté la couverture) pour, aussitôt, oui, ou presque, se caresser, s’arrêtant juste avant l’indécente éruption. Une pratique plus courante qu’on le croie, relevant selon les anthropologues du marquage autant que d’une forme de colonialisme sexuel sans volonté dominatrice—et donc inoffensif. Or, une chambre d’hôtel où l’on ne souhaite pas se donner illico un petit plaisir solitaire, écourté, pré-dînatoire, n’est pas digne de ce nom. C’est comme un canapé sans accoudoir, une piscine sans échelle. On ne peut s’y laisser aller. Irritée, contrariée, Pomponette file au lobby. SOLIMAN BIS C’est le premier homme avec lequel Pomponette Iconodoule a vraiment compris le sens de l’expression «faire la bête à deux dos». Mais ce n’est pas cette vertu instructive qui l’a séduite chez Soliman Rastaquouaire. C’est sa fringance innée. La première fois qu’il l’a déshabillée, SR s’y est pris de très interlope façon. Plutôt que d’arracher ses vêtements à turquo-hussarde ou de l’éplucher langoureusement, il s’est comporté comme si c’était Pomponette qu’il ôtait aux vêtements, et non le contraire. Elle s’est d’abord sentie inexistante, chosifiée, puis elle a compris que ce rite un peu sinoque avait pour but de changer sa personne en parure et ses frusques en foule. Après avoir débarrassé de son anatomie soutien-gorge, culotte, top en coton et mini-short, SR les a disposés sur le lit pour en faire comme une bonne femme de chiffons, une idole plate et froissée. Pomponette restait nue derrière lui, fixant le point entre ses omoplates où la pointe d’un laguiole n’aurait pas rechigné à s’enfoncer. SR s’est couché sur ce puzzle vestimentaire et a paru s’endormir. C’était… confondant. Pomponette a envisagé de toussoter, mais elle s’est dit que ce serait à tout le moins anti-sexuel. Alors qu’elle considérait sérieusement l’option fuite, Soliman s’est retourné et l’a fixée avec une expression d’after-ramadan. En deux enjambées il s’est collé contre elle, son sexe si courbe qu’il semblait vouloir rentrer dans son nombril, ce dont l’empêcha prestement Pomponette qui avait, l’a-t-on précisé, les fesses plus que chaudes. Son premier orgasme parut la dépasser en riant, comme un cycliste stéroïdé dans une impossible montée. Par la suite, elle sut rester en selle et joua les farouches danseuses jusqu’à l’aube. L’expression «fort comme un Turc», là aussi, se gorgea d’un sens revivifié. Finalement, songea Pomponette rassasiée mais encore demandeuse, la sagesse populaire est hyper sexy. Puis ils repartirent chasser la bête à deux dos, cette tarasque lubrique qui n’a rien à envier au dahu. LE BEAU LOBBY En s’avançant vers l’employé de la réception, Pomponette sait qu’elle entreprend une démarche qui peut se révéler fatale, voire tout chambouler. Qu’exiger? Une suite? Mais Pomponette n’a jamais pris de suite et trouve assez louche le fait que le luxe recourt ainsi à un terme qui évoque plutôt un épisode sans cesse remis à demain. Yes, missiz Iconodoule, izair zomzin vrongue? Lui revient alors à l’esprit un souvenir si ancien qu’elle sent comme une boule de naphtaline lui servir provisoirement de pomme d’Adam. C’était au vingtième siècle, du temps que son père et sa mère jouaient encore à papa-maman. Ils étaient partis en congés à peine payés au bord de la mer, dans leur vieille Fiat diesel, destination la Normandie, en plein mois d’octobre. Maman Iconodoule avait réservé par téléphone une chambre avec vue sur mer, lit double+lit d’enfant+petit déjeuner compris, c’est compris? Oui, avait répondu la voix préposée à l’accueil. Mais parvenu dans ladite chambre, le trio était resté planté sur le seuil, chacun son sac à bout de phalanges, dans l’œil un miroir sans tain. Il ne manquait au grand lit qu’un peu de paille pour satisfaire aux critères de l’étable, et le petit lit ressemblait à un sarcophage inutilisable. Papa Iconodoule avait foudroyé son épouse d’un regard d’homme lâche et s’était précipité sans mot dire à la réception où il avait insulté la tenancière jusqu’à ce qu’elle le menace de poursuites judiciaires. La tribu Iconodoule avait passé le pire week-end de son existence, et c’est sans évoquer les repas. Voilà pourquoi, au Turc de la réception qui est en fait grec mais peu importe, Pomponette préfère répondre que tout va bien, elle sort prendre l’air (i’m going to take the air), merci. Puis elle s’immisce dans le jour stambouliote.